Julie Anselmini : Le Masque de Fer, de Hugo à Dumas

Communication au Groupe Hugo du 8 décembre 2007
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Je remercie Claude Millet qui m’a suggéré, lors de la soutenance de ma thèse, ce travail visant à confronter le traitement du Masque de fer chez Hugo et Dumas. Je suis heureuse et en même temps intimidée de vous présenter ce travail, qui est celui d’une dumasienne et, bien sûr, d’une hugophile, mais non d’une spécialiste de Hugo. Je commencerai par rappeler brièvement comment s’est formé le mythe du Masque de fer, et par m’interroger sur le succès renouvelé de cette figure après 1830, puis je tâcherai de rétablir les liens qui peuvent intéresser l’histoire littéraire entre l’écriture des Jumeaux en 1839, et celle du Vicomte de Bragelonne, entre 1847 et 1850, mais aussi celle du drame tiré de ce roman, Le Prisonnier de la Bastille, représenté seulement en 1861. J’essaierai enfin d’interpréter les convergences et les écarts poétiques qu’on remarque entre ces différentes œuvres.

 

Généalogie du mythe

La première étape dans la constitution du mythe, ce sont des rumeurs qui, dès le règne de Louis XIV, furent engendrées par le passage en Provence d’un prisonnier masqué, conduit sous escorte exceptionnelle par Saint-Mars, qui fut gouverneur de la prison de Pignerol puis des îles Sainte-Marguerite avant d’être celui de la Bastille. Selon Jean-Christian Petitfils, dernier historien en date à s’être penché sur l’énigme du Masque de fer[1], ces rumeurs auraient été alimentées par Saint-Mars lui-même pour se donner de l’importance.

C’est cependant Voltaire, comme l’écrit Dumas dans Louis XIV et son siècle, qui « sonna la cloche d’éveil à propos de ce prisonnier d’État ». Dès 1745, aux dires du bibliophile Jacob (dont L’Homme au masque de fer, en 1837, a influencé Hugo et Dumas), c’est Voltaire qui aurait fait paraître les Mémoires secrets pour servir à l’histoire de Perse, parus sans nom d’auteur à Amsterdam, et où, sous le couvert de noms exotiques, il est raconté comment le comte de Vermandois, fils de Louis XIV et de La Vallière, fut emprisonné à vie pour avoir insulté le dauphin. Selon Paul Lacroix Jacob, Voltaire aurait appris l’histoire du Masque de fer du duc de Richelieu, sous le sceau du secret, et il l’aurait mise en circulation par cette voie détournée pour avoir le droit de s’expliquer sur un sujet qu’il n’aurait pas osé aborder en face, si quelqu’un n’en avait pris l’initiative avant lui.

De fait, l’ouvrage connaît un grand succès, et suscite en 1746 un Masque de fer du Chevalier de Mouhy. Puis en 1751, Voltaire insère l’anecdote du Masque dans son Siècle de Louis XIV ; sans se prononcer sur son identité, il souligne l’importance d’un personnage masqué enfermé toute sa vie dans des prisons d’État, à qui on prodiguait les plus grands égards, et qui mourut sans que disparût en Europe de personnage de premier plan.

La célébrité de Voltaire, mais aussi les haines qui l’entourent, vont à partir de ce moment donner une énorme résonance au mystère du Masque de fer. Dans L’Année littéraire de Fréron, paraissent en effet différentes opinions sur le Masque, destinées à dépasser l’incertitude où Voltaire avait laissé son lecteur quant à l’identité du prisonnier masqué : en 1759, Lagrange-Chancel soutient qu’il s’agit du duc de Beaufort ; en 1768, Sainte-Foix se prononce pour le duc de Monmouth, le fils naturel de Charles II. D’autres encore se mêlent de la querelle, comme le père Griffet, un jésuite, qui en 1769 établit historiquement l’existence d’un prisonnier mort à la Bastille en 1703 sous le nom de Marchialy, ou comme le baron d’Heiss, qui, en 1770, affirme dans le Journal encyclopédique que le Masque de fer était un secrétaire du duc de Mantoue.

En 1770, au moment où tout le monde désormais parle du Masque, y compris à la cour, Voltaire se décide enfin à répondre aux critiques dans L’Anecdote sur l’homme au Masque de fer, ajoutée à l’article Ana de la septième édition du Dictionnaire philosophique ; il y réfute les différentes hypothèses énoncées, et finalement, en 1771, dans une addition à une nouvelle édition du Dictionnaire philosophique, il donne sa version du mystère (en affirmant qu’il l’aurait fait plus tôt si la chose ne lui avait pas paru sauter aux yeux) : le Masque serait un frère aîné de Louis XIV, qu’Anne d’Autriche aurait eu d’un amant. Comme l’écrit Paul Lacroix, « [l]e système de Voltaire s’enracina [dès lors] dans les esprits, sans que personne osa songer à le renverser[2] ».

La légende prend un nouvel essor sous la Révolution, puisqu’elle devient entre les mains des révolutionnaires une arme pour combattre la monarchie absolue, assimilée à travers cette fable « à la tyrannie seigneuriale et au despotisme oriental[3] ». De nombreux libelles et pamphlets traitant du Masque circulent à cette époque. Après la prise de la Bastille, on se précipite sur les traces du prisonnier masqué, mais en vain, car même le feuillet correspondant à l’année de son arrivée a été arraché du registre de la Bastille.

Nouvelle étape importante dans la constitution du mythe, puisqu’elle va définitivement assimiler le Masque à un jumeau de Louis XIV : en 1790, dans ses Mémoires apocryphes du maréchal de Richelieu, Soulavie introduit une dissertation sur le Masque de fer, où il raconte comment, après la naissance du futur Louis XIV, Anne d’Autriche accoucha, la nuit, d’un second garçon qui fut immédiatement mis à l’écart pour éviter tout risque de guerre civile, sur le conseil de Richelieu. C’est cette version que retiendront Hugo, Dumas et la plupart des illustrateurs postérieurs du mythe, bien que durant tout le XIXe siècle, la vraisemblance historique fût plutôt du côté d’une hypothèse soutenue en 1795 par Sénac de Meilhan (dans ses Œuvres philosophiques et littéraires), pour qui le Masque était un certain Matthioli, premier ministre du duc de Mantoue.

La légende du Masque continue à courir durant toute la Révolution ; elle donne par exemple lieu en 1791 à une tragédie violemment antimonarchique du député Jérôme Le Grand, Louis XIV et le Masque de fer ou les Princes jumeaux ; et le mystère continuera de passionner la cour impériale, au point que Napoléon diligentera même une enquête – une version du mythe faisant de l’Empereur un descendant du Masque, donc des Bourbons !

Largement concurrencé par la légende impériale, le mythe revient surtout en force sous la Monarchie de Juillet : en 1830, paraît une Histoire authentique du prisonnier d’État connu sous le nom du Masque de fer, traduit d’un opuscule anglais lui-même imité d’une Histoire de l’homme au Masque de fer parue en France en 1825 ; en 1831, Fournier et Arnoult font représenter avec un brillant succès, à l’Odéon, Le Masque de fer ou le Sosie de Louis XIV ; Benoît Quinet, en 1837, publie à Bruxelles un poème dramatique, les Derniers moments de l’homme au masque de Fer, et le bibliophile Jacob fait paraître une dissertation historique, L’Homme au masque de fer.

Enfin, en 1839, Hugo écrit Les Jumeaux, drame en vers qu’il laisse inachevé et ne publiera pas de son vivant. Les sources probables de ce drame sont Voltaire et Soulavie, le bibliophile Jacob, et comme l’a montré Émile Henriot, il comporte aussi des réminiscences de La Prison de Vigny, écrit en 1821 et paru dans Les Poèmes antiques et modernes. Enfin, Hugo a certainement voulu surpasser le mélodrame de Fournier et Arnould, dans lequel avait joué Juliette Drouet (dans le rôle de Marie d’Ostanges). Cette pièce était d’assez médiocre qualité, mais, comme l’écrit Dumas dans ses Mémoires, « Lockroy y avait été magnifique », et elle « [avait fait] de l’argent[4] ».

 

Pourquoi ce renouveau du mythe après 1830 ?

Depuis sa naissance, le mythe du Masque de fer ne s’est jamais vraiment éclipsé, et il continue aujourd’hui encore à faire couler de l’encre. Il offre en effet un parfait cocktail de mystère, de scandale jeté sur la monarchie, de pathétique – il repose comme l’écrit Anne Ubersfeld sur une « double négation de la liberté et de l’identité[5] » – et il superpose en quelque sorte trois figures mythiques : celle du jumeau, qui symbolise selon René Girard[6] l’indissociation et la confusion liées à la violence – d’où le sacrifice d’un jumeau dans de nombreux mythes – ; celle du martyr, ensuite (innocent persécuté par les hommes, le Masque est une figure christique) ; enfin, la figure messianique du Roi caché, telle qu’elle a été analysée par Yves-Marie Bercé[7].

Outre ces raisons anthropologiques, des raisons historiques peuvent expliquer le succès renouvelé du mythe après 1830. On est dans la configuration politique idéale pour qu’un tel mythe ait du succès : la légitimité de la Monarchie de Juillet est fortement contestée, et même pour une partie des monarchistes, la personne du roi n’est désormais plus légitime ; l’idée d’un autre roi caché ayant davantage de légitimité peut donc séduire les imaginations. En outre, la lutte entre les deux branches des Bourbons s’apparente à un conflit fratricide. Par ailleurs, interviennent à cette époque de nombreux débats concernant le régime carcéral, ce qui se traduit par toute une littérature de l’emprisonnement (on pensera, pour nos auteurs, au Dernier Jour d’un condamné et au Comte de Monte-Cristo, où un autre innocent est emprisonné durant quatorze années). Enfin, il y a à cette recrudescence du mythe dans les années 1830 des raisons littéraires, puisque c’est à qui en donnera la plus brillante version.

 

J’en viens justement aux liens qui, du point de vue de la genèse de ces œuvres, peuvent unir Les Jumeaux de Hugo et Le Vicomte de Bragelonne, qui va définitivement ancrer le mythe dans notre imaginaire. Aucun relais littéraire n’existe entre ce roman et Les Jumeaux, on peut donc se demander dans quelle mesure Dumas est redevable à Hugo.

 

Que doivent Le Vicomte de Bragelonne et Le Prisonnier de la Bastille aux Jumeaux ?

Dans ses Propos de table de Victor Hugo parus en 1885, Richard Lesclide raconte comment Hugo avait lu les trois premiers actes de son drame à quelques amis dont Louis Boulanger. Louis Boulanger en aurait ensuite parlé devant un groupe dont faisait partie Dumas. Apprenant cela, Hugo serait entré en fureur et en aurait abandonné Les Jumeaux. Quels arguments peuvent étayer cette version des faits, et prouver une influence directe des Jumeaux sur Le Vicomte de Bragelonne ? D’abord, peut-être, le fait qu’un titre pressenti pour Le Prisonnier de la Bastille avait été Les Jumeaux de la reine. Cependant, on l’a vu, d’autres pièces avant celle de Hugo s’étaient intitulées ainsi, sans grande originalité d’ailleurs. Ensuite, on note certaines similitudes précises entre les deux œuvres. Dans Le Vicomte de Bragelonne, la scène de la libération du prisonnier par Aramis, et la description de ses premiers instants de liberté, ressemblent un peu à la scène des Jumeaux où le prisonnier enlève son masque pour la première fois : « Au moment où il est délivré du masque, le prisonnier reste un moment comme éperdu de bonheur, et semble respirer à l’aise avec une joie immense[8] », lit-on dans les Jumeaux ; « Plus de murs à droite ni à gauche ; le ciel partout, la liberté partout, la vie partout[9] », lit-on dans Le Vicomte de Bragelonne. Surtout, on trouve chez Dumas une confrontation entre Philippe, le jumeau de Louis XIV, et sa mère Anne d’Autriche, qui le prend pour son frère. Or Hugo écrivait à Paul Meurice le 18 mars 1861, quatre jours avant la première du Prisonnier de la Bastille au Théâtre Impérial du Cirque : « en juillet 1839, je lus à divers amis […] les trois premiers actes du drame Les Jumeaux. […] une des principales situations, la principale, peut-être, était la mère, Anne d’Autriche, se trompant entre ses jumeaux, et prenant le Masque de fer pour Louis XIV[10] ».

Mais à l’inverse, de nombreux arguments démentent la thèse d’une influence directe des Jumeaux sur Le Vicomte de Bragelonne. D’abord, Hugo lui-même n’a jamais accusé Dumas de plagiat, et l’on notera que Richard Lesclide a attendu la mort de Dumas pour formuler cette accusation. Ensuite, il s’est écoulé huit ans entre l’écriture des Jumeaux et celle du Vicomte de Bragelonne, ce qui fait bien long pour parler d’une influence directe, si l’on considère que Dumas avait seulement entendu parler de cette pièce par un tiers. Par ailleurs, les sources les plus évidentes de Dumas sont non pas Les Jumeaux, mais d’autres textes bien identifiables. Il s’est manifestement inspiré de Voltaire et de Soulavie, à qui il est bien plus fidèle que Hugo : il reprend à Voltaire de nombreux détails, comme le goût du prisonnier pour le linge d’une finesse extraordinaire, ou l’anecdote du plat d’argent que le prisonnier jette de sa prison des îles Sainte-Marguerite ; et à Soulavie, Dumas emprunte les personnages du gouverneur et de dame Péronnette, la sage-femme qui élève le prisonnier avant de se faire assassiner. En outre, Fournier et Arnould, auteurs du Masque de fer en 1831, avaient été les collaborateurs d’Auguste Maquet pour une Histoire de la Bastille (1844) – Maquet qui fut lui-même le collaborateur de Dumas pour Le Vicomte de Bragelonne. Enfin, le bibliophile Jacob, auteur de L’Homme au masque de fer en 1837, était un grand ami de Guilbert de Pixérécourt et de Charles Nodier, que fréquentait assidûment Dumas, et Dumas lui-même l’appelle « notre ami » dans Une année à Florence.

Tout cela, comme d’ailleurs une simple lecture des deux œuvres, réfute donc totalement l’idée d’un plagiat commis par Dumas à l’égard de Hugo. Néanmoins, il est intéressant de constater que l’intérêt de Dumas pour le Masque de fer semble naître juste après 1839. En 1840, il insère un chapitre consacré à ce sujet dans ses Crimes célèbres ; en 1841, un fragment des Impressions de voyage, Une année à Florence, récapitule de manière détaillée les différents systèmes concernant le Masque ; en 1844, ces systèmes sont à nouveau exposés dans Louis XIV et son siècle. Puis le thème des jumeaux ou des sosies chemine dans l’œuvre de Dumas jusqu’au Vicomte de Bragelonne, avec pour relais, en 1845 (la même année que Monte-Cristo), Les Frères corses, sorte de conte fantastique consacré à des jumeaux, et en 1849-1850, écrit parallèlement au Vicomte de Bragelonne, Le Collier de la reine, où Marie-Antoinette est déstabilisée par un sosie manipulé par Cagliostro. On peut donc penser qu’une certaine émulation entre Hugo et Dumas a pu conduire ce dernier à s’intéresser au Masque de fer, et je rappellerai à ce propos que les relations entre les deux écrivains furent bien celles de frères rivaux.

Nés la même année, tous deux fils d’un général révolutionnaire, Hugo et Dumas furent deux amis proches. Ils se sont rencontrés en 1829, à l’occasion de la première d’Henri III et sa cour de Dumas, et ils furent ensuite des frères d’armes de la révolution romantique au théâtre, Dumas soutenant Hugo lors de la bataille d’Hernani, et Hugo réécrivant, avec Vigny, la pièce Christine de Suède de Dumas (1830). Se traduisant par des lettres où Dumas se proclame le meilleur ami et même le frère de Hugo, l’amitié des deux hommes se manifeste particulièrement lors de leur exil en Belgique en 1851 (l’un pour des raisons purement politiques, l’autre pour des raisons politico-financières, le Théâtre-Historique fondé par Dumas ayant fait faillite, et Dumas étant poursuivi par ses créanciers). Dumas reçoit fréquemment Hugo, et il est le dernier à l’embrasser sur le quai d’Anvers, en 1852. Cette scène donne lieu à un beau poème des Contemplations, « À Alexandre Dumas » (Livre V, pièce XV), où Hugo dresse entre eux un parallèle régi par le contraste entre la lumière et l’ombre, mais aussi entre la dispersion et l’unité : « Tu rentras dans ton œuvre éclatante, innombrable, / Multiple, éblouissante, heureuse, où le jour luit ; / Et moi dans l’unité sinistre de la nuit », écrit-il à Dumas. Rentré en France, celui-ci continue à soutenir son ami exilé à Jersey, en lui rendant hommage dans son journal, Le Mousquetaire, ou en lui dédiant son drame La Conscience, en 1854 – ce qui témoigne d’un vrai courage politique.

La relation entre Hugo et Dumas ressemble donc, comme l’écrit Hugo dans Les Contemplations, à un véritable « échange d’âme », échange qui va, au moins chez Dumas, jusqu’à une sorte d’identification, puisqu’en 1868, sur le livre d’or de la poétesse Amélie Ernst, Dumas, faisant son autoportrait, répond « Hugo » à la question « Si vous n’étiez pas vous qui voudriez vous être ? ». Cette amitié fut cependant ternie à plusieurs moments par la rivalité, notamment vers 1833, alors que Marie Tudor et Angèle se disputaient l’affiche du Théâtre de la Porte-Saint-Martin, et qu’Ida Ferrier, maîtresse de Dumas, reprenait avec succès le rôle de Jane, où Juliette Drouet avait été sifflée. Ce dialogue entre Hugo et Dumas résume bien aussi cette rivalité de nos deux auteurs à succès. À Hugo lui disant : « Je suis furieux contre Vigny, il raconte partout qu’il a écrit la première pièce romantique », Dumas aurait répondu : « Vous avez raison, c’est insupportable. Tout le monde sait que c’est moi. »

Bien sûr, je n’irai pas jusqu’à affirmer que la fraternité parfois rivale entre Hugo et Dumas ait été figurée par la relation entre Louis XIV et le Masque de fer. Cette métaphore m’a surtout permis de rappeler quelles furent les relations entre les deux écrivains, et de conclure, concernant l’écriture des œuvres qui nous intéressent, à une forme d’émulation qui a pu conduire Dumas à entreprendre Le Vicomte de Bragelonne. C’est maintenant non plus sur le plan de leur genèse, mais sur celui de leurs poétiques, que je voudrais envisager les convergences et les écarts entre les deux œuvres.

 

Deux poétiques du mythe

Je commencerai par évoquer les ressemblances qu’on constate entre Les Jumeaux et Le Vicomte de Bragelonne.

Dans les deux œuvres, le jumeau royal peut apparaître comme secondaire dans le système des personnages, puisque le prisonnier est instrumentalisé par un autre personnage. Chez Hugo, libérer le Masque de fer entre dans le plan de Jean de Créqui, proscrit, pour essayer de renverser Mazarin et pour pouvoir rentrer en France et revoir sa fille, Alix, dont on découvre par ailleurs qu’elle aime le prisonnier et veut le sauver. Au départ, le Masque de fer est donc une arme pour les ennemis de Mazarin : « le fer caché s’aiguise », dit Jean à ses amis (J, I, 7, p. 637). Chez Dumas, l’intrigue du Masque de fer est en quelque sorte parallèle à l’intrigue par laquelle d’Artagnan enlève Monck et replace Charles II sur le trône d’Angleterre. Le prisonnier est un expédient trouvé par Aramis pour contrer Louis XIV et Colbert, qui détestent Fouquet et veulent sa ruine. En faisant monter Philippe sur le trône à la place de son jumeau, Aramis veut aider Fouquet et s’assurer pour lui-même, qui est déjà général des jésuites, le trône de Saint-Pierre. Comme Charles II avant qu’il ne récupère son trône, Philippe, ce « roi sans royaume », est « une graine réservée qui doit fleurir en une saison quelconque, pourvu qu’une main adroite, discrète et vigoureuse la sème bel et bien, en choisissant sol, ciel et temps » (VB, t. I, XX, p. 227).

Instrumentalisé par un personnage, le Masque de fer est aussi dans les deux cas, dans la composition de l’œuvre, une figure à la fois centrale et décentrée, qui s’impose et qui se dérobe, comme si nos deux auteurs avaient du mal à l’envisager frontalement.

Chez Dumas, on est avec Le Vicomte de Bragelonne en présence d’un roman polycentrique, où le Masque de fer ne saurait s’imposer : Raoul de Bragelonne est le personnage éponyme, mais Louise de La Vallière est par ailleurs décrétée « la véritable héroïne de cette histoire » (VB, t. I, LXXVIII, p. 744), et Louis XIV est également prépondérant, dans un roman qui est celui de sa prise de pouvoir. Dans cette perspective, l’apparition de Philippe sera une dernière épreuve subie par le roi pour affirmer son pouvoir et son identité, qui au début du roman sont problématiques : « Ô roi ! – roi de nom et non de fait ; – fantôme, vain fantôme que tu es !... », murmure Louis XIV en se regardant dans une glace, alors que son autorité est étouffée par celle de Mazarin et que son prestige est terni par celui de Fouquet (VB, t. I, XLVII, p. 456). L’épisode du jumeau royal intervient par ailleurs tardivement dans Le Vicomte de Bragelonne, alors que le feuilleton paraît depuis bientôt trois ans dans Le Siècle, et on peut y voir un expédient pour relancer l’intérêt du roman, à un moment où les amours de Louis XIV et La Vallière languissent, et où d’Artagnan n’a plus grand-chose à se mettre sous la dent en matière d’intrigues politiques. Néanmoins, l’entrée en scène du jumeau royal est préparée bien en amont, avec les thèmes d’un secret caché par Anne d’Autriche, et d’une machination ourdie par Aramis, thèmes qui engendrent un fort suspense ; l’épisode du Masque sera donc en quelque sorte le sommet du roman, précipitant ensuite directement le dénouement, à savoir la fuite d’Aramis et de son complice, Porthos, et la mort en forme d’apothéose de ce dernier, poursuivi par les soldats du roi. On notera enfin que le prisonnier de la Bastille donne son titre au drame extrait du Vicomte de Bragelonne, où Raoul de Bragelonne, lui, ne figure même pas.

Chez Hugo, le personnage est aussi une sorte de vrai-faux centre de l’œuvre, puisque le Masque, après un premier acte construit autour de Jean de Créqui, n’intervient qu’au deuxième acte, puis est à peu près effacé du troisième acte, du moins dans l’état où est restée la pièce. Cependant, il est évident que tout tourne autour de lui dès le premier acte, et que son apparition est l’événement majeur de la pièce : du fait de la concentration dramatique, le Masque joue un rôle plus évidemment central chez Hugo, alors que chez Dumas, le caractère proliférant et touffu du roman ne lui réserve qu’un rôle parmi d’autres, même si ce rôle est important.

Autre parenté entre nos œuvres, le Masque de fer est un personnage sur lequel cristallisent un certain nombre de caractéristiques également présentes chez d’autres personnages ; autrement dit, c’est un personnage emblématique (à certains égards).

Chez Hugo, le Masque incarne par excellence le sort des victimes de l’absolutisme, des sans nom, des bannis. Il fonctionne ainsi comme un double de Jean de Créqui, qui a été proscrit il y a dix ans par Mazarin. Comme le Masque, Jean de Créqui est mort au monde, et condamné à cacher son identité même à celle qu’il aime, sa fille (qu’aime aussi le Masque), il ne peut s’avancer que masqué (sous le déguisement du comédien ambulant Guillot-Gorju). Par ailleurs, Alix de Ponthieu, fruit d’un inceste puisqu’elle est la fille de son oncle, est, comme le Masque, une enfant de l’ombre et du secret : « Tout enfant, livrée à des tuteurs, / Sans parents, sans amis, sans soins, sans protecteurs […] / […] je passais ma vie au fond des solitudes […] / À songer… », confie-t-elle au Masque (J, I, 9, p. 644). Dans le dénouement prévu par Hugo, Alix se sacrifie d’ailleurs pour sauver son amant, et en prenant sa place, elle souligne qu’ils sont substituables l’un à l’autre.

Dans Le Vicomte de Bragelonne, Philippe est quant à lui à la jonction de deux paradigmes. D’une part, c’est celui des vaincus de l’Histoire, écrasés par Louis XIV et par la fatalité historique. Le Masque fonctionne comme un double de Raoul de Bragelonne, à qui le roi vole sa fiancée, La Vallière, le réduisant au désespoir et détruisant toutes ses idées d’honneur et de loyauté. Le parallèle entre Raoul et le Masque est surtout manifeste lors de leur rencontre, par la plus grande coïncidence, aux îles Sainte-Marguerite, alors que Philippe vient d’y être conduit par d’Artagnan, et que Raoul, accompagné par son père, Athos, va embarquer pour l’Afrique du Nord : « il faut trouver comment d’Artagnan et Athos se rencontreront aux îles Ste-Marguerite», lit-on dans le plan du Vicomte de Bragelonne[11] , preuve de l’importance attachée par Dumas à cette scène et à ce parallèle entre les deux maudits.

Mais contrairement à ce qui se passe chez Hugo, chez Dumas, Philippe incarne aussi le rival par excellence de Louis XIV. Des paroles d’envie à l’égard du roi sont mises dans la bouche d’autres personnages, comme Gaston d’Orléans ou Charles II : « toutes ces trompettes sont à lui, toutes ces housses dorées sont à lui, tous ces gentilshommes ont des épées qui sont à lui. Sa mère le précède dans un carrosse magnifiquement incrusté d’argent et d’or », soupire ce dernier, alors qu’il n’a pas encore retrouvé son trône (VB, t. I, VII, p. 105) ; or Philippe aurait pu prononcer ces paroles, car il est au centre de ce réseau des rivaux politiques de Louis XIV. Il est le complice d’Aramis, qui se veut « le maître des rois, l’égal des papes » (VB, t. II, CXXVII, p. 377), et surtout, dans l’économie symbolique du roman, Philippe est très proche de Fouquet. Ce dernier est en effet un autre roi en France, et cette opinion, exprimée à plusieurs reprises par d’Artagnan, fait plus d’une fois frémir Aramis, qui craint que ces paroles ne se rapportent au secret du jumeau royal. La chute de Fouquet suit par ailleurs immédiatement la conspiration de ce dernier, conspiration que Fouquet a pourtant dénoncée, et le sort du surintendant, enfermé dans un carrosse à treillis de fer, puis emprisonné à vie et condamné à une solitude éternelle, sera celui du Masque. Dans certaines versions de la légende, et notamment dans la solution proposée à l’énigme par le bibliophile Jacob en 1837, le Masque de fer n’est autre que Fouquet : tout se passe comme si cette identification laissait des souvenirs à Dumas, et comme si l’épisode du Masque venait redoubler l’aventure de Fouquet, tout en rendant celle-ci plus romanesque et en précipitant son dénouement.

Cependant, et c’est la dernière parenté que je soulignerai entre nos œuvres, le Masque de fer ajoute à ces caractéristiques emblématiques d’autres traits qui le rendent monstrueux.

Chez Dumas, la gémellité devient monstrueuse parce qu’elle fait obstacle à l’Histoire. Incompatible avec l’essence de la royauté, qui doit être exercée par un seul, cette gémellité implique, sous peine de guerre civile, la mise à mort sociale de l’un des jumeaux ; un hiatus est souligné entre le plan divin (ou naturel) et celui des possibilités humaines, ici déterminées par les conventions politiques. Le caprice naturel devient crime par la faiblesse des hommes, et ce crime est d’autant plus transgressif qu’il  touche, dans le jumeau, à ce qu’il y a de plus sacré : son propre sang, le plus semblable à soi, et même soi-même puisque « Les jumeaux sont un en deux corps » (VB, t. III, CCXXVII, p. 466). Le monstre, ce n’est pas Philippe, ce sont finalement ceux qui le rendent monstrueux en l’excluant et en le dépouillant de son rang social, de sa famille, de son identité : « Si je n’étais pas votre fils, je vous maudirais, ma mère, pour m’avoir rendu si malheureux », déclare Philippe à Anne d’Autriche (ibid., p. 507), tandis qu’il reproche à Louis XIV, « dans un sublime silence, tous ses malheurs passés, toutes ses tortures de l’avenir » (ibid.). Banni à Sainte-Marguerite, à jamais défiguré par une visière de fer, c’est en étant renié par tous que Philippe touche le fond du monstrueux et du pathétique. Il rejette désormais tout nom humain : « Ne m’appelez ni monsieur ni monseigneur, […] appelez-moi Maudit ! », dit-il d’une voix qui remue Raoul « jusqu’au fond des entrailles » (ibid., CCXXXIX, p. 576).

La monstruosité n’est donc pas chez Dumas l’œuvre de la nature ou le fléau de Dieu ; comme chez Hugo, elle est le produit de l’homme et de ses lois : « La nature ébauche volontiers l’horrible, mais pour achever le monstre il faut l’homme[12] », remarquait Jean-Pierre Reynaud à propos de Hugo. Dans Les Jumeaux, on retrouve cette monstruosité du Masque, dès la première apparition du prisonnier, sous l’aspect d’une « figure étrange, dont rien d’abord ne laisse deviner l’âge ou le sexe » (J, II, p. 649). Même la minimale identité biologique est ainsi refusée au prisonnier, qui s’exclame peu après : « Suis-je un homme ? Ai-je un nom ? / Seul je peux dire oui, / Eh bien, je dis non ! » (J, II, 2, p. 658).  « Un mystère vivant, ombre, énigme, problème, / Sans regard pour autrui, sans soleil pour lui-même ! », voilà comment se décrit encore le Masque de fer (J, II, 1, p. 651).

Cependant, et j’en viens maintenant aux différences qui séparent nos deux œuvres, le Masque est d’emblée un monstre chez Hugo, tandis que chez Dumas, il ne devient tel qu’à la toute fin du roman. Durant tout l’épisode du jumeau royal, la gémellité, conçue comme prodige, est d’abord la source d’effets merveilleux.

La première différence notable dans le traitement du mythe est le pathétique intense qui se dégage du drame hugolien, alors que cette composante est secondaire chez Dumas, et qu’elle est pour ainsi dire repoussée hors roman.

Chez Hugo, dès sa première apparition, le Masque « paraît plongé dans une profonde et douloureuse rêverie » (J, II, p. 649), puis il est « comme abîmé dans son désespoir » (II, 1) ; il exhale une violente souffrance, et une révolte absolue contre son sort, dans une lamentation qui rappelle les plaintes de Sigismond dans La Vie est un songe, et celles du Masque dans La Prison de Vigny : « Pour la vie ! Une tombe ! – Et j’ai seize ans à peine. […] Mon Dieu, vous êtes sans pitié ! », s’écrie le prisonnier (J, II, 1, p. 650-651). En outre, le thème amoureux présent dans la pièce renforce le pathétique : la claustration sera plus terrible, par contraste, après que le Masque aura connu l’amour d’Alix et la liberté – c’est-à-dire le paradis. Enfin, dans le dénouement prévu, l’intrigue s’achève par le sacrifice d’Alix.

Au contraire, chez Dumas, Philippe n’est pas même aimé d’Aramis, son sauveur, qui ne pense qu’à sa propre ambition et refuse de s’attendrir. Le sort du Masque n’affecte donc personne, et lorsque cet instrument se sera brisé, Aramis, Porthos et Fouquet affronteront calmement leur destinée. Par ailleurs, au contraire de chez Hugo, Philippe apparaît d’abord paisible, courtois, presque gai : « je ne veux pas me laisser prendre au désir des choses que je n’ai pas, moi qui suis si content de ce que j’ai. […] je ne convoite rien par-delà mon état », affirme-t-il à Aramis (VB, t. III, CCVII, p. 254-255). Seule l’ambition de ce dernier lui donnera des désirs, puis une certaine amertume. Encore paraît-il accepter son sort lorsque d’Artagnan l’arrête après l’échec de la conspiration : « C’est juste, dit Philippe avec résignation. Je suis prêt », lit-on alors qu’on vient de lui lire sa sentence, à savoir le bannissement et l’obligation de porter un masque en permanence (VB, t. III, CCXXX, p. 508). Les cris, les pleurs, la fureur et le désespoir, le lyrisme présents chez Hugo – lyrisme servi par le choix du vers –, tout cela est absent du Vicomte de Bragelonne comme de son adaptation, Le Prisonnier de la Bastille. Le registre de Dumas n’est pas le tragique.

Par ailleurs, et cela est bien sûr lié à ce qui vient d’être dit, le Masque est placé chez Hugo sous le signe de la terreur, alors qu’on est plutôt chez Dumas du côté de la merveille.

Dans Les Jumeaux, on notera d’abord que le décor où vit le prisonnier, « à la fois sinistre et magnifique », porte à la terreur : au début du deuxième acte, dans une longue description, Hugo insiste sur la couleur rouge qui domine, couleur évoquant le pouvoir et le sang. Par ailleurs, le Masque n’est entouré que de bourreaux anonymes et eux-mêmes à demi-masqués, « immobile[s] dans les ténèbres comme [des] statue[s] » (II, p. 649). (Au contraire, chez Dumas, le prisonnier vit dans un décor assez confortable et feutré, avec une rose dans un vase, du soleil, de la bonne chère, la compagnie du gouverneur…). Ensuite, le texte souligne constamment l’effroi que produisent les apparitions du prisonnier : « Quoique sans l’avoir vu, vous connaissez sans doute / Quel aspect effrayant il présente aux regards », dit Alix à son père (J, I, 9, p. 644) ; « Aux barreaux aussi, quand je me montre, / Je vois le laboureur s’enfuir épouvanté », dit le prisonnier lui-même (II, 1, p. 650). Bien plus, le Masque est pour lui-même un sujet d’horreur : « Parfois dans ce miroir un fantôme hideux / Me fait peur quand je passe et marche à ma rencontre », déclare-t-il dans son premier monologue (J, II, 1, p. 650), et il reprend plus loin : « Soudain, passant près d’un miroir, / J’ai reculé d’horreur, je venais de me voir ! » (II, 2, p. 657). Ce motif de l’aliénation se joint à celui du fantôme ou du spectre pour créer un climat presque fantastique : « Es-tu sûre d’avoir sous les yeux à cette heure / Autre chose qu’une ombre et qu’une vision ? […] / Vivants ! laissez les morts dans leur sombre royaume ! / Ce masque est mon visage et je suis un fantôme ! », crie le Masque à Alix avant de tomber évanoui (J, II, 2, p. 658).

Chez Dumas, rien de tel. La figure du jumeau royal est bien davantage représentée comme merveilleuse. Dumas insiste beaucoup sur la gémellité parfaite de Louis XIV et de Philippe, et il décrit leur ressemblance comme presque surnaturelle. Déjà dans Une année à Florence, il est question d’une « ressemblance miraculeuse[13] » ; dans Le Vicomte de Bragelonne, Aramis évoque avec admiration « la perfection de cette ressemblance que la nature [lui] a donnée avec le roi » (t. III, CCXV, p. 357) ; « j’avais oublié une particularité remarquable touchant ces jumeaux : c’est que Dieu les a faits tellement semblables l’un à l’autre, que lui seul, s’il les citait à son tribunal, les saurait distinguer l’un et l’autre. Leur mère ne le pourrait pas », précise-t-il plus loin à Fouquet (t. III, CCXXVII, p. 469). Cette ressemblance est si parfaite que même d’Artagnan y sera pris, « lui, […] l’éternel douteur, lui, l’infaillible » (VB, t. II, CXLVII, p. 604), malgré son « flair merveilleux » (VB, t. III, CCX, p. 308).

De plus, contrairement à ce qui se passe chez Hugo, où la ressemblance parfaite des deux frères est évoquée incidemment, et qualifiée de « terrifiante » – « On dit sa ressemblance – avec qui vous savez – / Effrayante », dit Jean de Créqui à la reine (J, I, 6, p. 630), avec un rejet de l’adjectif « effrayante » qui le met en relief –, cette ressemblance parfaite est largement exploitée et théâtralisée par Dumas. Ainsi, lorsque Louis XIV, ramené de la Bastille par Fouquet, fait irruption dans la chambre où l’a remplacé son jumeau, se déroule une scène extraordinaire, à laquelle assistent de nombreux personnages du roman :

 

Un cri terrible partit de tous les coins de la chambre [...]. Il n’est pas donné aux hommes, même à ceux dont la destinée renferme le plus d’éléments étranges et d’accidents merveilleux, de contempler un spectacle pareil à celui qu’offrait la chambre royale en ce moment. [...]

La reine mère, qui aperçut Louis XIV et qui tenait la main de Philippe, poussa [un] cri [...] comme elle eût fait en voyant un fantôme.

Monsieur eut un mouvement d’éblouissement et tourna la tête, de celui des deux rois qu’il apercevait en face, vers celui aux côtés duquel il se trouvait.

Madame fit un pas en avant, croyant voir dans une glace se refléter son beau-frère. [...]

Cette ressemblance inouïe du visage, du geste, de la taille, tout jusqu’à une ressemblance de costume décidée par le hasard [...], cette parfaite analogie des deux princes acheva de bouleverser le cœur d’Anne d’Autriche. [...]

Mais Fouquet ! qui pourrait peindre son saisissement et sa stupeur en présence de ce portrait vivant de son maître ! (VB, t. III, CCXXX, p. 504-505)

 

Décrite comme totalement exceptionnelle, cette scène constitue un sommet d’émotion par la violence des réactions des spectateurs. D’Artagnan lui-même ne parvient pas immédiatement à percer l’énigme ; il est gagné par le vertige : « adossé au mur […], le poing sur le front, l’œil fixe, [il] se demandait la raison d’un si merveilleux prodige » (Ibid., p. 506). La dimension spectaculaire et merveilleuse de la gémellité est donc fortement soulignée.

À présent, et ce sera la dernière partie de mon exposé, je voudrais revenir sur les raisons qui expliquent ces différences entre Hugo et Dumas dans le traitement du Masque de fer.

Concernant les raisons génériques qui peuvent justifier ces différences, j’en ai dit quelques mots en parlant de la concentration plus grande qu’il y avait autour du Masque de fer dans le drame de Hugo, où le choix du vers sert par ailleurs le lyrisme. Hugo traite le mythe en poète, quand Dumas le traite en conteur. Mais je n’insisterai pas plus sur les facteurs génériques, qui ne me semblent pas déterminants puisque dans le drame tiré du Vicomte de Bragelonne, Le Prisonnier de la Bastille, on retrouve les mêmes éléments que dans le roman. Celui-ci est par ailleurs lui-même très théâtral, et des scènes entières ont été conservées presque à l’identique dans son adaptation théâtrale.

En fait, la raison essentielle qui explique la différence des registres, c’est une interprétation toute différente de la légende chez nos deux auteurs.

Chez Hugo, le Masque est un adolescent de seize ans, et il a été masqué dès son enfance ; c’est donc un innocent injustement condamné, et cette dimension est fortement mise en exergue : « Quelle est cette victime ? / On voit bien qu’il est jeune ; il n’a pas fait de crime. […] De quel droit les bourreaux, qui l’ont au milieu d’eux, / Lui changent-ils la vie en un rêve hideux ? », demande Alix (J, I, 9, p. 645) ; et le Masque lui-même s’écrie : « Quoi donc ! il s’est trouvé des tigres pour se dire : / – Nous prendrons cet enfant, faible, innocent et beau, / et nous l’enfermerons, masqué, dans un tombeau ! » (J, II, 1, p. 650) ; « Le jour où je suis né, / J’avais commis mon crime et j’étais condamné ! », dit-il encore un peu plus loin (II, 2, p. 657). En outre, le Masque n’a absolument aucune ambition, sa seule aspiration est pour la liberté et l’amour, qu’il savoure pleinement une fois évadé, et sur lesquels repose sa brève « résurrection ».

Chez Dumas, le prisonnier de la Bastille est un homme de vingt-trois ans ; il n’est pas masqué lorsque nous le découvrons, et il ne le sera qu’après avoir succombé à la voix de l’ambition et tenté de renverser son frère du trône en le mettant à sa place à la Bastille. Or cette action est clairement présentée comme une faute commise par le prisonnier. Au chapitre CCXV, Aramis propose au jeune homme qu’il vient de libérer de lui offrir une terre retirée où il pourra mener une existence paisible, au lieu de se jeter dans la fournaise de la vie politique. Mais Philippe, après avoir certes hésité, choisit délibérément la « résurrection triomphale » que lui promet « le tentateur » Aramis (VB, t. III, CCXV, p. 355) : « On vit son regard s’endurcir, son front se plisser, sa bouche s’armer d’un courage farouche ; puis ce regard devint fixe encore une fois, mais cette fois il reflétait la flamme des mondaines splendeurs ; cette fois il ressemblait au regard de Satan sur la montagne, lorsqu’il passait en revue les royaumes et les puissances de la terre pour en faire des séductions à Jésus », commente le narrateur à ce moment-là (ibid., CCXVI, p. 363). Bien plus, la tentative de renverser Louis XIV est jugée criminelle par différents personnages : Fouquet qualifie cet acte de « crime abominable ! crime plus exécrable qu’un assassinat[14] », et pour Athos, ce crime de lèse-majesté est le plus grave de tous. Il a d’ailleurs été commis à l’instigation du général des jésuites, Aramis, or on sait quelle réputation douteuse avaient ces derniers chez les romantiques ; de plus, ce crime sert Fouquet, qui, bien  qu’éminemment séduisant et sympathique, a bel et bien volé dans les caisses de l’État. Enfin, de façon significative, c’est Philippe et non Louis XIV qui est comparé à Caïn : « Cette sueur épouvanta Philippe comme le sang d’Abel épouvanta Caïn », lit-on alors que Philippe aperçoit un mouchoir abandonné par son frère, qui vient d’être enlevé (VB, t. III, CCXXVI). Contrairement à ce qui se passe chez Hugo, c’est donc un homme coupable qui sera conduit à Sainte-Marguerite et masqué d’une visière de fer. On comprend que le pathétique soit atténué par rapport au drame de Hugo, et on comprend aussi combien le caractère merveilleux de la ressemblance importait pour justifier la tentative de substitution.

D’autre part, et ces interprétations différentes de la légende en découlent, on trouve une vision du pouvoir et une écriture de l’Histoire sensiblement différentes chez Dumas et Hugo. Dans les deux cas, bien sûr, on est en présence d’écrivains progressistes, qui condamnent les crimes de la monarchie ; dans les deux cas, c’est la raison d’État qui cause l’élimination du jumeau, comme si le régime absolu, reposant sur l’unique et vivant d’exclusion, créait le monstrueux.

Mais chez Dumas, la représentation du pouvoir me semble plus ambiguë que chez Hugo. Louis XIV, c’est vrai, se conduit en souverain injuste lorsqu’il vole sa fiancée à Raoul, détruisant la vie du jeune homme ainsi que celle de son père ; et l’épisode du jumeau royal le montre impitoyable envers son frère. Néanmoins, il ignore tout de son existence jusqu’à la conspiration, et le roman montre par ailleurs Louis XIV amoureux passionné et frère attentionné envers son cadet. Avec Le Vicomte de Bragelonne, nous sommes en présence d’un roman « discrètement révolutionnaire[15] », et la condamnation de l’absolutisme y est tempérée par la fascination de la toute-puissance incarnée par Louis XIV. Celui-ci rachète d’ailleurs ses fautes par le « supplice épouvantable », la « passion douloureuse » qu’il vit pendant les moments où il remplace Philippe à la Bastille (VB, t. III, CCXXIV, p. 426).

Chez Hugo, au contraire, bien que sa conversion libérale et humanitaire ne soit pas encore achevée, le drame est ouvertement révolutionnaire, et d’autant plus ouvertement que, jamais représenté, il n’a pas eu à affronter la censure. Louis XIV, encore tout jeune, apparaît totalement sous l’emprise de Mazarin ; le pouvoir est incarné par ce dernier et par Anne d’Autriche, qui offrent le spectacle d’un couple décrépi et en pleine discorde. Contrairement à ce qui se passe chez Dumas, où Louis XIV rayonne dans la splendide aurore de son règne, le pouvoir, chez Hugo, est en pleine décadence et n’offre aucune séduction ; il se concerte dans les souterrains d’un château en ruine, dans l’ombre – tandis que chez Dumas, la cour de Louis XIV est éblouissante de beauté, d’esprit et de luxe. Par ailleurs, même si le but qu’il poursuit (la paix en France et en Europe) est louable, la conduite de Mazarin à l’égard du Masque est extrêmement violente, puisqu’il affirme qu’il tuerait « cet enfant » de sa propre main plutôt que de le voir réapparaître (J, I, 5, p. 625). Enfin, on trouve dans la bouche de Jean de Créqui de violents réquisitoires, non seulement contre le pouvoir en place, mais contre les rois en général, réquisitoires qui annoncent ceux de La Légende des siècles ou des Châtiments. C’est au Mal historique que Hugo réfléchit à travers le Masque, et la tentative de libération de celui-ci porte l’espoir d’une véritable révolution : « Je soutiens l’opprimé, je nargue l’oppresseur », affirme le comte Jean ; « J’entre en un formidable et sombre événement, / Où Dieu m’aide, et qui va peut-être en un moment / Changer, secousse immense, imprévue et profonde, / La forme de la France et la face du monde ! » (J, I, 7, p. 638-639). (Au contraire, chez Dumas, la conspiration sert d’abord des intérêts personnels : ceux d’Aramis, de Fouquet et de Philippe lui-même.)

On voit donc comment la représentation du pouvoir chez nos deux écrivains peut induire les différences de registres et de traitement du mythe que nous avons notées. Avec Hugo, on est dans le légendaire, chez Dumas on est plutôt dans la chronique.  

J’évoquerai pour finir les raisons biographiques, qui, dans nos deux œuvres, peuvent justifier le recours à la figure du Masque de fer, tout en expliquant les différences de traitement.

Concernant Hugo, on rappellera bien sûr, comme l’a fait Charles Baudoin dans sa Psychanalyse de Victor Hugo, que son frère Eugène, qui a été amoureux de la même femme que Victor, Adèle Foucher, est tombé fou le jour des noces de son frère, et qu’il est mort à Charenton en 1837, juste deux ans avant que Hugo n’entreprenne Les Jumeaux. Il est donc vraisemblable que le mythe du Masque donne corps à une antithèse perçue par Hugo entre son frère, « marqué d’avance / Pour un morne avenir[16] », et lui-même, « fait pour la joie, la gloire, le triomphe et tout ce qui est resplendissant[17] ». Il est d’ailleurs frappant que dans le poème « À Eugène, vicomte Hugo » inclus en 1837 dans Les Voix intérieures, une image proche de celle du masque de fer métaphorise la folie d’Eugène : « […] il plut au Seigneur de comprimer ta tête / De son doigt souverain, / D’en faire une urne sainte à contenir l’extase, / D’y mettre le génie, et de sceller ce vase / Avec un sceau d’airain[18] », lit-on dans ce poème.

Chez Dumas, d’autres éléments peuvent expliquer l’intérêt pour le Masque de fer. D’une part, en 1849, au moment où il écrit les parties du Vicomte de Bragelonne où figure le Masque de fer, l’horizon s’est assombri pour Dumas : le Théâtre-Historique, fondé en 1847, connaît des difficultés financières ; en 1848, Dumas a été battu trois fois aux élections législatives de la Deuxième République (y compris par Louis-Napoléon Bonaparte, dans l’Yonne) ; enfin, la gloire du père commence à pâlir devant celle du fils, dont La Dame aux camélias, en 1848, a connu un succès éclatant. Après avoir été au sommet de sa gloire, Dumas commence donc à compatir au sort des vaincus, et cette compassion se lit clairement dans Le Vicomte de Bragelonne, où il y a plus de perdants que de vainqueurs – ce qui fait aussi la modernité du roman. D’autre part, avec le jumeau royal, Dumas peut traiter directement un thème qui lui est cher, celui de la prison politique (thème également cher à Hugo, qui, après le bagne de Brest en 1834, avait visité les pontons de Toulon en 1839). Le père de Dumas avait en effet été emprisonné en 1799 dans les cachots du roi de Naples, à son retour de l’expédition d’Egypte, et il y avait probablement contracté un cancer à l’estomac qui explique sa mort prématurée en 1806. Or dans Le Vicomte de Bragelonne, les visites d’Aramis à la Bastille permettent la dénonciation du sort des prisonniers : lorsqu’il « posa le pied sur les marches de pierres usées par lesquelles avaient passé tant d’infortunes, […] il se sentit imprégné de l’atmosphère de ces sombres voûtes humides de larmes… », lit-on par exemple (VB, t. II, XCVIII, p. 104).

On rappellera enfin la part importante prise dans la rédaction du Vicomte de Bragelonne par Auguste Maquet, le collaborateur favori de Dumas. Dans le dossier établi par Claude Schopp pour l’édition « Bouquins » (1991), on trouve plusieurs billets de Dumas réclamant « de la copie » à Maquet, et l’on trouve aussi des lettres de Louis Perrée, le directeur du Siècle, où celui-ci s’adresse directement à Maquet pour lui demander de fournir au journal la suite du feuilleton, ce qui prouve assez l’importance de sa collaboration. Les deux derniers prénoms du vicomte de Bragelonne, Auguste-Jules, qui sont aussi les prénoms de Maquet, sont également une sorte de signature secrète apposée par Maquet au roman (voir chap. CCLXI). Or comment le Masque de fer pouvait-il ne pas l’intéresser, lui qui était condamné à vivre dans l’ombre de Dumas, bâillonné, sans pouvoir revendiquer la paternité de leur œuvre commune ? Outre la rivalité entre Louis XIV et son jumeau, Le Vicomte de Bragelonne ne cesse d’ailleurs, de façon obsédante, de parler de rivalité : entre Raoul et le roi, entre le roi et Monsieur, entre Monsieur et Madame, entre Madame et La Vallière, entre La Vallière et la Montespan, entre Aramis et d’Artagnan, etc. 

Cependant, ces éléments biographiques peuvent aussi expliquer les différences de traitement dans nos deux œuvres. Chez Hugo, la violence marque la figure du Masque, et l’inachèvement de la pièce montre peut-être combien Hugo touchait là à un point névralgique, à une plaie encore vive. Chez Dumas, le souvenir du père ne saurait être aussi présent, et l’on trouve non pas du désespoir, mais plutôt de la mélancolie ; du reste « l’ombre et la solitude » peuvent apparaître comme « deux grands consolateurs des âmes incomprises et froissées » (VB, t. I,  XXI, p. 242). Enfin, concernant Maquet, le temps de la contestation et de la rupture avec Dumas viendra, avec la fin de la collaboration en 1851 et un procès en 1858 ; mais au moment du Vicomte de Bragelonne, Maquet se résigne encore à son sort.

 

 

Nous voyons donc au terme de ce parcours que si un goût commun du mystère et du romanesque, mais aussi des raisons politiques et intimes ont conduit nos deux écrivains vers le même mythe, cependant, des différences essentielles de visions du monde ou peut-être d’êtres au monde justifient les écarts entre leurs poétiques du mythe. Et si je parle d’êtres au monde, c’est parce que je voudrais suggérer, en guise de conclusion, une dernière différence entre les écrivains, qui serait d’ordre ontologique. Chez Hugo, tout est dans le masque, or ce masque est terrible et tragique car il dévore l’identité, et condamne celui qui le porte à n’être qu’un fantôme. Le mythe, d’une certaine façon, est insupportable à Hugo, et Les Jumeaux restera inachevé, parce que la perte totale de l’identité est insoutenable, elle conduirait à la folie. Chez Dumas, tout est dans la ressemblance prodigieuse entre Louis XIV et Philippe, qui échangent dans une scène hallucinatoire leurs identités. Or cet échange est finalement moins pathétique que ludique, au moins pour celui qui prend la meilleure part, la part royale. Comme tous les personnages de Dumas, Philippe aime se déguiser, changer d’identité, et quel déguisement somptueux que d’être le sosie du roi ! Si Dumas écrit avec Le Vicomte de Bragelonne son chef-d’œuvre, c’est peut-être parce que, contrairement à Hugo, le vertige de la réversibilité ne le terrasse pas, mais l’enivre.


[1] Voir Le Masque de fer, Éditions Perrin, « tempus », 2004.

[2] L’Homme au masque de fer, Victor Magen éditeur, 1837, p. 97.

[3] Jean-Christian Petitfils, op. cit., p. 220.

[4] Mes Mémoires, t. II, Robert Laffont, « Bouquins », 1989, CCXIV, p. 583.

[5] « Les Jumeaux », in Le Roi et le Bouffon. Étude sur le théâtre de Hugo, José Corti, 2001, p. 431.

[6] Voir La Violence et le sacré, Grasset, 1972.

[7] Voir Le Roi caché, Fayard, 1990.

[8] Les Jumeaux, in Théâtre II, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, p. 603-686, III, 3, p. 680. Toutes les références suivantes à la pièce, précédées de l’initiale J, renverront à cette édition.

[9] Le Vicomte de Bragelonne, éd. J.-Y. Tadié, Gallimard, « folio classique », 1997, t. III, CCXIV, p. 350. Toutes les références suivantes, précédées de l’abréviation VB, renvoient à cette édition en trois volumes.

[10] Cité par Anne Ubersfeld dans Le Roi et le Bouffon, éd. citée, p. 461.

[11] Ce plan est reproduit en document dans l’édition Robert Laffont  du Vicomte de Bragelonne établie par Claude Schopp (« Bouquins », 1991, p. 853-871).

[12] « Carnaval de Dieu. La dé-monstration selon Hugo », in Revue des Sciences Humaines, n° 188, 1982, p. 40.

[13] Une année à Florence, in Alexandre Dumas illustré, t. XXI, A. Le Vasseur et Cie, [1907], p. 18.

[14] Le Prisonnier de la Bastille. Fin des Mousquetaires, Michel Lévy Frères, 1861, acte V, scène 9, p. 22.

[15] Jean-Yves Tadié, préface du Vicomte de Bragelonne, Gallimard, « folio classique », 1997, p. 42.

[16] Victor Hugo, « À Eugène vicomte Hugo », in Les Voix intérieures. Œuvres poétiques, I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 998.

[17] Lettre d’Adèle à Victor Hugo, 16 août 1836.

[18] Éd. citée, p. 997.