Brigitte Buffard-Moret : Sara la baigneuse ou Les avatars d'une chanson poétique de la Renaissance

Communication au Groupe Hugo du 21 octobre 2006
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Il n’y a rien d’étonnant à ce que le quatrain en rimes croisées ou embrassées soit le type de strophe dominant dans toute la poésie française, de la Renaissance à la période contemporaine : comme le dit Philippe Martinon dans son ouvrage sur les strophes, cette structure « est de beaucoup la plus facile, comme aussi la moins ambitieuse »[1] . En revanche, plus étonnant est le cas d’une strophe qui a traversé l’histoire de la poésie française en dépit ou plutôt, comme nous allons tenter de le montrer, à cause de sa complexité. Pour la présenter, nous citerons le poème qui lui a sans doute donné sa plus grande célébrité, celui de « Sara la Baigneuse », dans Les Orientales :

 

Sara, belle d’indolence,

          Se balance

Dans un hamac, au-dessus

Du bassin d’une fontaine

          Toute pleine

D’eau puisée à l’Ilyssus ;[2]

 

Deux études ont été consacrées à cette strophe, celle de Philippe Martinon dans son ouvrage sur les strophes et celle de Hugues Vaganay, dans son article « Une strophe lyrique au XVIe siècle »[3]. Mon propos n’est pas de redire ce qui a été dit et bien dit, mais de montrer quelles ont été les raisons de cet engouement et comment a fonctionné l’imitation.

 

Du succès de l’Art de dictier

Cette strophe est issue de la lyrique médiévale. Le lai lyrique, à la différence du lai narratif, se caractérise par son hétérométrie : les poèmes ont la forme d’un « arbre fourchu », selon les termes des traités de rhétorique de l’époque. Au XIVe siècle, Eustache Deschamps, dans son Art de dictier et de fere chançons, balades, virelais et rondeaux, expose ses principes en matière de rimes. La « leonime » est la plus prisée, qui « emporte sillabe entière »[4] et ses « exemple[s] de balade »[5], ainsi que ceux concernant la « façon des Virelais »[6], et « des Laiz »[7] montrent que sa préférence va vers les savantes répétitions sonores : il déclare également que « Balade[s] equivoque, retrograde et leonime » « sont les plus fors balades qui se puissent faire, car il convient que la derreniere sillabe de chascun ver soit reprinse au commencement du ver ensuient, en autre signification et en autre sens que la fin du ver precedent »[8].

C’est dans son Art de dictier qu’apparaît la strophe 7s 3s 7s 7s 3s 7s sur une combinaison rimique aabaab. On peut donc l’analyser comme un sizain composé de deux tercets, le vers court formant le centre de chacun d’eux. Elle compose la deuxième strophe d’un « Virelay » :

 

Mort felonne et despiteuse

Fausse, desloyal, crueuse,

     Qui regnes sans loy,

Je me plaing à Dieu de toi,

Car tu es trop perilleuse.

 

Merveille est que ne marvoy,

          Quant je voy

Morte la plus la plus gracieuse

Et la mieudre en bonne foy

          Qui, je croy,

Fust onques, ne plus joyeuse.

 

C’est par toy, fausse crueuse ;

Ta venue est trop doubteuse,

Tu n’as pas d’arroy ;

Espargnier prince ne roy

Ne veulz, tant yes orgueilleuse.

 

Mort felonne et despiteuse.[9]

 

On comprend que ce schéma plaise à Deschamps – il apparaît dans d’autres lais et virelais de son œuvre – car les échos sonores rapprochés qui se produisent entre le premier  vers long et le vers court de chaque tercet vont dans le sens des répétitions syllabiques rapprochées qui constituent les rimes « retrogrades » ou « equivoques ». La strophe ne fonctionne à cette époque que sur deux rimes, ce qui multiplie encore les sonorités récurrentes. Le même type de strophe apparaît dans l’œuvre de Christine de Pisan, dont la technique poétique a la virtuosité prônée par Eustache Deschamps. La strophe est toujours sur deux rimes, comme dans ce rondeau :

 

Que me vault donc le complaindre

          Ne moy plaindre

De la douleur que je port

Quant en riens ne puet remaindre ?

          Ains est graindre

Et sera jusqu'à la mort.[10]

 

La strophe peut être plus ou moins longue mais le principe de l’association rimique entre un 7s et un 3s est repris systématiquement, comme le montrent ces exemples tirés de l’œuvre de Christine de Pisan ; ainsi ce « virelay » :

 

Mon gracieux réconfort,

      Mon ressort,

Mon ami loial et vray,

De ma joye le droit port,

      Et le port

Que tous dis, tant com vivray,

      Poursuivray. [11]

 

ou ce « lay » :

 

Et s’aucuns n’ont de ta vie

          Nulle envie,

Ains la veulent mesprisier,

Gentillece est d’eulx ravie ;

          Car plevie

L’ont les bons pour eulx aisier,

          Et plaisier

Fais les cuers, ou poursuivie

Est joye sans delaissiez.[12]

 

Elle se retrouve aussi chez Grands Rhétoriqueurs, comme dans ce « simple lay » que cite Jean Molinet dans son Art de rhétorique :[13]

 

Fleur de beauté gracieuse,

        Précieuse,

Gemme d’honneur excellente,

Vive ymage sumptueuse,

        Vertueuse

Branche d’amour, nouvelle ente,

Ma déesse, ma régente

        Propre et gente

Ma très léale amoureuse,

Corps et biens et champ et sente

        Vous présente ;

Ne me soyez rigoreuse.[14]

 

On remarque que les rimes rapprochées des 7s-3s sont tantôt masculines, tantôt féminines : les poètes ne sont d’ailleurs pas à cette période contraints à la règle d’alternance des rimes, comme on le constate dans le poème de Molinet. Au fur et à mesure que la musique et la poésie ne sont plus composées par le seul poète, ce dernier se consacrant à la seule disposition de « bos motz »[15], il semble que les jeux de sonorités que permet ce type de strophe contribuent à créer une « musique naturele »[16] au sein de la poésie. 

 

De la « Complainte de Didon » à la « Chanson de Pienne »

Hugues Vaganay a recensé toutes les œuvres du XVIe siècle qui ont repris la strophe citée dans l’Art de dictier. Sur cette liste établie, je voudrais faire plusieurs remarques.

Tout d’abord, la strophe se complexifie avec Clément Marot, qui l’utilise pour un de ses psaumes et y introduit une 3e rime :

 

Mes cicatrices puantes

      Sont fluantes

De sang de corruption.

Las par ma folle sottie

     M’est sortie

Toute ceste infection.[17]

 

Même si plusieurs autres psaumes de divers auteurs reprirent ce schéma strophique, leur petit nombre (7 des cent Psaumes traduits par Jean Poictevin, par exemple, et publiés en 1550) montre bien que le rythme de cette strophe ne s’accordait guère à la gravité du chant religieux.

Cette strophe réapparaît ensuite dans la poésie profane et les titres des poèmes sont révélateurs : « Chant » de Pontus de Tyard (1548), « Complainte de Didon à Enée » de Du Bellay (1552), « Chanson » des Amours de Meline de Baïf (1552). La strophe reste associée au chant et à la chanson et on constate donc que même si Du Bellay en 1549 dans La Deffence et Illustration de la langue francoyse a invité les poètes à délaisser les « rondeaux, ballades, vyrelais, chantz royaulx, chansons, et autres telles episseries, qui corrumpent le goust de nostre Langue »[18], la chanson reste un genre à la mode. Du Bellay lui-même, « que l’on disoit estre venu pour apporter nouvelle reformation à la poësie ancienne »[19], pour reprendre les termes d’Etienne Pasquier qui critique sévèrement les libertés qu’il se permet dans ses vers lyriques, reprend par quatre fois le schéma de ce qui est à la base un virelai (donc une vieille « episserie »), déclarant, dans son avis au lecteur, avoir versifié sans « contraindre et gehinner [s]a diction », comme « en ces vaudevilles et chansons qui se chantent d’un mesme chant par tous les coupletz »[20]  :

 

Tu veux tes voiles hausser,

          Et laisser

Didon, que l’Amour afole :

Les vents, qui t’emporteront,

          Soufleront

Tes voiles et ta parole. (strophe 4) 

 

De Carthage ne te chaut,

          Qui si haut

Commence à dresser la teste.

Tu cherches ce qui est loing,

          Et n’a soing

De ta prochaine conqueste. (strophe 6)[21]

 

 C’est sans doute cette complainte de Didon, l’amante délaissée, qui inspira un poète anonyme pour célébrer les amours malheureuses de M. de Montmorency et de Melle de Pienne, brutalement séparés par la volonté du roi et par celle du père du jeune homme : la traduction en vers de la Complainte de Didon à Enée date de 1552 et la Chanson dite de Pienne, de 1556. Dans cette chanson où « M. de Montmorency parle » et où « Mademoiselle de Pienne répond », on retrouve le thème du départ de l’amant pour des terres lointaines et de l’amante inconsolable :

 

Mais pas ne te chaille, Pienne :

        Te souvienne

Seulement de nos amours ;

Car en  despit de l’envie,

        Quoy qu’on die,

Ton amy serai toujours. (strophe 5)

 

Tu t’en vas en Italie,

         Mais complie

Ce pendant je chanterai

En religion facheuse,

         Fort piteuse,

Où je te regretterai. [22]

 

 A partir de ce moment-là, le succès de la chanson populaire entraîne l’utilisation de l’air (et donc de la strophe) pour toutes sortes de chansons : chanson satirique des  protestants contre l’Eglise catholique (« Complainte et chanson de la grande paillarde Babylonienne de Rome. Sur le chant de Pienne »), Noëls, cantique protestant « De l’assistance que Dieu a faite à son Eglise à Lyon, estant persecutée et assaillie continuellement par ses ennemis en l’an 1562 ».

 

Printemps beaux ou durs

Mais un autre poème sur le même schéma strophique prend soudain le devant de la scène. Si Ronsard a déjà utilisé plusieurs fois cette strophe, c’est avec sa chanson en faveur de mademoiselle de Limeuil, composée vraisemblablement pour le compte de Louis de Condé, devenu amoureux de cette demoiselle d’honneur de Catherine de Médicis, après la paix d’Amboise, qu’elle est largement diffusée. C’est donc encore un événement de la Cour qui entraîne, comme pour la chanson de Pienne, le succès de ce nouveau poème :

 

Quand ce beau Printemps je voy,

           J’apperçoy

Rajeunir la terre et l’onde,

Et me semble que le jour,

           Et l’amour,

Comme enfants naissent au monde.[23]

 

Cette chanson qui paraît en 1564 dans le Recueil des Nouvelles Poësies est aussitôt mise en musique par le luthiste Adrian Le Roy et si la dédicace disparaît à partir de 1567, parce que la demoiselle avait accouché à Dijon, en pleine audience, la chanson resta un succès qui en engendra bien d’autres : dans les recueils contemporains, la mention du fredon « sur l’air de Pienne » alterne avec celle de « sur le chant : Quand ce beau Printemps je voy ». Toute une série de chansons de la guerre civile reprennent l’air, que ce soit du côté catholique ou protestant. Il est évident que l’allusion au « beau Printemps » se prêtait à de sombres variations, comme dans cette Chanson nouvelle du printemps retourné – c'est-à-dire « détourné » – sur le temps qui court, de 1586, qui fait allusion aux événements de 1586, une des années les plus terribles de l’histoire des guerres de religion :

 

Quand ce dur printemps je voy,

          Je cognois

Toute malheurté au monde ;

Je ne voy que toute erreur

          Et horreur

Courir ainsi que fait l’onde. [24]

 

La chanson de Ronsard est également reprise pour célébrer des événements heureux, comme dans la « Chanson nouvelle de resjouissance, sur la devise héroïque et entrée de Monseigneur [le duc d’Anjou] à Angers, chantée en musique à l’arc triomphal de dessus le pont, le 13 avril 1578 » :

 

Comme le soleil luisant

          Est duisant

A tout ce qui naist au monde,

Et que sa trop grand chaleur

          Et ardeur

Desseiche et la terre et l’onde ; (strophe 3)[25]

 

ou la « chanson nouvelle sur la réjouyssance des bons François à l’honneur du roy de France et de Navarre » qui célèbre Henri IV sur l’air de « Montmorancy, te souvienne de Pienne » mais dont les paroles reprennent celles de la chanson de Ronsard :

 

Voicy la chanson plaisante,

          Florissante,

Que le beau printemps conduict ;

Voici le soleil qui chasse

          Froide glace,

Voicy l’esté qui le suit. (strophe 1)[26]

 

Il semble donc que le succès de la strophe vienne autant de son rythme que des sujets auxquels elle s’est appliquée, tantôt complainte, tantôt célébration du printemps : la chanson anonyme de Pienne, qui a fait oublier le poème des malheurs de Didon, et celle de Ronsard sont aussi imitées l’une que l’autre par la chanson populaire. Les poètes aussi s’imitent les uns les autres, comme on peut le constater en comparant la chanson de Belleau, dans sa Bergerie, œuvre qui mêle la prose aux vers, parue en 1565 :

 

Avril l’honneur et des bois

          Et des mois,

Avril la douce esperance

Des fruictz qui sous le coton

          Du bouton,

Nourrissent leur jeune enfance…[27]

 

et celle d’Amadys Jamyn, parue en 1575 :

 

Or que le plaisant Avril

          Tout fertil

Donne aux plaines la verdure,

Et Jupiter à son tour

          Fait l’amour,

Je veux suivre la nature.[28]

 

 Quant aux musiciens de l’époque, ils n’hésitent pas pour les paroles de leurs chansons à mêler les œuvres : on trouve ainsi dans un recueil de chansons de Chardavoine[29], une chanson, « Avril, l’honneur et des bois Et des mois… » qui, pour le titre et les dix premières strophes, appartient bien à Remy Belleau, mais dont les deux strophes suivantes sont dues à un auteur non identifié et dont les sept dernières sont tirées de « Quand ce beau Printemps je voy… »[30].

Cette strophe parcourt le XVIIe et le XVIIIe siècle, mais elle est cantonnée aux chansons populaires ou à la poésie légère : on la rencontre ainsi chez La Fontaine, dans une lettre à sa femme. Il raconte un voyage qu’il vient d’effectuer du côté  de Chatellerault et de Poitiers, et pour se plaindre de la rudesse des chemins il reprend de manière plaisante les lamentations qui se trouvaient dans les chansons de la guerre civile du siècle précédent :

 

Ce sont morceaux de rochers

Entés les uns sur les autres,

Et qui font dire aux cochers

De terribles patenôtres. 

 

Des plus sages à la fin

       Ce chemin

Epuise la patience.

Qui n’y fait que murmurer

        Sans jurer,

Gagne cent ans d’indulgence. [31]

 

Il faut noter que deux paragraphes plus haut, il a signalé que la ville de Chatellerault est « mi-parti de huguenots et de catholiques ». Est-ce par association d’idées qu’il reprend parodiquement cette strophe utilisées autrefois par les deux camps durant les guerres de religion ?

 

De Sainte-Beuve à Hugo

C’est par le biais des poètes de la Renaissance que cette strophe va avoir un éclatant renouveau au XIXe siècle. Sainte-Beuve, dans son Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle cite en entier le poème de Belleau et rend hommage au « rhythme délicat dans lequel est jetée cette chanson d’Avril, et dont Ronsard fit également usage dans sa chanson connue : Quand ce beau printemps je voy… »[32]. C’est avec Sainte-Beuve que commencent les commentaires tentant à dégager le charme de « ce curieux rhythme »[33], puisque après avoir reconnu que Ronsard n’est pas l’inventeur de ce rythme et qu’on le trouve dans « un mystère du XVe siècle » ainsi que dans un psaume de Marot, il remarque :

 

 […] Ce n’est que chez les poëtes de la Pléiade que ce rhythme […] prend toute sa vogue ; ce n’est que chez eux que, grâce à l’entrelacement, pour la première fois obligé, des rimes masculines et féminines, il acquiert sa vraie légèreté et son tour définitif.[34]

 

Lui-même « remani[e] ce rhythme délicat dans une bagatelle intitulée la Rime, qu’il se permettra de consigner ici[35] comme un hommage offert au grand inventeur lyrique du XVIe siècle »[36] :

 

Rime, qui donnes leurs sons

        Aux chansons ;

Rime, l’unique harmonie

Du vers qui, sans tes accents

         Frémissants,

Serait muet au génie ; (strophe 1)

 

O Rime ! qui que tu sois,

        Je reçois

Ton joug ; et longtemps rebelle,

Corrigé, je te promets

        Désormais

Une oreille plus fidèle. (strophe 9)

 

Les œuvres de Ronsard et de Belleau autant que celle de Sainte-Beuve attirent l’attention de Hugo qui, dans son premier recueil rajoute comme épigraphes à deux de ses poèmes, dans l’édition de 1828, deux strophes de chacun des trois poèmes. Celles de la chanson des Amours de Marie constituent l’épigraphe de l’ode vingt-deuxième, « Le portrait d’une enfant » :

 

Quand ie voy tant de couleurs

          Et de fleurs

Qui esmaillent un riuage,

Ie pense voir le beau teint

          Qui est peint

Si vermeil en son visage.

 

Quand ie sens, parmi les prez

         Diaprez,

Les fleurs dont la terre est pleine,

Lors ie fais croire à mes sens

         Que ie sens

La douceur de son haleine.[37]

 

celles d’« Avril », l’épigraphe de l’ode vingt-quatrième, « Pluie d’été » :

 

L’aubépine et l’églantin,

          Et le thym,

L’œillet, le lys et les roses,

En cette belle saison,

          A foison

Montrent leurs robes écloses.

 

Le gentil rossignolet,

          Doucelet,

Découpe, dessous l’ombrage,

Mille fredons babillards,

          Frétillards,

Aux doux sons de son ramage.[38]

 

celles de Sainte-Beuve l’épigraphe de l’ode vingt-troisième, « A madame la Comtesse A.H. ». On remarque que, pour cette dernière citation, Hugo a choisi non les strophes qui célèbrent l’importance de la rime dans un poème, mais un passage qui imite l’esprit des « vieilles chansons » qui lui sont chères [39] :

 

Sur ma lyre, l’autre fois,

          Dans un bois,

Ma main préludait à peine,

Une colombe descend

          En passant,

Blanche sur le luth d’ébène.

 

Mais, au lieu d’accords touchants,

          De doux chants,

La colombe gémissante

Me demande par pitié

          Sa moitié,

Sa moitié loin d’elle absente.[40]

 

Dans son recueil suivant, celui des Orientales, Hugo reprend à son tour la forme de la strophe pour « Sara la Baigneuse ». Parce que « ce livre inutile de pure poésie, jeté au milieu des préoccupations graves du public »[41] rompt radicalement avec les formes post-classiques et que « Sara la baigneuse » est fortement marquée d’une sensualité orientale très à la mode, ce poème devient une des pièces romantiques de référence pour plusieurs générations de poètes, même si certains reprochent à Hugo d’avoir choisi une structure rimique moins satisfaisante que celle de Ronsard, comme Banville comparant ainsi les deux dans son Petit traité de poésie française :

 

« Eh bien ! pour faire sa Sara la Baigneuse, Victor Hugo a sans façon retourné, écorché ce rythme, mettant le poil en dedans et au dehors la peau sanglante […]. Ce jour-là Victor Hugo a créé du même coup un chef-d’œuvre immortel et un mauvais rhythme, mort-né. Il ne s’est pas aperçu que les deux petits vers de la strophe, ayant chacun sa rime au vers précédent, tombent sourdement sur la rime féminine, tandis qu’au contraire avec une rime masculine la chute du grand vers est sèche, manque d’ampleur et de sonorité ».[42]

 

 

De la Demoiselle au Baigneur ou de l’imitation à la parodie

Musset, dans une de ses chansons espagnoles que Sainte-Beuve estime « d’une heureuse turbulence de page, mais visiblement chauffées au large soleil couchant des Orientales »[43] est le premier à s’inspirer librement du schéma strophique du poème de Hugo, puisqu’il remplace les heptasyllabes par des octosyllabes et use du huitain à la place du sizain :

 

Que j’aime à voir, dans la vallée

          Désolée

Se lever comme un mausolée

Les quatre ailes d’un noir moutier !

Que j’aime voir, près de l’austère

          Monastère,

Au seuil du baron feudataire,

La croix blanche du bénitier ![44]

 

Gautier, pour « La Demoiselle »[45] fait un double emprunt à Hugo, puisque le titre (qui disparaîtra après la première édition), le sujet (la libellule) et deux mots à la rime appartiennent à l’Ode seizième du Quatrième Livre des Odes de Hugo – le mot diapré étant lui-même emprunté à la strophe de Ronsard citée en épigraphe de l’ode « Le portrait d’un enfant » – , et que la structure est celle du poème des Orientales dont en outre un vers  (« Oh ! la paresseuse fille ! ») figure en épigraphe du poème Sonnet IV : « Lorsque je vous dépeins cet amour sans mélange… » [46]  :

 

Sur la bruyère arrosée

          De rosée ;

Sur  le buisson d’églantier ;

Sur les ombreuses futaies ;

          Sur les haies

Croissant au bord du sentier ; (strophe 1)

 

Voici l’immense domaine

        Où promène

Ses caprices, fleur des airs,

La demoiselle nacrée,

        Diaprée

De reflets roses et verts. (avant-dernière strophe)[47]

 

Nerval, lui, revient à la source de la Renaissance, en citant dans son Choix des poésies de Ronsard […] le « Bel Aubépin » de Ronsard et « Avril » de Belleau, dont il reprend le modèle strophique dans son Odelette « Les Papillons », une strophe sur deux :

 

Le Papillon, fleur sans tige

          Qui voltige,

Que l’on cueille en un réseau :

Dans la nature infinie,

          Harmonie

Entre la fleur et l’oiseau !…[48]

 

Banville quant à lui s’inscrit dans la lignée à la fois de Ronsard et de Hugo. « A une petite chanteuse des rues », qui appartient au recueil des Stalactites, a le schéma strophique commun à ces deux auteurs :

 

Enfant au hasard vêtu,

        D’où viens-tu

Avec ta chanson bizarre ?

D’où viennent à l’unisson

        Ta chanson,

Ta chanson et ta guitare ?[49]

 

et il a pour épigraphe une chanson de Notre Dame de Paris[50]. « Les Tourterelles », du même recueil, est précédé d’une épigraphe tirée de la 19e strophe  de « Quand ce beau printemps je voy… »[51] :

 

Et voy ces deux colombelles

Qui font naturellement,

          Doucement,

L’amour du bec et des ailes.

 

Enfin, le même schéma strophique revient, dans une pièce parodique, « V... le baigneur ». Dans son Avertissement de la deuxième édition des Odes funambulesques, il déclare :

 

La langue comique de Molière étant et devant rester inimitable, l’auteur a pensé, en relisant les poëtes du seizième siècle d’abord, puis Les Plaideurs, le quatrième acte de Ruy Blas et l’admirable premier acte de l’Ecole des Journalistes[52], qu’il ne serait pas impossible d’imaginer une nouvelle langue comique versifiée, appropriée à nos mœurs et à notre poésie actuelle, et qui procèderait du véritable génie de la versification française en cherchant dans la rime elle-même ses principaux moyens comiques.[53]

 

Il intitule Autres Guitares, « emprunté par jeu à Victor Hugo »[54], toute une série de pièces qui « sont celles qui, à proprement parler, constituent le genre connu aujourd’hui sous le nom d’odes funambulesques »[55], dans lesquelles il a voulu montrer que

 

l’art de ce grand rhythmeur, tel qu’il l’a agrandi et perfectionné, peut produire tout ce qu’il a voulu lui faire produire, et plus encore ; que, comme elle éveille tout ce qu’elle veut dans notre âme, la musique du vers peut, par sa qualité propre, éveiller aussi tout ce qu’elle veut dans notre esprit et créer même cette chose surnaturelle et divine, le rire ![56]

 

Dans « V. le baigneur » les derniers vers des deux tercets s’achèvent par des rimes équivoquées semblables aux jeux de rimes hugoliens présents dans les Ballades :

 

V… tout plein d’insolence,

          Se balance,

Aussi ventru qu’un tonneau.

Au-dessus du bain de siège,

          O Barège,

Plein jusqu’au bord de ton eau

 

Et comme Io, pâle et nue

          Sous la nue,

Fuyait un époux vanté,

Le flot réfléchit sa face,

          Puis l’efface

Et recule, épouvanté.[57]

 

C’est le succès qui entraîne la parodie ainsi que, le siècle s’écoulant, la mise à distance de la poésie romantique. A son tour, Tristan Corbière, qui a hérité de l’humeur antiromantique de son père et qui traite Hugo dans un de ses poèmes de « gardenational épique » (« Un jeune qui s’en va ») reprend la strophe de « Sara la baigneuse » dans « Après la pluie »  (Les Amours jaunes, 1873), poème à l’intérieur duquel figurent aussi des allusions à « Guitare » de Hugo :

 

J’aime la petite pluie

        Qui s’essuie

D’un torchon de bleu troué !!

J’aime l’amour et la brise,

        Quand ça frise…

Et pas quand c’est secoué.

 

N’es-tu pas doña Sabine ?

        Carabine ?...

Dis : veux-tu le paradis

De l’Odéon ? – traversée

        Insensée !...

On emporte des radis. » – (strophe 9)[58]

 

A son tour, Verlaine reprend la strophe dans le poème « Projet en l’air »[59], qui devait figurer dans une nouvelle édition de Parallèlement :

 

Il fait bon supinément,

        Mi-dormant,

Dans l’aprication douce

D’un déjeuner modéré

        Digéré

Sur un lit d’herbe et de mousse,

 

[…] Je me souviens que j’aimais

        A jamais

(Pensais-je à seize ans) la Gloire,

A Thèbes pindariser,

        Puis oser

Ronsardiser sur la Loire, (strophe 4)[60]

 

Souvenir de Corbière à qui il avait rendu hommage dans ses Poètes maudits ? Clin d’œil à Hugo, voire à Ronsard qui est cité dans une strophe ?

Cette strophe a eu un succès précoce, à la fin du XIVe siècle, sans doute parce qu’elle permettait des échos sonores subtils, à une époque où ils devenaient fondamentaux pour les poètes qui recouraient à la «  musique naturele »[61] des mots. Elle a traversé les âges parce qu’elle est restée associée, au XVIe et au XVIIe siècles, au genre de la chanson et s’est trouvée utilisée précisément pour chanter des événements qui ont fait l’actualité, des amours malheureuses aux drames des guerres civiles. Si elle est revenue sur le devant de la scène à l’époque romantique, c’est qu’elle apparaissait aux poètes propre à souligner les jeux de rimes redevenus primordiaux dans l’esthétique romantique. Sa présence dans l’œuvre qui marqua le début de la carrière de Hugo ne pouvait qu’entraîner hommages et parodies, jeux de rimes et jeux de mots.


[1] Philippe Martinon, Les Strophes, Paris, Champion, 1912, p. 89.

[2] Dans Victor Hugo, Œuvres poétiques, t. 1, éd. Pierre Albouy, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1964, p. 638. Ce poème fut mis en musique par Berlioz, Victor Massé, Hippolyte Monpou.

[3] Dans Mélanges Vianey, Slatkine reprints, Genève, 1973, réimpression de l’édition de Paris de 1934, p. 175 sq.

[4] Eustache Eschamps, Œuvres complètes, éd. Gaston Raynaud, Paris, Librairie Firmin Didot, 1891, tome VII, p. 274.

[5] Ibid., p. 275.

[6] Ibid., p. 281.

[7] Ibid., p. 287.

[8] Ibid., p. 277.

[9] Ibid., p. 281.

[10] Christine de Pisan, Œuvres poétiques, Paris, Librairie Firmin Didot, 1886, tome 1, p. 148.

[11] Ibid., p. 106.

[12] Ibid., p. 129.

[13] Jean Molinet, L’Art de rhétorique, dans Recueil d’Arts de Seconde rhétorique, éd. Ernest Langlois, Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 241.

[14] Dans Paul Zumthor, Anthologie des grands rhétoriqueurs, Paris, 10 / 18, « Bibliothèque médiévale », 1978, p. 107.

[15]Ainsi, au XIIe siècle, Bernard de Ventadour est célébré par un de ses biographes comme habile à « trobar bos motz et gais sons » (Eustache Deschamps dans Œuvres complètes, tome VII, publiées d’après le manuscrit de la Bibliothèque nationale par Gaston Raynaud, Société des Anciens Textes français, Paris, 1891, p. 270).

[16] Eustache Deschamps, L’Art de dictier, p. 272.

[17] Clément Marot et Théodore de Bèze, Les Psaumes en vers français avec leurs mélodies, fac-similé de l’édition genevoise de Michel Blanchier, 1562, Droz, 1986.

[18] Joachim Du Bellay, La Deffence et illustration de la Langue francoyse (1549), éd. Jean-Charles Monferran, Genève, Droz, 2001, p. 132.

[19] Etienne Pasquier, Recherches de la France, cité par Henri Chamard dans Joachim Du Bellay, Œuvres poétiques, III, Recueils lyriques, t. 1, Vers lyriques de 1549, Droz, 1912, p. 3.

[20] Du Bellay, Œuvres poétiques, VI, t. 2, p. 307.

[21] Du Bellay, ibid.

[22] M. Leroux de Lincy, Chants historiques du XVIe siècle, p. 204.

[23] Ronsard, Œuvres poétiques complètes, éd. Jean Céard, Daniel Ménager, Michel Simonin, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 2 tomes, 1993-1994, t. 1, p. 237.

[24]M. Leroux de Lincy, op. cit., p. 508.

[25] Ibid., p. 383.

[26] Ibid., p. 565.

[27] Remy Belleau, Œuvres poétiques, sous la direction de Guy Demerson, 4 tomes, Paris, Champion, 1995-2001, t. 4 , 2001, p. 88.

[28] Amadis Jamyn, Premières poésies et Livre Premier, édition critique avec introduction et notes par Samuel M. Carrington, Droz, Genève, 1973, p. 130.

[29] Georges Dottin, « La Chanson chez Ronsard. Le mot et la chose », dans Ronsard en son IVe centenaire. L’art de poésie, Actes du colloque international Pierre de Ronsard de septembre 1985, Droz, Genève, 1989,  p. 32.

[30] Pierre de Ronsard, Le Second Livre des Amours, « La Pléiade », t. 1, p. 237.

[31] La Fontaine, Œuvres complètes, Le Seuil, L’Intégrale, 1965, p. 40.

[32] Sainte-Beuve, Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle, Paris, Charpentier, sans date, p. 89.

[33]Ibid.

[34]Ibid., p. 90.

[35] C’est-à-dire dans son édition des Œuvres choisies de Pierre de Ronsard, parue en 1828.

[36] Sainte-Beuve, Œuvres choisies de Pierre de Ronsard, Paris, Garnier frères, 1879, p. 52.

[37] Victor Hugo, Œuvres poétiques, éd. Pierre Albouy,  Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1964, t. I, p. 484.

[38] Ibid., p. 487.

[39] C’est sous cette appellation qu’il cite deux strophes de la pièce initiale des Jeux rustiques de Du Bellay, « D’un vanneur de blé au vent » pour l’épigraphe de sa Ballade quatrième.

[40] Ibid., p. 486.

[41] Victor Hugo, Préface des Orientales, dans Œuvres poétiques complètes, I, p. 578.

[42] Banville, Petit traité de poésie française, Paris, Editions de la bibliothèque de l’Echo de la Sorbonne, 1872, p. 146-147.

[43] Sainte-Beuve, « Alfred de Musset » (1833) dans Portraits contemporains, t. 2, Paris, Calmann-Lévy, 1876, p. 184.

[44] Alfred de Musset, « Stances : Que j’aime à voir, dans la vallée… », Premières poésies, dans Poésies complètes, éd. Maurice Allem, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1951, p. 93.

[45] Théophile Gautier, Œuvres poétiques complètes, éd. Michel Brix, Paris, Bertillat, 2004, p. 82.

[46]Ibid., p. 890.

[47]Ibid., p. 80.

[48] Gérard de Nerval, Premières poésies et Odelettes, dans Œuvres complètes,  éd. Jean Guillaume et Claude Pichois, t. 1, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1989, p. 332.

[49] Théodore de Banville, Œuvres complètes, Paris, Champion, 8 tomes, 1993-2000, t. 3, p. 54.

[50]                  Mon père est oiseau,

       Ma mère est oiselle,

Je passe l’eau sans nacelle,

Je passe l’eau sans bateau.

             Victor Hugo.

(Ibid.)

[51] Ibid., p. 20.

[52] Drame de Mme de Girardin.

[53] Théodore de Banville, Œuvres poétiques complètes, III, p. 3.

[54] Commentaire de Autres guitares, ibid., p. 265.

[55]Ibid.

[56]Ibid., p. 266.

[57] Ibid., p. 122. C’est Louis Désiré Véron qui est visé. Ce médecin rédige à ses heures perdues un feuilleton politique dans La Quotidienne, puis il écrit un feuilleton théâtral et fonde en 1829 La Revue de Paris. Il devient directeur de l’Opéra de Paris et directeur gérant du Constitutionnel sous la tutelle d’Adolphe Thiers qu’il soutient jusqu’à la chute du régime en 1848. Le Constitutionnel est raillé par les opposants à Thiers de 1844 à 1848 (le poème de Banville est de 1846). Véron se rallie à l’empereur après le coup d’Etat. Il fonde un prix littéraire contre lequel écrit Banville…qui se porte candidat l’année suivante et obtient le deuxième prix.

On note que le premier vers n’a sept syllabes que si l’on restitue le nom de « Véron » à la place de « V… ».

[58] Dans Tristan Corbière et Charles Cros, Œuvres complètes, éd. Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer pour Cros et Pierre-Olivier Walzer pour Corbière, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1970, p. 722. Ce poème croque une scène parisienne, avec la rencontre de la cocotte.

[59] Ce poème faisait partie d’un projet de nouvelle édition de Parallèlement (cf. le commentaire de Jacques Borel dans Verlaine, Œuvres poétiques complètes, éd. Y.-G. Le Dantec, complétée et présentée par Jacques Borel, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1962, p. 1218).

[60] Ibid., p. 529.

[61] Eustache Deschamps, Art de Dictier, p. 272.