Pierre Loubier : Victor Hugo et l’Élégie I - Les élégies de la vie privée

Communication au Groupe Hugo du 20 octobre 2007
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Préambule

Dans le cadre d’un travail entamé sur l’élégie romantique, je me suis logiquement attaché à la période de la Restauration, âge d’or de l’Élégie non seulement quantitativement mais aussi et surtout qualitativement, au sens où ce « genre » se trouve au cœur d’enjeux de toutes sortes : des enjeux idéologiques (plainte, déploration, deuil historique, re-christianisation, post Révolution, concurrence d’une élégie ultra et d’une élégie libérale, etc.) et des enjeux esthétiques (problèmes des frontières des genres, de généalogie choisie pour l’élégie, question de l’art utile, redéfinition du Lyrisme, etc.)

 

S’ajoute à ces deux enjeux majeurs une donnée qui peut paraître secondaire (mais centrale sous certaines conditions et précautions d’usage) et qui relève du psycho-biographique : l’élégie est un genre juvénile, vite obsolète, souvent renié une fois l’âge adulte et viril venu, lorsqu’on devient comme on dit à l’époque cet « homme positif » qui survit au poète mort jeune que tout homme a en soi[1]. Elle est donc le choix d’un mode (la voix plaintive, la déploration de la perte, la faiblesse féminine/juvénile de la consolation, etc.) et d’une mode : l’inscription d’une parole singulière dans une lamentation collective, l’expression d’une génération qui n’a en partage que des larmes. En général ce passage juvénile par la modalité élégiaque se termine de deux façons : soit par la mort, qui est la consécration suprême de l’élégiaque (le poète mourant passe à l’acte), ou bien la folie, ou bien le ressassement anachronique, en province[2], soit une reconversion, une recusatio inverse : évolution vers une poésie plus « positive », plus pensée (la « raison chantée » de Lamartine[3]), plus solennelle (l’élégie « redevenue solennelle et primitive » de Sainte-Beuve[4]), plus combative, plus sociale, plus épique, plus narrative ou plus descriptive, etc.

L’ambition serait ici de situer Hugo dans le cadre (encore bien général) d’une poétique historique de l’élégie, grosso modo depuis les débuts de la Restauration jusqu’aux débuts de la Monarchie de Juillet.

Pas trop ferme sur mes jambes d’apprenti hugolien et pressentant que l’ascension serait ardue (car je devinais que Hugo n’est pas un élégiaque) j’ai d’abord contourné le massif… et depuis quelques temps j’ai commencé à explorer les premières collines, battant les bosquets des juvenilia, des premières lettres et les fourrés des premiers recueils avec le projet de comparer un corpus d’élégies hugoliennes avec le corpus global d’époque de l’élégie (une « archi- ou hyper-élégie »), contemporain du développement de l’œuvre jusqu’à la parution des Feuilles d’automne et un peu au-delà.

Or (complication) voici la même chose et son contraire : « Hugo n’est pas un élégiaque » et « il y a un corpus hugolien qui relève de l’élégie ». Est-ce que cela signifie que Hugo serait un élégiaque malgré lui, à son corps et son cœur défendant ? j’en doute... (chercher à tout prix à identifier Hugo comme poète élégiaque… coller une étiquette, cela n’aurait pas de sens). Il vaut mieux donc appréhender Hugo dans la dynamique tensionnelle (D. Combe[5]) de son œuvre-vie plutôt que dans la statique de ses étiquettes. Du même coup ma formulation contradictoire (cf. un titre auquel vous avez échappé : « Hugo, un élégiaque à l’œil sec ») signifierait que, comme le mythe, l’élégie est composée de l’ensemble de ses variantes, et donc que la variante hugolienne du grand récit de l’élégie doit être prise en compte y compris dans ses palinodies, ses retournements, ses résistances, ses contradictions.

Qu’est-ce alors qu’une situation de Hugo dans une pratique contemporaine de l’élégie ? C’est historiciser Hugo dans sa propre diachronie et dans l’évolution littéraire contemporaine, mais c’est aussi chercher à comprendre comment et pourquoi Hugo lui-même met un certain temps à choisir son registre : il n’est pas interdit de penser ici que les choix génériques qu’il opère dans les années 20 en particulier relèvent d’une stratégie auctoriale de conquête d’un capital économique/symbolique (être Chateaubriand ou rien, obtenir une pension afin de pouvoir épouser Adèle, etc.). La classification triangulaire et commode proposée par Émile Deschamps dans l’importante préface à ses Études françaises et étrangères (1828) (Vigny : le Poëme ; Hugo : l’ode ; Lamartine : l’élégie[6]) n’est que partiellement satisfaisante. Victor Hugo est assez vite identifié comme maître de l’ode certes, mais… il y a des odes élégiaques (rappelons que le « Lac » lamartinien s’est d’abord intitulé « Ode au lac de/du B…. »), et de manière générale les territoires génériques ne sont pas aussi marqués[7], tant narration, dramaturgie, élévation, méditation, célébration et déploration s’entremêlent parfois dans les formes lyriques[8].

Situer c’est enfin montrer que cette pratique de l’élégie, avec l’importance qu’elle prend sous la Restauration, est d’autant plus signifiante qu’elle déborde de son cadre générique, contamine d’autre sous-genres poétiques et débouche sur une redéfinition du Lyrique en Lyrisme (le Lyrisme romantique consiste à rendre esthétique une attitude existentielle et pas seulement à pratiquer un certain type de discours poétique[9]). Évidemment Hugo joue un rôle capital dans cette redéfinition : l’émergence de la figure du passant pensif penché, qui est un avatar de la figure de l’élégiaque, entre le promeneur rêveur et le contemplatif, en serait une des manifestations. Quoique nocturne, cette figure commence à rayonner.

Idéalement, il faudrait donc élaborer cette situation en essayant de croiser trois approches ou dimensions :

D’abord la chronologie de l’œuvre-vie, la biographie, sa périodisation, les circonstances, les événements (notamment ceux au-delà desquels la tonalité élégiaque cesse, ou s’infléchit à un point tel qu’il n’est plus possible de parler d’élégie). Cette strate se relie à une définition psychologique de l’élégie : quelle tonalité affective exactement dans cette modalité : plainte, déploration, lamentation, consolation, résignation, quérulence, révolte ? S’agit-il d’une pure expression mélancolique, dépressive (essentielle ou circonstancielle ?), d’un travail de deuil ?, mais deuil de quoi ? Après septembre 1843 peut-on encore parler d’élégie ? etc.

Ensuite une définition esthétique de l’élégie, définition d’ailleurs bien délicate tant sont nombreuses les variantes thématiques, formelles, génériques de l’élégie à cette époque : cela va de la jeune fille malade et mourante aux lamentations sur le ruines de Sion, en passant par des restes de galanteries, les deuils, et cela frise l’ode, le dithyrambe, l’éloge funèbre, le psaume, le lamento biblique, la chanson, la romance (nordique, médiévale, exotique), l’héroïde, la poésie dramatique, la prose, etc[10]. Si l’on admet qu’une méditation (lamartinienne par exemple) constitue une « élégie métaphysique », peut-on pousser davantage et dire qu’une contemplation (hugolienne) est encore une élégie ?

Enfin une définition idéologique : l’élégie ne se contente pas de pleurer, elle pense aussi – elle vise une dimension (voire elle se donne une fonction) politique, religieuse, philosophique, métaphysique : quelle perte déplore-t-elle ? donc quelles valeurs prône-t-elle ? pourquoi et comment peut-on mettre sur le même plan le deuil et l’exil ? l’amour, la paternité, la théologie, la question sociale ? etc.

Toutes ces questions appellent des choix qui ne sont pas seulement méthodologiques, mais engagent aussi une interprétation. J’adopterai (mais c’est très artificiel) un parcours dialectique, en partant d’une distinction entre d’une part les élégies de la vie privée (enfance, amour pour Adèle, famille) et d’autre part les élégies de la vie collective. Toutes deux sont marquées par une résistance à l’abandon plaintif et larmoyant mais en même temps par un rapport très ambigu au pathos (au pathétique et au pathologique). [NB- aujourd’hui : je ne développerai que la question des élégies de la vie privée et ne ferai qu’esquisser l’articulation avec celles de la vie historique, politique et de la question sociale.]

Il s’agirait ensuite de montrer que la contemplation qui s’impose peu à peu notamment avec l’émergence de la figure du Poète (bien avant Villequier ou l’exil) est un dépassement de l’élégie (Barthes dirait peut-être : une entrée dans le neutre) mais non sa négation. La Contemplation serait la pente pensive de la rêverie plaintive, la pente qui « pense à autre chose[11] » et construit peu à peu une figure du sujet lyrique dans le cadre d’un scénario auctorial bien particulier.

 

Pour clore ce trop long préambule : cette situation de Hugo serait en quelque sorte l’histoire du passage progressif d’une élégie horizontale, mouvante, plurielle, diurne, oblique, intertextuelle, à une élégie verticale, singulière, monologique, nocturne, hiératique ; l’histoire d’un lyrisme qui construit les circonstances en essence, qui abstrait des malheurs individuels et des misères sociales une authentique et personnelle pensée du Mal. Malheurs, Misères, Mal, tel est en effet le triangle de l’élégie. Le « problème » de Hugo n’est pas de développer comme Lamartine un « chant triste comme la vie réelle » et de s’identifier à ce chant, ni de cheminer comme Sainte-Beuve « humblement bourgeoisement » le long de « coteaux modérés » pour se consoler et « endormir la mort », ni comme Musset de faire une perle d’une larme ou exposer sa mamelle sanglante, ni comme Vigny de se figer dans une théorie résolument anti-élégiaque et stoïcienne du Destin, mais de plonger au fond du gouffre (non comme Baudelaire, pour y trouver du nouveau), la grande affaire de Hugo, c’est d’en remonter vivant et encore sain d’esprit et encore croyant et encore amoureux et encore utile aux frères humains… « Encore » : à ce programme, aucune des définitions partielles de l’élégie, ni même aucune improbable définition d’une « archi- ou hyper-élégie » ne suffira de toutes façons – autant le dire tout net – pour faire de lui un élégiaque.

 

Voix haute et voix basse

Tout commence par une dualité de voix. Si l’on définit d’abord l’élégie en fonction de sa tonalité affective essentielle, comme « voix plaintive[12] », et comme expression d’une perte d’ordre privé, d’une souffrance éprouvée dans la relation à l’autre (être aimé, famille), quelle qu’en soit l’intensité depuis « ce qu’il y a de triste dans le bonheur », jusqu’à la crise existentielle, en passant par la disposition mélancolique ou la position dépressive, le deuil en cours de travail, et même la névrose de destinée, etc., on voit que, au moment où il entre sur la scène littéraire, plusieurs modèles dominants de l’élégie correspondant à cet ethos plaintif peuvent être connus de Hugo et pratiqués par des proches.

Je laisse flotter l’ambiguïté du terme « modèle », car celui-ci peut être effectif : l’esthétique du premier Hugo est encore tributaire plus ou moins consciemment d’une théorie de l’imitation. Les œuvres d’enfance et de jeunesse, notamment les trois Cahiers de vers français le prouvent de manière évidente. Victor est séparé de sa maman : il compose sa première élégie :

 

Tout est calme… et moi seul, ô douleur trop amère !

Séparé d’une tendre mère,

Privé du bonheur de la voir,

J’exhale en soupirant mon sombre désespoir :

« Jusqu’à quand, Destin implacable

Poursuivras-tu ce cœur que ta fureur accable ?

[...] »[13]

 

De même, Hugo, fervent lecteur de Chateaubriand rend hommage au maître en écrivant « La Canadienne suspendant au palmier le corps de son enfant – Élégie » mais exprime peut-être très obliquement quelque angoisse personnelle[14]. Mais la notion de modèle peut aussi être virtuelle : tout type d’élégie est potentiellement l’hypotexte d’une nouvelle élégie.

À l’époque des débuts de Hugo, l’élégie est un genre d’une valeur flottante sur le marché des biens poétiques : il ne « rapporte » qu’un souci d’argent (sic ! 200 francs) aux Jeux Floraux de Toulouse[15] et d’ailleurs Hugo n’en envoie pas[16]. Mais le genre tend à se développer : en 1814-15-16 quatre élégies sont publiées par l’Académie, dont deux couronnées, alors que le pic de production, en 1823-24 compte 12 élégies dont 5 couronnées[17]) mais avec de nouvelles inflexions thématiques et génériques. Une sorte de dolorisme politique post-Révolution (Joseph Treneuil, Abel Hugo et leurs Tombeaux de Saint-Denis par exemple[18]) et post-Empire (Mme Dufrénoy[19]) se mêle à une métaphysique méditative (Lamartine) faisant passer ainsi l’élégie du statut de sous-genre mineur et suspect à celui de quasi égal de l’Ode et du Poëme. On peut dire qu’en 1828 (Émile Deschamps et sa préface déjà mentionnée) la ré-évaluation de l’élégie est accomplie.

Et pourtant, malgré cette égalité et cette répartition des territoires, Hugo tient à maintenir une dualité, voire une duplicité de voix comme l’affirme la double épigraphe aux Odes :

 

Quelque chose me presse d'élever la voix, et d'appeler
mon siècle en jugement. F. DE LA MENNAIS.

Écoutez : je vais vous dire des choses du cœur. HAFIZ.[20]

 

Dès l’origine en quelque sorte un double état/registre de la parole est posé, la voix haute laissant ainsi un peu de place à la voix basse des choses du cœur dans un curieux duo entre un prêtre et un poète oriental. L’ode, qui solennise et consacre le fait historique, laisse un peu de champ/chant à l’élégie, sous la forme de la ballade, de la romance ou de la chanson. Il faut garder en tête cette donnée de la poétique hugolienne en général : la pensée et la parole publique ne sont pas séparées de l’affect et de la parole privée ; et la posture du prophète ne contredit pas celle de l’homme sensible. Dans son élégie en prose, sorte de chant du Choryphée sur l’assassinat du duc de Berry, Ballanche se définit par exemple comme « sentinelle de la douleur » posant en quelque sorte lui aussi le deuil au croisement du « siècle » et du cœur, du collectif et de l’intime. Un article du Réveil (25 septembre 1822) s’achève, nous dit Jacques Seebacher, sur une définition militante de la littérature : « cette voix puissante au moyen de laquelle un individu parle à une société[21] », mais ce « luth contemporain » peut aussi consentir quelques harmonies à la voix plaintive, à la harpe intime (et Hugo ne se prive pas de ces jeux sur l’instrumentation : lyre, harpe, luth corde d’airain, guitare, etc.[22]). Comme dans le diptyque du poème « Enthousiasme » (Les Orientales), les « soupirs d’un hautbois » répondent aux clairons d’un « accès belliqueux », dans un mouvement qui rappelle vaguement, mais adaptée avec une topique lamartinienne (lac, lune, etc.), la recusatio qui ouvre la première élégie des Amours d’Ovide[23]. Mais peut-on parler de boiterie vocale pour autant[24] ?

 

Fadeur et impudeur de l’élégie

Car ne nous y trompons pas, la voix plaintive ainsi maintenue n’a rien à voir avec l’élégie latine… Si l’élégie n’a pas bonne presse en ces années initiales, c’est précisément à cause de l’élégie érotique qui est un très vieux genre pratiqué en général par de très jeunes gens. Sa généalogie remonte à Tibulle, Properce, Ovide, (assez peu Catulle), Virgile aussi (Gallus et Lycoris). Bernard, Lebrun, Bertin et Parny sont alors connus comme des continuateurs de cette élégie érotique romaine, comprise à l’époque comme l’expression d’une mollesse quasi libertine et reconduite dans des pièces qui fleurent bon les bosquets de l’idylle, de l’églogue, de la galanterie fin XVIIIe et l’épicurisme de boudoir[25]. Parny, par exemple, avec ses Poésies érotiques (« vilain titre », dit Sainte-Beuve qui lui préfère celui d’élégies) et malgré son impie Guerre des dieux a pu être un modèle pour Lamartine et il est encensé par Millevoye qui pourtant ne l’imite pas... Il n’est pas exclu que le premier Myriel ait été – comme Lamartine avant son mariage – un jeune viveur élégiaque de cette variété-là[26]. Quant à Gillenormand, qui cite Chénier, il vit encore à la manière galante et poudrée d’un ébéniste de Marie-Antoinette (ainsi Baudelaire définit-il Chénier…).

Il faut ici rappeler que malgré la réprobation romantique des poésies fugitives et autres badinages classiques, le genre persiste au moins jusqu’en 1833 (date de la fin de l’Almanach des muses). Même La Muse française et les Annales romantiques en publient encore[27]. Notons que progressivement, ce registre semble de plus en plus réservé aux femmes. Ainsi, quand Hugo rend compte, dans le Conservateur Littéraire[28], du recueil de Marceline Desbordes-Valmore, il se montre sensible au charme, vrai, émouvant, touchant, des jeux et tourments amoureux de ses élégies et romances. Notons cependant que Marceline Desbordes-Valmore est distinguée de Bertin et Parny et tous les représentants de la mollesse élégiaque, qui peignent la volupté, tandis qu’elle peint la passion.

Le cas est un peu plus complexe pour le Chénier qu’on peut lire en 1819 (édition de Latouche) mais au prix d’un quiproquo (c'est-à-dire avec un discours d’escorte royaliste, voire ultra) qui estompe la dimension érotique de cette poésie et met évidemment l’accent sur la victime des saturnales révolutionnaires. Hugo, dans son article du Conservateur Littéraire voit bien que « tout est sentiment » chez Chénier mais il préfère insister sur la retrempe (effective) du vers que sur l’art d’aimer développé par Chénier (s’il avait eu en mains la récente éd. Guitton/Buisson et certains textes en grec et en latin non traduits par l’éd. Pléiade… il aurait eu bien du mal à esquiver l’érotique…).

À moins que, au contraire (hypothèse), Hugo n’ait été secrètement, confusément, sensible à la violence (l’expression « un poète c’est un homme qui sent fortement » trahit peut-être cette perception), à l’intensité un peu dionysiaque et solaire -et si peu mélancolique !- de la poésie de Chénier, violence[29] qu’il détecte dans la forme (la barbarie) et « absout » car il sait d’instinct que c’est là que se joue la vraie érotique de l’élégie, et non dans les galanteries d’un code élimé et taché d’impudeur comme une robe trop retroussée[30]. Le groupe des idylles dans la Légende des siècles - Nouvelle série[31] p. 435 sq renouera avec ce naturalisme solaire, quasi faunesque (mais pas aussi priapique que le Goethe des Élégies romaines). Pour l’heure, une chose est certaine, c’est la condamnation ferme de l’élégie érotique par le jeune Hugo. Ainsi, dans tout le préambule de l’article sur Marceline Desbordes-Valmore, Hugo exprime, et ce n’est pas un effet rhétorique pour donner relief à ses compliments, sa prévention contre la poétesse, car elle est estampillée Almanach des muses, car il supporte mal la « fadeur en général des élégies » et trouve « ridicules » les lamentations amoureuses. Mais finalement ces préventions s’appliquent davantage à Mollevaut - piètre élégiaque et comme Tissot médiocre traducteur d’élégies antiques[32]. En effet c’est surtout cette élégie érotique romaine qui est condamnée, car elle peint davantage la volupté que la passion. Voir Idées au hasard, II (juillet 1824):

 

L’expression de l’amour, dans les poètes de l’école antique [...] manque en général de chasteté et de pudeur. [...] [en bon lecteur de Chateaubriand Victor Hugo ajoute :] L’absence de chasteté dans l’amour est peut-être le signe caractéristique des civilisations et des littératures que n’a pas point purifiées le christianisme. [...] les chants amoureux des poètes anciens et modernes [Catulle, Tibulle, Bertin, Bernis, Parny] ne nous offrent rien de cette délicatesse, de cette modestie, de cette retenue sans lesquelles l’amour n’est qu’un instinct animal et qu’un appétit charnel. [...] Il est difficile d’exprimer plus ingénieusement ce que sentent les brutes ; et c’est sans doute pour qu’il y ait une différence entre leurs amours et ceux des animaux que ces galants diseurs font des élégies[33].

 

Le code élégiaque est donc jugé comme un ornement affecté, un alibi, un habillage, d’une sexualité animalisée. L’intransigeance à cet égard est à la mesure de la vertu, sans relâche affirmée dans les lettres à la fiancée : leçon de morale à propos d’une robe trop retroussée, serment de chasteté absolue quand Adèle lui demande s’il est « sage »[34], puritanisme que n’entache même pas la bouffée de désir de la lettre du 24 janvier 1822 :

 

On dit que la solitude rend fou, et quelle solitude pire que le célibat ? Tu ne saurais croire chère amie à quels inconcevables mouvements je suis livré ; la nuit, dans mes insomnies, j’embrasse mon lit dans des convulsions d’amour en pensant à toi [...] Adèle, mon amour pour toi est pur et virginal comme ton souffle, mais sa chasteté même le rend plus brûlant [...][35]

 

Mais ce type d’aveu est rare : on trouve précisément l’évocation de ces embrasements ou embrassements nocturnes et solitaires chez Chénier[36] et dans un poème des Feuilles d’automne qui évoque les premières amours et la nuit passée à « brûler et se tordre[37] ». Sur le moment, cette rigueur puritaine révèle un très puissant travail de refoulement. Le terme n’est pas de Freud, mais de Hugo : il l’emploie dans le portrait de Cimourdain qui vaut peut-être pour son autoportrait en jeune homme : « il étudiait sans cesse, ce qui l’aidait à porter sa chasteté, mais rien de plus dangereux qu’un tel refoulement[38] », en même temps qu’il rappelle curieusement un diagnostic à propos d’Eugène : sa folie est sans doute causée par un « amour pour la solitude » et un « excès d’étude[39] ». Vertu de jeune amoureux chaste et tourmenté, vertu de jeune jacobite qui condamne la frivolité au nom de la gravité de l’histoire (« On ne recommence pas les madrigaux de Dorat après les guillotines de Robespierre[40] »), cette résistance à l’élégie érotique est donc autant d’ordre psychologique qu’idéologique. La poésie c’est la vertu, l’amour c’est la chasteté, l’élégie c’est la frivolité, voire l’animalité.

 

Cœur gonflé, œil sec

Il y a quelque chose de grec chez le jeune Victor qui se reconnaît en Chénier[41] : il endure la douleur sans ciller et presque sans pleurer. La question de l’élégie se cristallise ainsi autour du motif ô combien élégiaque des larmes. On sait que Hugo souffre d’une impossibilité physiologique à pleurer et cette même impossibilité, présentée presque comme objective ou comme le fruit d’une éducation stoïcienne, redouble la souffrance :

 

Les larmes me font bien mal : ceux qui pleurent aisément sont soulagés quand ils pleurent. Moi, je n’ai pas ce bonheur. Celles de mes larmes qui peuvent sortir sont celles qui me soulagent ; mais presque toutes me restent sur le cœur et m’étouffent. Une mère, qui a prévu le cas où l’on est seul dans la vie, m’a accoutumé dès l’enfance à tout dévorer et à tout garder pour moi. [Et d’achever sur un quasi lapsus]. Pourtant, Adèle, il m’est bien doux de m’épancher en toi[42].

Les larmes qui restent font mal, celles qui coulent font du bien. Je voudrais bien, moi, pouvoir et savoir pleurer. Mais j’ai toujours le cœur gonflé parce que j’ai toujours les yeux secs[43].

 

On peut donc souffrir et pourtant garder l’œil sec. Bien plus : l’œil sec et fixe est l’hyperbole de la douleur. Le paradoxe est ainsi exploré comme motif purement élégiaque dans les premières odes du livre V, « Premier soupir », « Regret », « Au vallon de Cherizy », « À toi », c'est-à-dire celles qui sont le plus nettement liées à la situation biographique. Le mode élégiaque avec toutes ses conventions et ses codes (la mort d’amour, les pleurs secrets, le vallon, la lyre) permet ainsi de transmuer les turbulences affectives en fiction élégiaque, fournit au jeune homme un langage tout fait (comme tout processus intertextuel – voir tout le réseau d’épigraphes- mais comme fait le chaman de Lévi-Strauss[44]) et construit « une figure dans laquelle il se personnifie et s’incarne. C’est encore l’homme, mais ce n’est plus le moi[45] ». L’élégie pratiquée par Hugo réalise ainsi dès cette époque une poésie capable d’être intime sans être personnelle car elle repose, non sur une complaisance narcissique dans les pleurs, mais au contraire sur la projection sur un autre qui à cette époque ne s’appelle pas encore Olympio ou Herman, mais « le voyageur » (cf. « Au vallon de Cherizy », élégie personnelle à la troisième personne du singulier comme il s’en écrit beaucoup à l’époque). L’élégie hugolienne parvient ainsi à accomplir l’exploit de dire la douleur sans perdre la face au moyen d’une confidence par prétérition :

 

Pourtant je ne dois point troubler votre délire,

Amis ; je veux paraître ignorer les douleurs ;

Je souris avec vous, je vous cache ma lyre

Lorsqu’elle est humide de pleurs !

[...]

Hélas ! nous souffrons tous ensemble sur la terre,

Et nous souffrons tous en secret ![46]

L’élégie parvient de plus à convertir la douleur en force, les pleurs en épreuve

initiatique : l’Ode quatorzième du même livre V scelle cette destinée biblique de l’orphelin en évoquant la traversée des pleurs :

 

Mon esprit de Pathmos connut le saint délire,

L’effroi qui le précède et l’effroi qui le suit ;

Et mon âme était triste, et les chants de ma lyre

Etaient comme ces voix qui pleurent dans la nuit[47]

 

Belle annonce de la série « Pleurs dans la nuit » des Contemplations, complétée par exemple par l’ode 21ème du livre V « À Ramon, duc de Benavente » qui érige la douleur en « noblesse unique » (en termes baudelairiens). Hugo note dans son carnet en 1820-21 : « Une âme tendre est toujours énergique : rien ne s’allie mieux avec la dureté de cœur que la mollesse de l’âme[48] ». Dans la représentation hugolienne de l’homme, la voix tendre et la voix énergique (basse et haute, molle et dure) ne se contredisent pas : elles forment alliance.

Cette étrange cohabitation du dolorisme amoureux, de la consolation, de l’abandon au mode élégiaque avec une attitude existentielle plus « positive » (la force, l’orgueil, la gloire, la vertu) forme, semble-t-il le socle, pour le domaine privé, de toute la poétique métaphysique du deuil à venir (l’œil sec du deuil dans Les Rayons et les Ombres[49] alterne/cohabite avec les pleurs dans la nuit des Contemplations qui alternent/cohabitent aussi avec le regard fixe de l’endeuillé comme Jean Valjean ou Michèle Fléchard[50]). Mais aussi, cette alternance énergie/tendresse vaut pour le domaine politique, dans le cadre de toute la poétique du châtiment et de la charité [à développer une autre fois : comment le pathos, comment l’élégie compassionnelle, sociale, entrent au service d’une intransigeance éthique et politique].

Les larmes fonctionnent à la fois comme signal poétique de la voix plaintive et comme libération de la souffrance refoulée : épanchées dans le texte, elles soulagent de toutes celles de la vie réelle qui ne peuvent pas couler.

Et pourtant, au-delà de l’opposition de deux refoulements tronqués, celui du désir (récusation de l’élégie érotique mais bouffées pulsionnelles), celui de la souffrance (récusation de la faiblesse doloriste mais expérience des larmes dans l’élégie dolente), il convient de s’en tenir à une donnée encore plus simple : le refus de faire bas, de faire moyen, de faire petit est un choix existentiel (psychologique, idéologique) fondamental chez Hugo : il concerne aussi le domaine esthétique parce que chez lui la forme importe (« La forme est chose beaucoup plus absolue qu’on ne pense »[51]). Il s’agit donc pour Hugo de conserver intacte la pente, voire la fonction, élégiaque (plainte/séduction/consolation, déploration/élévation du courage) mais en trouvant des modes élégiaques qui se réfèrent à d’autres modèles, généalogiques ou contemporains, de l’élégie ou hors d’elle. Trois voies se présentent :

1° soit un déplacement-dégagement-élévation total dans la haute élégie héroïque, historique sous la forme de l’ode déplorative (c’est un point que je développerai une autre fois, parce qu’il nécessite une réflexion sur les échanges et les frontières génériques à l’époque romantique, parce que le recours à une tonalité affective comme la plainte dans le domaine idéologique pose d’autres questions, politiques, sociales)

2° soit sous forme d’élégie sentimentale ou romance troubadour ou ballade, ou bien plus tard sous forme d’élégie intime, familiale, conjugale. C’est la voie la plus logique, la plus évidente pour Hugo : j’ai déjà un peu esquissé la première, mais il reste à préciser la deuxième.

3° soit enfin dans le prolongement logique d’un aspect essentiel de l’élégie sentimentale ou la romance troubadour, à savoir le cadre narratif (fictionnel) et énonciatif (parole, chant délégués à un personnage) et la couleur fantastique : déplacer/dégager l’élégie vers le roman (et sans doute vers l’écriture dramatique : la connaissance de l’héroïde – son énonciation féminine, son monologue en voix plaintive – et de la tragédie pratiquée par Soumet ou Guiraud et même Delavigne peut avoir conduit à une exploration de la théâtralité de la plainte[52]).

 

La voix mâle et plaintive du désir

Comme l’avoue cette importante lettre à Adèle du 16 février 1822 : les turbulences du cœur et sans doute de la chair ne trouvent pas leur expression dans le vers français, mais dans le roman :

 

Au mois de mai dernier, le besoin d’épancher certaines idées[53] qui me pesaient et que notre vers français ne reçoit pas, me fit entreprendre une espèce de roman en prose. J’avais l’âme pleine d’amour, de douleur et de jeunesse, je ne t’avais plus, je n’osais en confier les secrets à aucune créature vivante ; je choisis un confident muet, le papier. [...] je cherchais à déposer quelque part les agitations tumultueuses de mon cœur neuf et brûlant, l’amertume de mes regrets, l’incertitude de mes espérances[54].

 

Autant de motifs élégiaques (feu du désir et amertume des larmes confondus) qui vont se déverser dans le coin d’un roman « ironique et railleur[55] » (en l’occurrence Han d’Islande : méditation d’Ordener contemplant dans la nuit la distance qui le sépare d’Éthel, la jeune captive) qui met en scène la dualité manichéenne mais gémellaire de l’ordre et de la pulsion, de la contention et du viol, de la mélancolie héroïque et de l’énergie dévorante : Ordener/Han mais cela peut être aussi d’Auverney/Bug Jargal.

            Nommé Pierrot, Bug Jargal chante une romance espagnole à la colombine promise au jeune Blanc. Il détruit les fleurs qui tapissent la cabane construite à la jeune vierge (forme oblique du viol ou de la profanation, de la dé-floration) et leur substitue « un bouquet de soucis sauvages » (le souci, fleur de l’élégie on l’a vu, est ici porteur aussi de sensualité par sa sauvagerie). Mais il va surtout substituer aux « pures émotions d’un amour que rien ne semblait devoir traverser », une romance sensuelle autrement plus envoûtante et qui trouble d’autant plus la jeune vierge, Marie, qu’elle n’est pas chantée par la voix du fiancé, mais par « une voix dont l’harmonie avait quelque chose de mâle et de plaintif à la fois », une vibration qui dit à la fois la plainte amoureuse et la menace. Socialement dominé mais érotiquement dominant par ses molles et mâles chansons, Pierrot le guitariste est un vrai Roi. Le récit laisse planer cette ambiguïté entre rivalité agressive et fascination entre les deux hommes (d’Auverney est presque plus troublé par la romance de Pierrot que ne l’est Marie) qui est aussi allégoriquement, transposée dans le domaine esthétique, l’ambiguïté qui unit et sépare le poème d’amour chaste et le poème érotique. La vibration du chant, dans sa violence douce, met en péril la stabilité de la construction amoureuse comme elle a profané le sanctuaire de fleurs de la fiancée. La romance menace l’ordre du blanc, sa pureté, ses certitudes. Elle introduit cette part d’exotisme et même d’étrangeté et d’altérité dont Hugo jouera plus tard dans les Orientales, en s’appuyant sur un intertexte de romances arabes et mauresques (voir les notes de Hugo lui-même : les romances d’amour qu’il cite ressemblent à celle que chantait Bug Jargal) à qui est en quelque sorte déléguée cette voix élégiaque, c'est-à-dire cette voix « mâle et plaintive à la fois ». Il n’est pas interdit de penser par ailleurs que le charme (au sens fort) de la vibration de la voix et des cordes de la guitare entre pour une certaine part – ambiguë, ambivalente – dans la fascination/prévention de Hugo à l’égard des pouvoirs de la musique, toujours plus ou moins suspecte de « prendre son bien » à la parole, au langage articulé, par sa capacité supérieure à dire l’indicible[56].

 

L’élégie troubadour

Mais l’on pourrait faire la même remarque à propos d’un autre exotisme temporel cette fois, avec les élégies qui se donnent comme généalogie l’héroïde, la ballade médiévale, la romance, la chanson : l’élégie troubadour. La lettre de Raymond à Emma dans l’élégie « Le jeune banni[57] », fut d’abord dénommée « héroïde », « Monrose » un texte antérieur[58] est une « Romance », tandis que « La fiancée du timbalier[59] » est une « Ballade ». Ce sont des élégies comme il s’en publie des dizaines à l’époque[60] qui jouent sur le pathos de la mort d’amour, de la voix plaintive (« La mort glaça sa voix plaintive » dit le mauvais vers de « Monrose » ; « Prête à mourir ma voix se perd » dit mieux « le jeune banni ») du poète ou du guerrier mourant (Millevoye, Lamartine, etc.[61]). Au-delà d’une analyse détaillée de la topique élégiaque et des effets transgénériques, c’est une réflexion méta-poétique qui me retiendra ici car, comme pour le roman exotique ou frénétique, c’est une autre voix, une autre langue, exilée, étrangère, de surcroît saisie dans l’imminence de son effacement, qui prend en charge la dimension érotique. C’est même doublement le cas dans « Le jeune banni » puisque d’une part Raymond, le double fictionnel de Victor, est saisi en train de parler la lettre qu’il écrit, et que d’autre part, ce qui cause le bannissement et la mort du poète mourant d’amour, c’est le fait que la parole de jubilation érotique s’était échappée pendant le sommeil de Raymond et qu’elle avait été surprise par le Père. La poétique de l’élégie hugolienne à cette époque est donc liée à la fois à l’interdit ou à la transgression de la communication écrite ou orale, et au contrôle et au pouvoir de la parole. D’ailleurs, ce lien de l’élégiaque et de l’épistolaire est confirmé par le contexte biographique (difficulté pour correspondre avec Adèle, poèmes intégrés dans des lettres – comme « À toi » repris dans le livre V des Odes). Mais surtout, c’est le songe (au sens classique, presque générique du terme), la fiction, la fantaisie, et même un certain fantastique (« La chauve souris », « Le nuage », « Le cauchemar » dans le même livre V des Odes) qui mènent la transaction avec la souffrance psychique. C’est ce que confirmera le poème inaugural des Feuilles d’automne, établissant le lien entre le déplacement romanesque et le déplacement fantaisiste en particulier en ce qui concerne l’alliance élégiaque de l’amour et de la douleur :

 

Si parfois de mon sein s’envolent mes pensées

Mes chansons par le monde en lambeaux dispersées ;

S’il me plaît de cacher l’amour et la douleur

Dans le coin d’un roman ironique et railleur ;

Si j’ébranle la scène avec ma fantaisie[62]

[...]

 

L’élégie est un genre facilement modélisable, donc imitable, « instrumentalisable ». Il est donc naturel que le jeune Hugo l’ait pratiquée, et en ait exploité les « fonctionnalités » possibles. On n’est pas loin d’une sorte de « pragmatique du discours » lyrique, ce qui n’est pas étonnant quand on aborde une catégorie comme la plainte, qui relève à la fois du langage et du geste, donc du performatif, dans le grand jeu sur les bords du refoulement et de la confidence et dans la tension entre sujet empirique et sujet lyrique. La difficulté, bien sûr, consiste à évaluer la proportion de naïveté et celle de jeu qui entrent dans la composition des élégies de cette période. Hugo est-il dupe de ses propres variations élégiaques, ses préludes en pleurs, ses gammes ? S’il l’est, en tout cas cela ne durera guère. Une lecture du schéma de l’ode dixième « À Gentilly » suggère ce glissement vers le constat du simulacre de la fantaisie mélancolique : la rêverie est fugace, les charmes tantôt féeriques, tantôt funèbres de l’imagination poétique sont de « fugitifs instants » qui permettent d’échapper au « cercle de douleurs » et ne laissent qu’une trace, un souvenir

 

Comme un son triste et doux qu’on écoute long-temps ![63]

 

Élégie au carré, élégie comme souvenir du moment poétique en quelque sorte. Plus tard, le jugement sera plus cassant, il sera seulement question de « petits vers badins et de grands vers pleureurs[64] », j’y reviendrai à propos de la cuisante satire du poète élégiaque qui ouvre le Dernier jour d’un condamné.

 

On peut ajouter que, d’une certaine manière, Hugo s’est toujours tenu à l’écart d’autres variantes contemporaines de l’élégie, qu’il n’est pas descendu en dessous de l’élégie troubadour : pensons par exemple à cette catégorie que Deschamps désigne dès 1823 comme « poésie pharmaceutique » :

 

[à propos des malades et mourants, mères, filles, sœurs, etc.] je ne croyais pas qu’il fût possible d’étendre plus loin cette galerie d’infirmes, sans risquer d’indisposer les gens qui se portent bien [et d’ajouter plus loin : ] il faudrait qu’un jeune auteur de ma connaissance me permît de publier une élégie qui s’intitule « L’Oncle à la mode de Bretagne en pleine convalescence ». Ce serait bien certainement la clôture définitive de toutes les poésies pharmaceutiques[65].

 

La question sera plus délicate lorsque j’analyserai la composante élégiaque des poésies historiques, politiques et sociales : cette poésie-là, compassionnelle, n’est pas exempte de larmoiements, mais pas, non plus dénuée d’efficacité… mais c’est une autre histoire, celle qui mène du petit savoyard des Poëmes et chants élégiaques d’Alexandre Guiraud (1824) au Petit-Gervais des Misérables

 

L’apparition du souvenir dans l’ode « À Gentilly » révèle la composante temporelle, qui est essentielle à la compréhension de la nature et de l’évolution de l’élégie chez Hugo. En d’autres termes, d’une part l’élégie n’a pas le même statut dans l’esprit de Hugo en fonction des âges de la vie, d’autre part le temps lui-même devient un thème élégiaque, thème qui trouvera son point culminant avec « Tristesse d’Olympio ».

 

C’est pourquoi je propose une sorte de conclusion/transition fondée sur une réflexion sur le grand tournant intime (Les Feuilles d’automne, la crise Adèle Sainte-Beuve) et idéologique (Le dernier jour d’un condamné, Dovalle, Galloix) de 1829-1833

 

« Un jour vient où… » (Les Feuilles d’automne)

« Un jour vient où soudain » : la formule qui ouvre la pièce XXXVI des Feuilles d’automne est connue. Elle est datée par Hugo de novembre 1831 : cela ne signifie pas que l’on puisse situer avec précision (« à quelle heure s’il vous plaît ? ») ce basculement qui s’opère dans la conscience du temps intime. Un recoupement avec Lamartine évoquant le « midi de la vie » pour étayer la dimension autobiographique de l’élégie[66] et une notation de Océan peuvent nous aider à saisir ce phénomène - du reste assez tristement banal - de la soudaine prise de conscience du temps humain, à l’âge de la « maturité » :

 

La vie est triste. On en passe une moitié à s’attendre, et l’autre moitié à se quitter[67].

 

La notation datant de 1846, on est bien sûr conduit à voir dans ces deux moitiés celles du diptyque des Contemplations « Autrefois/Aujourd’hui ». Cependant, si l’on retient simplement l’idée de bascule temporelle, on peut aussi penser à des événements antérieurs à septembre 1843, notamment à ces trois deuils (la mère, l’enfant, le père) comme réveillés, ravivés par la crise conjugale et un ciel qui se couvre de gros nuages lourds :

 

Hélas ! [ce mot racine de l’élégie est si rare chez Hugo !] ô mon amie, hélas ! voici que l’ombre

Envahit notre ciel, et que la vie est sombre[68]

 

dit la pièce XII des Feuilles d’automne, datée, elle, d’août 1829. Deux projets, datés de 1830-31-32 (Manuscrit 24 798, Océan p. 483) confirment cette hypothèse :

 

Mon premier cheveu blanc – élégie

Les larmes d’un homme – élégie

 

Une (rapide) analyse du corpus élégiaque dans Les Feuilles d’automne peut recouvrir ces deux motifs, pas si triviaux que cela. Le premier s’illustrerait assez aisément par toutes les pièces qui évoquent le passage du temps et les « cendres froides » du passé. Avec une nuance cependant pour le deuxième : Hugo pleure assez peu dans ce recueil : les secousses de la vie ouvrent certes une fêlure élégiaque (la préface le déclare explicitement) mais ne lâchent pas la bonde d’un épanchement quasi fluvial[69]. En revanche une partition semble s’établir entre deux figures : la pleureuse d’un côté, le rêveur de l’autre. La pleureuse c’est Adèle (voir la pièce XVII des Feuilles d’automne « Pleure. Les pleurs vont bien même au bonheur ; tes chants/ Son plus doux dans les pleurs ; tes yeux purs et touchants / Sont plus beaux quand tu les essuies[70] » mais c’est aussi une « objectivation » (vaguement excitante, vaguement sadique) de l’élégie : la « plaintive élégie en longs habits de deuil » de Boileau (que Hugo n’aime pas) qui prendrait en quelque sorte en charge la pente domestique, féminine, consolatrice de l’élégie tandis que la part métaphysique, virile et contemplative est représentée par le rêveur hagard de « La pente de la rêverie » ou par le promeneur pensif et penché du Paris nocturne. Pure hypothèse évidemment, mais on aimerait voir dans cette distinction, voire cette opposition, une forme de résistance et de réaction à une double influence néfaste de Sainte-Beuve : sur le plan amoureux (les nuages du couple font pleurer l’épouse tandis que l’époux garde l’œil sec) et sur le plan esthétique (l’élégie intime, familière, domestique, lakiste). En quelque sorte Hugo construit une séparation des tâches entre deux postures existentielles et esthétiques : l’une, celle de Sainte-Beuve, qui reste à jouer au bord et nage à la surface (allusion aux premiers vers de « La pente de la rêverie ») ou chemine humblement et bourgeoisement comme Joseph Delorme, l’autre : celle du rêveur hugolien qui plonge au fond, et remonte avec un cri terrible. En bref : ce qui empêche définitivement de réduire Hugo au statut bonhomme de poète de l’intimité et Les Feuilles d’automne à un sage volume d’élégies d’autobiographie chantée, c’est que l’esthétique de la contemplation et du cri (élégie verticale) y mine déjà celle de la consolation et de la berceuse élégiaque (élégie horizontale). Il n’est donc pas certain que Sainte-Beuve ait raison quand il écrit : « Hugo était un jeune barbare. Au temps des Consolations, j’ai tenté de le civiliser. J’y ai un peu réussi[71] ». À la rigueur on pourra dire que l’élégie verticale (mais est-ce encore une élégie ?) vient « compliquer » (verbe hugolien) l’élégie horizontale.

Tout cela ne signifie en rien que Hugo soit une brute insensible. L’œil sec, on l’a vu ne veut pas dire cœur sec, mais deuil digne et résistance à la voix plaintive. Si l’on excepte quelques galanteries qui témoigneraient d’un abandon passager à l’élégie érotique, notamment avec le recours à un vieux topos de l’élégie romaine, le paraclausithuron ou chant devant la porte fermée (porte de la chambre conjugale, porte de la salle où l’aimée prend son bain par exemple[72]), Hugo n’adopte pas le mode plaintif ou verlainien de l’élégie amoureuse. Il pleure mais en dedans :

 

Pour moi, c’est ma coutume et mon tempérament,

Je souffre et je me tais ; je sais stoïquement

Laisser saigner mon cœur, laisser pleurer mon âme

Quand m’a-t-on entendu me plaindre d’une femme ?[73]

 

Voilà certes un peu vite évacuée la question de l’élégie de la vie privée, des deuils et des malheurs amoureux, et la dimension personnelle, vécue, de l’élégie chez Hugo. Mais, en même temps, la douleur chez Hugo n’est pas thématique : elle est heuristique. Elle n’est pas un contenu soumis à un travail esthétique, elle est une expérience au sens fort, un chemin d’accès à une connaissance. S’il y a intériorité, c’est celle du « gouffre intérieur » identifié en 1837 dans la fameuse « Tristesse d’Olympio ». Si Hugo a pu être tenté, l’espace d’une saison d’automne, par une version plus domestique de l’élégie, c’est qu’elle pouvait à la rigueur partir du réel pour transmuer l’expérience vécue en élaboration d’une figure de soi, qu’elle était davantage capable, à coup sûr, que l’élégie troubadour de convertir le sujet empirique en figure lyrique, et le lyrique comme type de discours (parmi d’autres) en Lyrisme comme résultat du transfert de la poéticité du texte sur la figure du poète. Contre Sainte-Beuve, on peut donc dire qu’on peut être « étranger comme homme à ce qu’on a écrit comme poète » : Hugo le dit dès 1823-24[74] (formule que l’on peut compléter par celle-ci, plus tardive « Je suis, lorsque je pense, un poète, un esprit, / Mais sitôt que je souffre, hélas ! je suis un homme ! »[75]).

 

De plain pied avec la mort

Mais ce n’est pas exactement cette dynamique tensionnelle entre sujet empirique et sujet lyrique qui se joue dans le mode élégiaque (peu importe : le pacte lyrique élégiaque peut admettre de tels jeux – je me demande même s’il n’est pas fait que de ces jeux). On a vu comment Hugo déplace et dégage les affects négatifs sur des figures (la pleureuse, le voyageur, le plongeur, le passant penché et pensif des nuits urbaines). Ces figures sont des simulacres moins exotiques moins factices, plus plausibles certes qu’un guerrier mourant ou une fiancée de timbalier, mais des simulacres malgré tout, des images, qui, de manière évidente, sont là pour prendre en charge la souffrance de l’homme et finissent par diluer l’élégie comme discours, comme genre, dans l’image intime peut-être mais non-personnelle du Poète. La fin de l’élégie signe donc – et sans doute bien avant Villequier et l’exil – l’entrée dans le temps de la contemplation.

Mais l’on peut, pour conclure, esquisser un renversement strictement symétrique : par une recusatio inverse, le poète peut renier et même discréditer l’élégie pour entrer dans le temps de l’action, jouer non pas de l’efficacité symbolique d’un Lyrisme conçu comme support d’un long et immense travail de deuil, mais jouer au contraire d’une esthétique de la cruauté ou du moins de l’efficacité réelle d’un discours « atroce » parce qu’il montre, de manière « contre-élégiaque », que « celui qui souffre est de plain avec la mort[76] » et que cette réalité, cette actualité (au sens fort) de la mort dépasse de loin la petite question de l’élégie pour dénoncer une violence sociale vraie. Les trois textes que l’on peut citer à l’appui de cette hypothèse sont tous trois des textes de prose efficace, manifestaire, militante. Les deux premiers abordent la mort du poète : Charles Dovalle (1830, voir aussi Hernani et sa préface) puis Ymbert Galloix (1833), le troisième est le journal d’un condamné à mort (Le dernier jour d’un condamné, 1829 et 1832 pour la deuxième préface[77]).

Le point commun de ces trois textes, c’est peut-être l’humour noir (qui est comme une complication de l’élégie) ou l’ironie tragique autour de la réalité de la mort, pour dire la fin du simulacre des élégies du poète mourant ou des fictions d’écriture posthume (Les Tristes de Nodier, le Joseph Delorme de Sainte-Beuve, par exemple). Dans les trois textes, l’élégie est expressément désignée comme la modalité qui ne résiste pas à cette épreuve, à cette commotion qu’est la mort réelle, qui est la forme même de la violence sociale au sens le plus concret du terme : duel, suicide, mort de misère, mise à mort du condamné. Tous les poètes mourants des élégies de la Restauration ne pèsent pas lourd, avec leur voix plaintive et expirante, par rapport à ces trois morts. Ymbert Galloix « n’est pas un homme qui dit : Je souffre, c’est un homme qui souffre ; ce n’est pas un homme qui dit : Je meurs, c’est un homme qui meurt ». Les strophes « troubadour » du poète élégiaque de la « comédie à propos d’une tragédie » qui préface Le dernier jour d’un condamné tirent les larmes aux yeux de Mme de Blinval ; ces vers rappellent les « grands vers pleureurs » que Hugo avait pu pratiquer dans sa prime jeunesse et la violence de l’ironie avec laquelle il disqualifie ce Romantisme modéré aux émotions « douces rêveuses mélancoliques » (surtout pas de sang, pas d’horreur !) est à la mesure de la violence tragique du fait social de la peine de mort. Or le nouveau Romantisme ici prôné est bien du registre de la secousse, de la commotion violente :

 

Les esprits, affadis par la comédie en paniers et l’élégie en pleureuses, avaient besoin de secousses et de secousses fortes. Cette soif d’émotions violentes, de beaux et sombres génies sont venus de nos jours la satisfaire[78].

 

Que les deux poètes, Dovalle et Galloix, aient pratiqué l’élégie, qui plus est de manière diaphane ou conventionnelle (Hugo ne tait pas ses réserves à l’égard des faiblesses élégiaques) et que le criminel s’abandonne au souvenir nostalgique d’une promenade dans les feuilles mortes[79] n’a finalement que peu d’importance au regard de la violence atroce qui éclate avec leur mort. Il y a du sang sur les élégies que contenait le portefeuille déchiré par la balle de pistolet qui a tué Dovalle (et il s’agit d’un détail authentique, pas mythographique). En mettant ces cœurs à nu (et bien saignants : « chansons toutes saignantes encore » de Dovalle ; lettre de Galloix comme « anatomie, sur la chair qui saigne, sur la chair qui hurle » « autopsie effrayante d’une âme » ; journal du condamné comme « livre atroce », « procès verbal de la pensée agonisante » « autopsie intellectuelle ») la littérature emprunte une voix puissante, elle parle à une société. En apparence aux antipodes de l’élégie par leur forme et le type communication qu’ils impliquent le journal et surtout la lettre sont des « contre-élégies », c'est-à-dire des élégies qui sont d’autant plus efficaces, pathétiques, poignantes, qu’elles ont négligé de l’être :

 

Cet homme qui n’avait pour les biographies qu’une prose assez incolore et pour ses élégies qu’une poésie assez languissante, le voilà tout à coup admirable écrivain dans une lettre. Du moment où il ne songe plus à être prosateur ni poète, il est grand poète et grand prosateur[80].

 

Mais cette efficacité littéraire se double d’une efficacité humaine : à quoi bon faire de l’ « élégie théologique » ou du « sermon sentimental » (on appréciera le chiasme) comme le piètre prêtre du Dernier jour d’un condamné, sorte de fonctionnaire blasé de la consolation ? À quoi bon galvauder le pathos comme « les harangueurs en pleureuses » à la Chambre, affairés à protéger de la peine de mort quatre « hommes du monde » ? :

 

Ce fut une lamentation, une myriologie, un concert de psaumes lugubres, un super flumina babylonis [...] La chose fut on ne peut plus pathétique et pitoyable [...] le bon public qui n’y comprenait rien, avait les larmes aux yeux[81].

 

A contrario, la vraie élégie, qui ne porte même plus ce nom, garde l’œil sec et se fait plus sobre. Elle donne un sens plus authentique à la compassion, elle n’est plus une pose élégiaque, une myriologie, un attirail rhétorique, mais elle annonce le travail de Myriel, celui qui vient réparer ce que le prêtre du Dernier jour d’un condamné avait bâclé comme machinalement et médiocrement. C'est-à-dire qu’il vient non pas consoler le condamné à mort, mais com-pâtir, être de plain pied avec la mort de l’autre. Cette sainteté compassionnelle, qui n’est tout de même pas tout à fait un sentimentalisme appliqué à la politique (on s’approche malgré tout du versant idéologique de l’étude de l’élégie chez Hugo), a été reprochée à Hugo, mais n’oublions pas un détail qui fait de ce condamné à mort un frère du poète sur la scène du siècle et du cœur : c’était un saltimbanque…


[1] Sainte-Beuve : « En nous tous, pour peu que nous soyons poëtes […] il existe ou il a existé une certaine fleur de sentiment, de désirs, une certaine rêverie première, qui bientôt s’en va dans les travaux prosaïques [ceux de l’homme positif], et qui expire dans l’occupation de la vie. Il se trouve en un mot, dans les trois quarts des hommes, comme un poëte qui meurt jeune, tandis que l’homme survit. », « Millevoye », Portraits littéraires, t.I, Garnier, 1832, p. 415.

[2] E. Géraud, F. Labouisse et tant d’autres Mouffle, Moutardié, ou Puyminet qui hantent les recueils de l’Académie des Jeux Floraux, (Jean-Noël Pascal les appelle plaisamment « les élégiaques-cassoulet »), l’Almanach des muses et toutes les Guirlandes des demoiselles.

[3] Seconde préface, « Des destinées de la poésie », Revue des deux Mondes, 15 mars 1834. « La poésie sera de la raison chantée, voilà sa destinée pour longtemps ; elle sera philosophique, religieuse, politique, sociale, comme les époques que le genre humain va traverser ; elle sera intime surtout, personnelle, méditative et grave. »

[4] Profession de foi très hugolienne : « La mission, l’œuvre de l’art aujourd’hui, c’est vraiment l’épopée humaine ; c’est de traduire sous mille formes, et dans le drame, et dans l’ode, et dans le roman, et dans l’élégie- oui, même l’élégie redevenue solennelle et primitive au milieu des ses propres et personnelles émotions, - c’est de réfléchir et de rayonner sans cesse en mille couleurs le sentiment de l’humanité progressive [...] », « Espoir et vœu du mouvement littéraire et poétique après la Révolution de 1830 », (11 octobre 1830), Premiers lundis, t. I, p. 406.

[5] Dominique Combe, « La référence redoublée », in Figures du sujet lyrique, PUF, 1996. Tension notamment entre sujet dit empirique et sujet lyrique ; problématique incontournable en matière d’élégie.

[6] Voir Henri Girard (éd.), Un manifeste du Romantisme – La Préface des Études françaises et étrangères d’Émile Deschamps, Paris, les Lettres françaises, 1923.

[7] Voir mon étude, à paraître, « L’élégie et les genres sous l’Empire et la Restauration » colloque « Le Genre de travers – littérature et transgénéricité », Université de Poitiers, Henri Scepi et Dominique Moncond’huy dir., La Licorne, Université de Poitiers, 2007.

[8] Ainsi pour Gustave Planche le Chatterton de Vigny est une élégie (« États du théâtre en France », Portraits littéraires, Charpentier, 1853, p. 237). Vigny élégiaque ? c’est bien étrange… mais révélateur d’une certaine confusion et aussi d’une réévaluation de l’élégie, genre longtemps minoré et qui devient l’objet d’une investissement croissant. Et l’on a vu plus haut Lamartine et Sainte-Beuve rapprocher l’élégie de l’ode et de l’épopée. Si une méditation lamartinienne est une élégie métaphysique, une élévation vignienne peut aussi aspirer au titre.

[9] Sur la distinction Lyrique/Lyrisme, voir Antonio Rodriguez, Le Pacte lyriqueConfiguration discursive et interaction affective, Mardaga, 2003, Introduction : le Lyrique est une « structuration typique du discours », tandis que le Lyrisme est une « notion historiquement située dans la tradition romantique, qui engage un imaginaire de la création poétique et rend esthétique une attitude existentielle ».

[10] Un exemple asse révélateur : Pierre-Ange Vieillard publie trois textes conjointement chez Pillet aîné en 1823, Les Adieux de Raoul de Coucy à Gabrielle de Vergy, romance historique ; La Rupture, élégie ; Chactas au tombeau d'Atala, romance. 

[11] « Je suis un homme qui pense à autre chose », Choses vues, 27septembre 1863, Quarto Gallimard, 2002, p. 938.

[12] « Voix plaintive » : syntagme figé récurrent, valant quasiment, selon mes hypothèses, pour synonyme d’Élégie. On le retrouve chez Hugo aussi. « Plaintive » est une épithète de nature pour l’Élégie au moins depuis l’Art poétique de Boileau.

[13] Victor est enlevé à sa mère pour être mis à la pension Cordier en février 1815. Voir éd. Pléiade, t. I, p. 61 et p. 1148. On aurait tort de tenir pour quantité négligeable les traumatismes de l’enfance de Victor Hugo.

[14] Ibid., p. 179. Élégie exotique certes, mais lisible sans doute en termes « politiques » (lamentations sur la mort du premier nouveau-né mâle de la Duchesse de Berry en 1818) et peut-être aussi selon un imaginaire des origines personnelles qui associe volontiers le berceau et la bière (voir la pièce liminaire des Feuilles d’automne et tant d’autres expressions de cette détresse originelle du nourrisson – les « cris dans les ténèbres » de Gavroche bébé, Misérables II, III, I – conjuguée au fantasme du destin héroïque de l’enfant exposé, sorti vainqueur de l’ordalie).

[15] En juin 1820, dans la treizième livraison du Conservateur Littéraire, Abel Hugo expose les « tarifs » des Jeux floraux : l’élégie est au même niveau que l’églogue et l'idylle. Une Ode vaut 400f et un Discours 450.

[16] Mais il recommande ses amis [Vigny]: « Permettez-moi, monsieur, à propos de la séance du 3 mai, de vous parler un peu du concours. Je prends la liberté de recommander à votre attention spéciale et éclairée une ode sur les troubles actuels de l'Europe, une élégie intitulée Symétha, une autre élégie, Le convoi de l'émigré, qui toutes me paraissent offrir du talent. Je serais heureux que ces ouvrages obtinssent des distinctions quelconques ; j'en serais plus heureux encore que leurs auteurs, à cause de l'affection que je leur porte ». À M. Pinaud, 28 mars 1821.

[17] Source J.-N. Pascal, Cahiers Roucher-André Chénier, n°25, 2006.

[18] Joseph Treneuil, « Les tombeaux de Saint-Denis » [1806], Poëmes élégiaques, Nouvelle édition, Paris, F. Didot, 1824, p. 151 sq ; et Abel Hugo [J. A***] « Les tombeaux de Saint-Denis, ou description de cette abbaye célèbre [...] », Paris, F.M. Maurice, 1824 (Bibliographie de la France, 11 décembre 1824).

[19] « Plainte d’une jeune israélite sur la destruction de Jérusalem », Académie des Jeux Floraux, 1816.

[20] Odes, éd. Pléiade, I, 289.

[21] Jacques Seebacher, « L’image de soi », Victor Hugo ou le calcul des profondeurs, PUF, 1993, p. 268. 

[22] Sur l’orchestration romantique en général voir Laurence Tibi, La Lyre désenchantée, l’instrument de musique et la voix humaine dans la littérature française du XIXème siècle, Paris, Champion, 2003.

[23] « Arma gravi numero violentaque bella parabam edere, materia conveniente modis par erat inferior versus [...] » (« J'allais chanter, sur un rythme grave, les armes et les combats sanglants ce sujet convenait à mes vers ; chacun d'eux était d'égale mesure. »)

[24] Ce serait oublier la dimension plaisante de l’élégie érotique romaine (la boiterie du distique élégiaque est le fruit d’une farce de Cupidon) et ce serait faire de Hugo un émule de Loyson, ce poète qui, même en plein vol, a l’air de boiter !…

[25] Fondateur en 1817 de La Ruche d’Aquitaine, le poète bordelais Edmond Géraud est l’auteur d’élégies et de romances, typiques de cet épicurisme aimable qui perdure avec Parny. Voir Un homme de lettres sous l'Empire et la Restauration (Edmond Géraud), fragments de journal intime, publiés par Maurice Albert, Paris, Flammarion, (sd [1893]).

[26] Les Misérables, I, I, I « [...] toute la première partie de sa vie avait été donnée au monde et aux galanteries ». Frappée par deux deuils (mort de l’épouse, la Révolution) la courbe de l’élégiaque érotique s’infléchit vers la mélancolie, voire le funèbre. Destin exemplaire, lu ainsi, de la grande mutation de l’élégie au tournant des Lumières. En poussant plus loin, la mutation se prolonge : Myriel ne devient pas pour autant un myriologue ; il saura dépasser le Deuil en entrant dans la sagesse raisonnée de la Charité. N’est-ce pas là un peu la courbe suivie par Hugo lui-même ?

[27] GAY, Sophie, « L’Inconstant – élégie », La Muse française 8, février 1824, repris dans Les Annales romantiques de 1826. NODIER, Charles, « Elégie » [« Tu ne me verras plus ! »], La Muse française 8, février 1824, repris dans Les Annales romantiques de 1825. TASTU, Amable, Poésies, 1826, Paris, Dupont. etc.

[28] Signé « V. », Le Conservateur Littéraire, 29e livraison, t. III, 1820, pp 338 sq.

[29] Jacques Chouillet, dans L’esthétique des Lumières, PUF, 1974, Chapitre « L’expérience des limites », définit à juste titre André Chénier comme « un violent » (et il ne fait là référence ni aux iambes ni aux proses de la période révolutionnaire).

[30] Voir la lettre à Adèle du 4 mars 1822, à propos d’une robe jugée trop retroussée pour passer le ruisseau dans la rue, Correspondance familiale, Laffont Bouquins, I, p. 323 et cette notation du carnet « belle dame, disait marforio, la pudeur se tache plus aisément encore qu’une robe de soie », ibid., I, p. 761.

[31] Laffont Bouquins, Poésie III, pp. 435 sq.

[32] Tissot (Publicola Petissot) est brocardé pour ses mauvaises traductions de Virgile dans Le Conservateur Littéraire, ce même Tissot qui signera une Étude sur Parny en tête des Œuvres posthumes (1827) du « Tibulle français ».

[33] Littérature et Philosophie mêlées, Critique, Laffont Bouquins, p. 162.

[34] Correspondance familiale, op.cit., I, p. 314.

[35] Correspondance familiale, op.cit., I, 278-279.

[36] « Des transports ennemis de la paix du sommeil/ M’agitent tout à coup en un soudain réveil ;/ Et seul, je trouve alors que ma bouche enflammée/ Crut, baisant l’oreiller, baiser ta bouche aimée ; / Et que mes bras, en songe allant te caresser, / Ne pressaient que la plume en croyant te presser. », André Chénier Œuvres poétiques, éd. Buisson/Guitton, Orléans, Paradigme, 2005, t. I, p. 253.

[37] « Où donc est le bonheur ? disais-je… », Les Feuilles d’automne, XVIII.

[38] Quatre vingt treize, II, I, II.

[39] Voir le dossier « La folie d’Eugène », Correspondance familiale, op.cit., II, 755sq.

[40] « Sur Lord Byron », Littérature et philosophie mêlées, Bouquins Laffont, p. 157. Voir aussi le plus tardif et dans une autre perspective le « Lion d’Androclès » Légende des siècles I, Poésie II, p. 859 : Tibulle et Catulle sont évoqués dans leurs amours au cœur de la barbarie et de la décadence romaine : honte à celui qui badine pendant que Rome se livre à l’orgie et la violence.

[41] Voir Jacques Seebacher, « L’image de soi », Victor Hugo ou le calcul des profondeurs, PUF, 1993, p. 264 : « La découverte de Chénier, en 1819, éclate comme une reconnaissance, un programme, une théorie. La présentation du poète martyr de la Terreur vaut en effet autoportrait. » Le portrait de Cimourdain radicalise les traits : « Personne ne l’avait vu pleurer. Vertu inaccessible et glaciale. Il était l’effrayant homme juste. », Quatre vingt treize, II, I, II.

[42] Lettre à Adèle, 8 juin 1822, Corr. I, 399.

[43] Lettre à Adèle, 22 mai 1825, Corr. I, 662.

[44] Anthropologie structurale, Chapitre X, « Magie et religion » (efficacité symbolique du langage fourni par le mythe).

[45] Laffont Bouquins, Poésie I, p. 1094.

[46] « Regret » Odes, V, II, Pléiade p. 451.

[47] Pléiade, I,  p. 470.

[48] Correspondance I, p. 762, carnet 1820-21. Formule qui consonne étrangement avec ce fragment de Chénier (que Victor Hugo ne pouvait connaître) : fragment de l'Amérique (André Chénier Œuvres complètes, éd. Walter, Pléiade, p. 426) "Un cœur sensible et tendre et jusqu'à la faiblesse/ Mais un esprit de fer, mais un courage altier ... / Un cœur tendre et facile, une tête indomptable". C’est là un lieu commun pour tous les jeunes garçons qui sont passés par le Collège, le Latin et/ou le Grec.

[49] Pièce XXXV, Pléiade, I, p. 1099 : « [...] le deuil à l’œil sec, au visage rêvant/ Cet ami sérieux qui blesse et qu’on révère/ Avait posé sur notre front sa main sévère. » (je souligne, car c’est, peut-être, la première figuration masculine de la « plaintive élégie en long habits de deuil » : cette résistance au devenir-femme de l’élégie est, en soi, une déviation de la voix plaintive).

[50] Voir toute la fin des Misérables Jean Valjean passe de l’hébétude aux sanglots effrayants et Quatre vingt treize, chap. « Sein guéri, cœur saignant », la prostration de Michèle Fléchard.

[51] « But de cette publication », Littérature et philosophie mêlées, Critique, Bouquins Laffont, p. 52.

[52] Rességuier note à propos des Poëmes et chants élégiaques de Guiraud : « Ce nom dans tous les genres est un heureux présage. Le succès des Macchabées, en nous révélant un poëte tragique, nous a promis dans de grandes scènes de douleur un grand poëte élégiaque (La Muse française, n°8, février 1824). On a vu plus haut Gustave Planche définir Chatterton comme une élégie.

[53] Étrange association de l’épanchement et de l’idée, qui fait que Pierre Laforgue commente ce passage dans le sens idéologique (voir son étude sur Han d’Islande roman ultra http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/Groupugo/00-01-22laforgue.htm)

[54] Correspondance familiale, I, p. 308.

[55] Les Feuilles d’automne, I, Pléiade, I, p. 718.

[56] Cette conscience (fort banale au demeurant) de l’inhabileté fatale du langage est présente dès la toute première élégie composée par Hugo, à treize ans : certes la « voix consolatrice » de la mère a calmé la voix plaintive de l’esseulé, mais il constate amèrement : « Cette élégie est l’ouvrage de deux heures. Pourquoi l’esprit [dit-il] Si mal ce que le cœur sent si bien ? », Trois cahiers de vers français, Pléiade, I, p. 61.

[57] « Le jeune banni – Raymond à Emma – élégie », Pléiade, I, p. 236.

[58] Appendice, Pléiade, I, p. 1135.

[59] Odes et Ballades, « Ballade sixième », Pléiade, I, p. 510.

[60] Voir Millevoye et les sections « Ballades » et « Romances » qui suivent ses élégies (Œuvres complètes, I, Furne, 1837) ; Ollier : « Le jeune guerrier à ses derniers moments » (Académie des Jeux Floraux) ; « Blanche et Wilhelm », élégie traduite de l’allemand par L. Th. Pélicier ou « Glorvina » de Resseguier (le Conservateur Littéraire), etc.

[61] Ce motif a été exposé et analysé par José-Luis Diaz « L’aigle et le cygne. Au temps des poètes mourants », RHLF, n°5, 1992 ; « Lamartine et le Poète mourant », Romantisme, n°67, 1990 et par Aurélie Loiseleur, L’Harmonie selon Lamartine – Utopie d’un lieu commun, Champion, 2005, « Le Poète rend l’âme », pp. 210 sq. et « Lamartine et le ‘Philosophe mourant’ », Romantisme, n°124, 2004.

[62] Les Feuilles d’automne, Pléiade, I, p. 718.

[63] Pléiade, I, p. 464.

[64] « But de cette publication », op.cit., p. 49.

[65] La Muse française, douzième livraison, juin 1824, op.cit., p. 317. L’existence d’une saisie ironique de l’élégie est donc attestée très tôt, signe de son rapide épuisement, de son obsolescence sur le marché des biens poétiques, y compris chez les élégiaques eux-mêmes (voir mon étude : « Fêlures ironiques dans l’élégie romantique – sur Lamartine », colloque « Ironies romantiques », Ironies entre dualité et duplicité, Université d’Aix-Marseille, J. Gardes-Tamine, J. Gleize, V. Vivès dir., P.U.Provence, 2007)

[66] Voir mon étude « Un chant triste comme la vie réelle - Lamartine l’autobiographie et l’élégie » à paraître en 2007 dans un volume consacré à Lamartine et l’autobiographie, Nicolas Courtinat dir.

[67] Océan, Philosophie prose, Laffont Bouquins, p. 77.

[68] « Ô toi qui si longtemps… », Les Feuilles d’automne, XII, Pléiade, I, p. 746.

[69] Trait d’humour noir : un texte tardif -1875- sur les inondations dans le Midi se donne pour titre « L’élégie des fléaux », Bouquins Laffont, III, p. 507.

[70] Les Feuilles d’automne, XVII « Oh ! pourquoi te cacher ?... », Pléiade, I, 752. Dans Les Chants du crépuscule, « Dans l’église de Bièvres » et « Date lilia » unissent la maîtresse et l’épouse dans la même figure ici de la pleureuse rayonnante, là de la belle éplorée en prière.

[71] Mes poisons, cité par Claude Gély, La contemplation et le rêve – Victor Hugo, poète de l’intimité, Nizet, 1969, rééd. 1993, p. 286.

[72] Les chants du crépuscule, XXIII, « Autre chanson », « ô ma charmante, / Ecoute ici/ L’amant qui chante/ Et pleure aussi ! », Pléiade, I, p. 876.

[73] Océan Vers, (vers 1858), Bouquins Laffont, IV, 1000. Comparons à un célèbre distique : « Ô triste, triste était mon âme / À cause, à cause d'une femme »…

[74] « Idées au hasard », Littérature philosophie mêlées, op.cit., p. 164.

[75] Même idée, mais inversée : Byron peut pleurer dans une élégie et rire au billard, Littérature et philosophie mêlées, op.cit., p. 203.

[76] Océan, op.cit., p. 58.

[77] On peut y ajouter Claude Gueux, comme le fait de manière très convaincante Bertrand Abraham dans son étude sur Ymbert Galloix, à laquelle je renvoie http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/groupugo/98-04-25abraham.htm .

[78] « Sur M. Dovalle », Bouquins Laffont, Critique, p. 174.

[79] Le dernier jour d’un condamné, chap. XXXIV, Bouquins Laffont, p. 471.

[80] « Ymbert Galloix », Bouquins Laffont, Critique, p. 205.

[81] Le dernier jour d’un condamné, préface de 1832, Bouquins Laffont, p. 404.