Sébastien Mullier : Splendeur de l'Eden. Hugo néo-platonicien

Communication au Groupe Hugo du 9 février 2008
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Dans La Légende des siècles, Victor Hugo entreprit de composer un « hymne religieux à mille strophes » qui relaterait « le drame de la création éclairé par le visage du créateur[1] » ; ainsi entendait-il concentrer dans le champ restreint d'un recueil le devenir entier de l'humanité, de son avènement sur la terre, l'Éden, jusqu'à son accomplissement dans le futur, l'Apocalypse. C'était là formuler l'ambition d'un livre capable de s'élever à la puissance de la Bible et de l'Histoire, le Livre lui-même : par ce terme on comprend la parole proférée jadis, une seule fois et pour l'éternité, par le Verbe de Dieu, parole destinée à se révéler dès lors dans le monde[2]. Afin de légitimer son entreprise, le poète devait garantir la possibilité de l'acte d'écriture, l'ouvre littéraire se définissant comme la tentative d'ajouter à la création divine, en d'autres termes d'y contribuer en la prolongeant. Cependant la chose devait asseoir sa légitimité car, disent les saintes Écritures, l'univers eut lieu au commencement, lors d'un événement unique pour l'éternité. Selon les premiers versets de la Genèse, Dieu créa le monde en le libérant définitivement de l'abîme primordial ; puis, avec soin, il en sépara les éléments, la lumière des ténèbres comme le ciel de la terre et la terre de la mer ; au septième jour, il arrêta son oeuvre : mené à terme, entièrement abouti, l'univers apparut enfin stable et immuable, non plus susceptible d'aucune amélioration. Ainsi est-ce une fois la création pleinement achevée qu'il planta le jardin de délices afin d'y installer le premier homme. L'Éden fut créé alors que la formation du monde était accomplie. Pour l'exégète, le paradis terrestre baigné par quatre fleuves reposerait sur le principe latin de perfectio, celle-ci entendue dans le sens d'achèvement, mais il pourrait également être identifié selon la notion grecque de kosmos : on se souvient que dans l'Antiquité ce terme désignait à la fois l'intégralité de l'univers et, selon une acception strictement esthétique, le bel ordre dans l'agencement des parties entre elles, éléments distincts soigneusement disposés. Ainsi organisée, la Nature harmonieuse put apparaître comme un véritable jardin, séjour immuable que le premier homme avait pour mission de garder et de cultiver, car Adam était appelé à maintenir cet ordre.

L'Éden, qui semble parachevé, est un sujet privilégié pour le poète qui entend participer activement à la création. Assurer la possibilité d'une grande oeuvre humaine qui poursuivrait celle, parfaite, de Dieu, impliquerait alors de modifier la représentation biblique du paradis en introduisant en ce lieu les signes d'un réel inachèvement. Ainsi lit-on aux premiers vers du « Sacre de la femme », poème initial de La Légende des siècles :

 

L'aurore apparaissait ; quelle aurore ? Un abîme

D'éblouissement, vaste, insondable, sublime ;

Une ardente lueur de paix et de bonté.

C'était aux premiers temps du globe ; et la clarté   

Brillait sereine au front du ciel inaccessible,

Etant tout ce que Dieu peut avoir de visible ;

Tout s'illuminait, l'ombre et le brouillard obscur ;

Des avalanches d'or s'écroulaient dans l'azur ; [...]

Autant que le chaos la lumière était gouffre [...].

    « Le Sacre de la femme » (v. 1 à 8 et v. 70)

 

Selon ces vers, l'Éden n'est pas exactement cosmique mais cosmogonique dans la mesure où il se distingue par une poussée dynamique du cosmos. La création du paradis n'est pas achevée, encore intimement liée aux ténèbres de l'« abîme » primordial. L'Éden apparaît comme une émanation directe du « chaos » : par ce terme Hugo entendait le gouffre absolu de « la Matière » elle-même, le « Commencement », antérieur dans l'univers à l'intervention de la Cause divine ; ainsi, « Avant le Verbe, il a rugi, sifflé, henni[3] ». Le poète affirme alors l'immanence du paradis terrestre. De cet abîme illimité et confus l'Éden a reçu ses attributs, l'infini - « vaste, insondable, sublime » - et l'indéfini[4] - puisque les éléments ne se sont pas encore tout à fait séparés l'un de l'autre, « l'ombre » de « la clarté » comme l'« abîme » de l'« azur ». Ces substances étrangement mêlées, non  précisément circonscrites, sont en pleine « extase » au sens où chacune d'entre elles aspire à sortir de soi : animée par un vou d'ampleur, elle part à la conquête des autres et excède les limites qui lui sont inhérentes, accédant alors à une dimension prodigieuse, « Tant ces immenses jours avaient une aube immense ! » (v. 62). Ainsi qualifiée, l'expansion des éléments répond à cette définition que Victor Hugo proposera dans son William Shakespeare : « L'immense diffère du grand, en ce qu'il exclut, si bon lui semble, la dimension, en ce qu'« il passe la mesure », comme on dit vulgairement, et en ce qu'il peut, sans perdre la beauté, perdre la proportion.[5] » Le poète formule en ces lignes une conception de « la beauté » et de l'harmonie fort distincte de l'art classique, qui reposait sur les principes de calcul et de symétrie, de régularité et d'équilibre. Le réseau de l'Éden, où « les forêts vibraient comme de grandes lyres » (v. 42), s'inscrit dans la perspective d'un débat millénaire que formulait naguère Le Banquet, où Platon tentait de définir ce qu'est l'harmonie (soit en grec agencement, rapport entre éléments simples). Le philosophe empruntait à Héraclite la référence à un instrument de musique, la lyre, qui doit réaliser par la tension de son arc l'union du grave et de l'aigu. Le penseur pré-socratique avait conçu l'harmonie comme l'association de ces deux éléments contraires mais chacun préservé dans sa distinction tonale, en d'autres termes comme une tension sans résolution, l'instabilité perpétuelle d'un processus ; à l'inverse, Platon distinguait l'harmonie comme la combinaison des opposés, tous deux parvenus à leur commune réconciliation par la consonance, c'est-à-dire comme un accord, l'équilibre définitif d'un résultat (187a-187c). Hugo semblerait bien proche de la conception héraclitéenne lorsqu'il présente le paradis terrestre, non point en natura naturata mais en natura naturans. Les « grandes lyres » de l'Éden sont animées par un principe moteur de création, cette tension inhérente à la contradiction : l'univers repose sur une vaste antithèse qui associe en les opposant le cosmos au chaos, l'ordre parfait au désordre absolu, puisque la « lueur de paix », cette « clarté » « sereine », cohabite avec le « brouillard obscur », instable et confus ; plus exactement, l'harmonie de l'univers réside dans cette tension puissante entre deux extrêmes, l'excès de la lumière, l'« éblouissement », et l'excès des ténèbres, l'« abîme »[6].

Ces éléments contraires s'affrontent moins qu'ils ne se mêlent et ne se conquièrent l'un l'autre, certes sans perdre leur identité initiale mais en parvenant à échanger leur position et leurs attributs : ainsi la Nature emprunte-t-elle « Une difformité splendide au noir chaos » (v. 96). La clarté descend dans les ténèbres au point que le rayon creuse un précipice : « Autant que le chaos la lumière était gouffre ». Inversement, ces ténèbres s'emplissent de clarté si bien que l'abîme lui-même irradie ; bien plus, selon Hugo qui emprunte au Paradis perdu de Milton, l'Enfer même siège sous l'Eden[7] et fait entendre un cri qui s'élève jusque dans le chant heureux des jardins (vers 38 à 40). Les éléments contraires vont l'un à l'autre par un mouvement réciproque qui constitue la tension ; or cette confusion s'opère dans le paradis terrestre selon le vecteur d'une énergie commune et omniprésente : dardée par l'éclat de l'azur, la lumière divine irradie toute la matière du monde jusque dans ses parties les plus obscures et les plus profondes, dans ses zones résistantes les plus hostiles à l'infusion de l'esprit. Ainsi la clarté illumine-t-elle les ombrages épais des antres et des arbres, ainsi que la gueule rugissante des prédateurs : « Le paradis brillait sous les sombres ramures », et « Le précipice ouvert dans l'animal sacré / N'avait pas d'ombre, étant jusqu'au fond éclairé » (v. 57 et 115-116). Ainsi cette « aurore » qui abolit les ombres est-elle aussi éblouissante que midi, ce qui est en Éden[8] l'indice d'une perfection[9]. C'est dans cette splendeur que coexistent les phénomènes naturels, éléments que leur essence première oppose mais qui parviennent à coïncider absolument par la lumière divine. « De l'ombre à la clarté, de la base au sommet », le rayonnement solaire assure l'unité du paradis terrestre, établissant entre toutes les créatures une distinction, non plus de nature mais de degré : de l'antre à l'ange, du ver à l'étoile, tout est lumière, luisante ici-bas, éclatante au-delà[10]. En traversant corps après corps l'intégralité de l'Éden, le faisceau de splendeur garantit une nécessaire continuité[11] dans la Nature, lui conférant alors la vie, « l'âme universelle ». C'est ainsi que la tension qui oppose les phénomènes sur le plan terrestre des parties conduit à leur réconciliation sur le plan divin de l'ensemble, résolution que le poème nomme « amour » et « hymen » : ce dernier terme est significatif dans la mesure où il désigne la réunion de deux genres par essence distincts - le masculin et le féminin que leur nature sexuelle sépare[12] - mais qui, ayant surmonté cette contradiction, sont enfin parvenus à un accord éternel. Ainsi, parmi la faune de l'Éden, le genre des prédateurs s'unit-il à l'espèce des proies : le loup et l'agneau, l'hydre et l'alcyon, l'ours et le daim, tous « confondaient leurs haleines » dans un grand baiser. Apparaît à travers le désordre des éléments l'avènement d'un ordre supérieur. Hugo, qui penserait la structure de l'univers en termes à la fois héraclitéens et platoniciens, formule une conception érotique de l'harmonie bien proche du Banquet : comme « l'ordonnance des saisons de l'année », qui président « aux bêtes et aux plantes », « la musique est [...], dans l'ordre de l'harmonie et du rythme, une science des phénomènes de l'amour[13] » ; or, dans le jardin fleuri de l'Eden, « L'amour épars flottait comme un parfum s'exhale » (v. 125), attestant l'existence d'une sensibilité au sein de la matière.

La création de l'univers est un événement nuptial d'où résulte un enfantement[14]. Selon Hugo, la Nature n'est plus comme dans la Genèse le lieu où s'est accompli une fois et pour l'éternité le geste initial, parfait et définitif, du Créateur ; au contraire, animée par un « instinct fécond » (v. 123), elle semble avoir reçu de Dieu la mission de prolonger ce geste en tentant de l'achever au sein même de la matière, de l'accomplir dans cette substance en soi tumultueuse et désordonnée, infiniment mobile. Ainsi la terre du paradis est-elle « La création sainte, à son tour créatrice » (v. 82). La formation du monde se présente dans l'Éden comme un essai de la Nature qui, à la suite du Créateur, doit engendrer elle-même l'univers : cette cosmogonie est un effort entrepris grâce à la lumière divine pour informer la matière obscure et résistante, tentative qui n'est jamais loin de l'imprévu et de l'erreur. Par cet excès de splendeur, le paradis produit dans une croissance folle et exubérante des créatures elles-mêmes démesurées. Le poète admire dans la flore luxuriante de l'Éden les premières formes de la végétation : « Dans des verdissements de feuilles monstrueuses » « Et d'arbres effrayants que l'homme ne voit plus », sont déjà présents en puissance « Tous les arbres futurs, pins, érables, yeuses », qui seront l'accomplissement de ces créatures déréglées, essayées jadis par la terre et demeurées inachevées. C'est dans ce désordre présent de la sève que la Nature aspire à la perfection d'un ordre à venir. Ainsi elle-même, la faune de l'Éden :

 

Le monde s'ébauchait ; tout semblait méditer ;

Les types primitifs, offrant dans leur mélange,

Presque la brute informe et rude et presque l'ange,

Surgissaient, orageux, gigantesques, touffus ;

On sentait tressaillir sous leurs groupes confus

La terre, inépuisable et suprême matrice ;

La création sainte, à son tour créatrice,

Modelait vaguement des aspects merveilleux,

Faisait sortir l'essaim des êtres fabuleux

Tantôt des bois, tantôt des mers, tantôt des nues,

Et proposait à Dieu des formes inconnues [...]

    « Le Sacre de la femme » (v. 76 à 86)

 

La génération de la faune se présente comme l'inachèvement d'un processus esthétique au cours duquel la « form[e] », esprit céleste de « l'ange », doit circonscrire la matière, masse terrestre de « la brute ». La bête présente aux regards, non pas l'accomplissement total de l'idée révélée, mais un moyen terme entre l'ordre et le désordre : dans ce corps se reconnaissent à la fois l'exercice commencé de l'empreinte (ou « typ[e] » dans le sens grec) et la persistance du « rude » matériau en son état « primiti[f] » - « presque » l'un et « presque » l'autre (c'est le principe héraclitéen de la tension des contraires). Ce « mélange » encore erratique, « vaguement » réalisé, conduit à identifier l'animal comme un monstre : par ce mot le classicisme comprenait une créature dans laquelle la matière menace perpétuellement de déborder la forme et de défaire la beauté ; cependant, pour Hugo, ce terme désigne davantage la tentative « médit[ée] » par la matière elle-même afin de se libérer du chaos en passant, au gré de métamorphoses successives, de l'« informe » au difforme jusqu'à la « form[e] » elle-même[15]. Cet essai consiste à introduire la nécessité divine dans le champ inadéquat de la Nature : l'espace du paradis terrestre est encore soumis aux contingences et aux accidents inhérents à ses contradictions internes, la tension initiale de l'harmonie. Ainsi s'expliquerait l'erreur d'ouvrages imparfaits comme ces embryons prématurés et bientôt avortés : les mers qui mouillent le rivage de l'Eden sont peuplées d'hydres.

Ce paradis, représenté dans son processus d'engendrement, conduit à identifier la nature même de son origine et de son énergie, en d'autres termes la cause et l'effet, le principe et la manifestation. L'Éden est animé par un rayonnement solaire émané de la splendeur divine et première. Sans doute cette vision lumineuse du paradis terrestre s'inspire-t-elle des versets de la Genèse : selon les Ecritures, Dieu planta le jardin de délices à l'orient de la création, cette contrée de l'origine d'où vient la lumière de l'aurore et où le fleuve Pishôn entoure la terre de Hawila, le pays de l'or (Gn 2, 8-12). L'Éden, par essence lumineux, est ainsi le lieu le plus proche de l'origine, à la fois dans l'espace - situé à l'Est - et dans le temps - au matin du monde. Ainsi Hugo chante-t-il à son tour :

 

Ineffable lever du premier rayon d'or !

Du jour éclairant tout sans rien savoir encor !

Ô matin des matins ! amour ! joie effrénée

De commencer le temps, l'heure, le mois, l'année !

Ouverture du monde ! instant prodigieux !

    « Le Sacre de la femme » (v. 63 à 67)

 

L'Éden apparaît comme une émanation directe de l'origine, de cette cause première qu'est Dieu : le paradis terrestre est l'« or », l'aurore - « matin des matins » - et l'Orient - « ouverture du monde ». Cependant, Hugo est moins préoccupé par le Créateur que par la Nature elle-même ; aussi s'inspire-t-il davantage de ces penseurs chrétiens qui, réinterprétant très librement Le Banquet de Platon, entreprirent de restaurer une véritable continuité entre le monde sensible et le ciel de l'intelligible en réhabilitant le statut de la créature. Les néo-platoniciens affirmèrent en effet que l'éclat visible des corps est une digne voie d'accès à la splendeur métaphysique de l'Idée, qui est Dieu lui-même : un même rayon traverse successivement toutes les créatures, faisceau éblouissant dans les Essences spirituelles du ciel et d'une clarté moindre dans les êtres charnels de la terre ; consacrant l'unité de la création, une lumière commune instaure entre la forme et la matière une distinction, non plus de nature, mais de degré. Les philosophes en conclurent que les effets visibles peuvent désigner leurs causes invisibles et même les contenir. Plotin et Marsile Ficin affirmaient l'invisibilité absolue du Créateur en sa divinité : le principe, cette cause première que Platon appelle Idée du Bien et que la Genèse nomme Adonaï, ne peut par définition être figuré dans son essence, origine en soi incorporelle et pure[16] ; c'est pourquoi Dieu le Père n'apparaît jamais en personne dans l'Éden de La Légende des siècles.

Par analogie, le paradis terrestre est à Adonaï dans le Christianisme ce que le ciel de l'intelligible est au Bien en soi dans le néo-platonisme, en d'autres termes son hypostase la plus proche, sa manifestation immédiate. C'est le modèle d'un rayonnement à partir de son foyer, qui expliquerait notamment cette paronomase de Hugo : « l'aurore était une auréole » (v. 30). Dans un monde où aucune matière ne résiste à la lumière, l'aube du soleil est ce nimbe lumineux au front invisible de la divinité. Ainsi, dans le jardin irradié, les Idées platoniciennes les plus abstraites apparaissent-elles au sein même des éléments de la Nature : « Jours inouïs ! le bien, le beau, le vrai, le juste, / Coulaient dans le torrent, frissonnaient dans l'arbuste » (v. 105-106). Il s'agit d'une véritable infusion des Idées qui « coul[ent] » dans la sève du paradis, la matière informée « Etant tout ce que Dieu peut avoir de visible » (v. 6). Dans Philosophie, Hugo affirme que « le monde visible est la manifestation symbolique du monde immatériel. Il nous éclaire par analogie.[17] » Le jardin de délices est une figure, entendue comme l'apparition visible et ici-bas d'un principe invisible et au-delà[18]. Le paradis se définit comme un phénomène, terme qui désigne en grec à la fois le fait de se révéler aux sens et l'action même de briller : « Dieu se manifestait dans sa calme grandeur, / Certitude pour l'âme et pour les yeux splendeur » (v. 71-72). On se souvient que le terme splendor désignait pour Marsile Ficin la grâce elle-même, rayon lumineux de la vérité divine[19], chose dont Hugo semble se souvenir en ces vers : « Et la lumière était faite de vérité ; / Et tout avait la grâce ayant la pureté » (v. 59-60). Bien plus, c'est une exacte définition de la beauté, ainsi formulée par le poète en ces termes : « Le beau est l'épanouissement du vrai (la splendeur, dit Platon).[20] » Selon ces mots, la beauté est la manifestation à la fois lumineuse et florale de la vérité. Selon les néo-platoniciens, l'Idée de Beauté est dans le monde intelligible la fleur du Bien en soi dans la mesure où elle doit séduire par sa forme les âmes qui la contemplent, afin de les conduire vers la suprême vertu[21]. La corolle, qui la plus belle et la plus attirante de toutes les créatures visibles, confère au principe une image : elle est la figure par excellence. Plotin disait même que la Beauté en soi est cette lumineuse « couleur qui fleurit » sur les Essences[22] ; ainsi le ciel de l'intelligible, cette contrée la plus proche de la divinité, est-il un véritable jardin : c'est le sens grec du terme paradis. On comprend dès lors qu'aux yeux du poète le lieu situé le plus près de Dieu, la terre où resplendit l'orient, ne puisse apparaître que sous les espèces d'un grand parterre de fleurs : l'Eden de La Légende des siècles est le séjour des oeillets, des lotus et des myosotis, des lys et des roses, « Les divins paradis, pleins d'une étrange sève » (v. 97). Tout y est fleur, en son acception végétale et virginale : afin de se manifester, « l'infini » s'enveloppe en effet dans « les plis du voile qui le couvre » (v. 182). Au sein de « l'den pudique » (v. 15), la Nature est tout entière hymen, un voile qui est l'apparaître de l'invisible.

Ainsi érotisé, le paradis est animé par une énergie rayonnante, qui est l'amour lui-même. Aussi est-ce un couple qui règne « dans la clarté de l'Éden radieux » : « Ève qui regardait, Adam qui contemplait » (v. 175 et 180). Par ces deux exercices de la vision, Hugo sexualise les substances en attribuant la virilité à l'esprit intelligible et la féminité à la matière sensible : l'homme, « être complet », oriente ses regards vers l'invisible, déchiffrant le « ciel sacré » où « les astres » sont les signes de l'au-delà (v. 179, 168 et 170) ; à l'inverse, sa compagne s'absorbe dans la considération des choses terrestres et visibles, les roses, au point de devenir l'une d'entre elles - « Comme si de ces fleurs, ayant toutes une âme, / La plus belle s'était épanouie en femme » (v. 165-166). Corolle parmi les corolles, Ève est figure, comme l'attestent ces vers :

 

Ève offrait au ciel bleu la sainte nudité ;

Ève blonde admirait l'aube, sa sour vermeille.

 

Chair de la femme ! argile idéale ! ô merveille !

Ô pénétration sublime de l'esprit

Dans le limon que l'Être ineffable pétrit !

Matière où l'âme brille à travers son suaire !

Boue où l'on voit les doigts du divin statuaire !

  La Légende des Siècles, « Le Sacre de la femme » (v. 144 à 150)

 

On reconnaît dans ce « suaire » de la peau la manifestation de Dieu par le voile, l'enveloppe corporelle s'allumant sous l'effet d'une étincelle divine. En termes néo-platoniciens, Ève possède en elle « une double lumière, l'une naturelle ou innée, l'autre divine et infuse[23] » : une clarté inhérente à la « matière » elle-même brille dans sa « blonde » chevelure, alors que le rayon transcendant de la grâce resplendit en son « âme » (ainsi « la femme » est-elle la « sour » de « l'aube » céleste). Comme la « chair » est le réceptacle de « l'esprit », Ève apparaît comme un vase de terre que la lumière de l'Idée façonne en l'emplissant, ou littéralement une « argile idéale ». Indice de sa cause première, le potier divin, la femme est semblable à cette statuette sacrée appelée figura qui conserve l'empreinte de son moule initial désormais absent, invisible, la forma[24] : « Boue où l'on voit les doigts du divin statuaire ». Par l'impression de ce contour qui lui confère sa forme et sa beauté, Ève est ici-bas l'image de « l'Être ineffable », la « merveille », ou d'après l'étymologie la divinité éminemment visible.

Cet éclat atteste « le Sacre de la femme », car, étrangement, Ève apparaît en ce jour « plus auguste que l'homme » (v. 190). Le lecteur du Paradis perdu de Milton se souvient de cette parole que l'archange Raphaël adressa à Adam en Eden : « on a prodigué à la femme trop d'ornement, à l'extérieur achevée, à l'intérieur moins finie. Je comprends bien que, selon le premier dessein de la nature, elle est l'inférieure par l'esprit et les facultés intérieures qui excellent le plus ; extérieurement aussi elle ressemble moins à l'image de celui qui nous fit tous deux[25] ». Or, dans le paradis de La Légende des siècles, si le « front » de l'homme en prière brille sous le ciel d'une « haute » « lueur » (v. 173 et 143), la chair de sa compagne resplendit en elle-même d'un éclat supérieur : « Un long rayon d'amour lui venait des abîmes [...] Et, pâle, Ève sentit que son flanc remuait. » (v. 209 et 212) En ce faisceau de lumière qui opère la « pénétration sublime de l'esprit », on reconnaît une infusion d'ordre sexuel au sein même de la chair : selon une pensée d'inspiration néo-platonicienne, le vecteur de la grâce est un rayon séminal[26], que l'Esprit divin communiquerait ici à Eve par l'intermédiaire physique d'Adam, l'homme de splendeur, le contemplateur fait à la ressemblance de Dieu. Le poète s'inspire à ce sujet des vers du Paradis perdu, l'« une des plus belles fictions de la poésie[27] » : dans le jardin d'Éden, affirmait Milton, la femme qui « brille de grâces particulières » a été initiée par Adam aux « rites mystérieux de l'amour conjugal », amour consacré par sa « nuptiale sainteté[28] ». Hugo, qui salue dans La Légende des siècles « le rut religieux du grand cèdre[29] », suggère lui aussi que l'acte amoureux entre « l'époux » et « l'épouse » a eu lieu au sein du paradis terrestre et avant la Chute (v. 142). Ève a été fécondée par le « Marié », qui brille lui aussi en Éden (v. 169) : la femme accède alors à l'Esprit divin par l'intermédiaire de l'amour profane et du plaisir charnel, au point que le poète ne sait « Si cette volupté n'est pas une pensée » (v. 154). Le rayon immatériel est parvenu à se faire chair en devenant lui-même semence ; bien plus, l'épousée parachève en son flanc l'infusion de la grâce la plus haute au plus profond de la chair, jusque dans cet abîme de la matière qu'est l'organe de la vie et de la génération. Toute traversée de lumière comme en plein midi, elle est l'union enfin réalisée des deux substances, la beauté, ou l'harmonie en acte.

Par la puissance d'engendrement qu'exerce le rayon divin, la femme devient mère[30], ainsi que l'atteste le titre initial du poème : l'intitulé latin « Mater » est significatif dans la mesure où il annonce ce vocable qui sert à désigner Ève elle-même en début de vers, « Matière », signe élevé par sa majuscule à la puissance d'un nom. Par l'analogie entre les mots latins mater et materia, Marsile Ficin avait autrefois établi la coïncidence du maternel et du matériel. A la suite de Plotin qui interprétait Le Banquet, le philosophe renaissant désignait par le nom d'une double déesse, Vénus, la faculté par laquelle la cause première, l'Esprit en soi, engendre ici-bas ou au-delà des corps inférieurs : la Vénus céleste, née du Ciel sans le concours d'une mère, représente une Idée du monde intelligible, l'Âme en soi, une intelligence divine séparée de la matière ; à l'inverse, la Vénus pandémienne, fille de Jupiter et de Dioné, est une âme mêlée, « l'Âme du monde [anima mundi] », à laquelle on « attribue aussi une mère [matrem] parce que, infuse dans la matière [materie] du monde, l'on pense qu'elle a commerce avec la matière[31] ». Cette âme, indissolublement unie à l'univers sensible, est la puissance d'engendrer par le rayonnement toutes les choses terrestres en procréant dans ces corps la beauté de Dieu. Aussi la Vénus pandémienne, vêtue d'un voile qui représente l'enveloppe charnelle[32], présidait-elle autrefois à l'amour profane, à cette union conjugale de l'homme et de la femme qui s'accomplit dans l'enfantement. Ève, « suaire » de « l'âme » et mère au « front vénérable », semble recevoir ce nom de Vénus (v. 208), nom antique que le poète des Contemplations avait glosé en ces termes sous le signe du Dieu chrétien : « Beauté de l'âme humaine et de l'âme divine[33] ». Comme la seconde Aphrodite est l'âme universelle qui subsume et inclut toutes les âmes de la terre[34], l'épouse concentre dans l'Éden les regards de « tout l'univers », « Des flots bénis, des bois sacrés, des arbres prêtres » (v. 193 et 206), comme si elle portait en son flanc l'âme du monde elle-même. Aussi Ève est-elle saluée par toute la création, dont elle est l'accomplissement : par cet enfantement dans la lumière, la femme réconcilie en sa chair les deux substances demeurées dans le paradis terrestre à l'état de tension. Dans un Éden cosmogonique, l'embryon de l'espèce humaine est la réalisation de cette entreprise dont l'hydre monstrueuse n'était que la tentative. Si Hugo célèbre moins le premier matin de la Nature que le premier jour de la maternité, c'est que l'Humanité a reçu de Dieu la mission de parachever en elle-même et par elle-même la création. C'est pourquoi le poète consacre « Ève, mère des hommes[35] ». La femme, dont le « flanc remuait », est le siège d'une croissance qui intègre totalement la génération dynamique de l'Eden éternel au rythme même de l'Histoire des hommes, à son progrès.

Ève, qui est l'âme du monde, éprouve en son ventre ce grand mouvement qui transporte tout le paradis : « La terre avait, parmi ses hymnes d'innocence, / Un étourdissement de sève et de croissance » (v. 121-122). Ces vers disent le rythme de l'Éden et le chant de la terre, un hymne. Par ce terme, la préface de Cromwell désignait le poème de l'immédiateté divine et sensible : aux temps originels de la Genèse, le premier homme, qui ne respire qu'en priant, chante « en présence des merveilles qui l'éblouissent » et qui l'entourent ; il module son ode sur une lyre dont la troisième corde est la Création elle-même dans sa splendeur, comme s'il tendait sur le réseau de l'arc les rayons éclatants de ses visions[36]. Le genre de l'hymne célèbre l'exacte coïncidence du chant et de la clarté, du souffle et de la lumière, qui sont précisément les deux vecteurs de la grâce divine. Dans La Légende des siècles, l'Éden est traversé par une énergie à la fois pneumatique et rayonnante : l'analogie entre la respiration et la splendeur se formule en certains vers comme « La prière semblait à la clarté mêlée » (v. 25) et « L'arbre, tout pénétré de lumière, chantait » (v. 52), au point de s'inscrire matériellement dans la prosodie par une rime, « parole » résonnant avec « auréole » (v. 29-30). Ce double principe d'animation est dans le paradis la musique elle-même : « Les vents et les rayons semaient de tels délires / Que les forêts vibraient comme de grandes lyres » (v. 41-42). L'invocation de cet instrument, réseau dont les cordes sont les arbres, conduit à définir la musique de l'Éden comme « Une harmonie égale à la clarté » (v. 47). Le poète élabore la pensée d'une nouvelle lyre d'harmonie, car le paradis terrestre ne vibre pas à l'image de son envers étoilé, le paradis céleste. Dans Philosophie, Hugo tend en effet à discuter la théorie pythagoricienne de la musique des sphères, qu'il associe aux noms de Platon et de Cicéron[37] : selon les Anciens, rappelle-t-il, « le ciel est une lyre, le système solaire, c'est la gamme », dont les sept notes correspondent exactement aux sept planètes, elles-mêmes agencées selon un ordre immuable et des intervalles mathématiquement mesurés[38]. Cette conception antique de l'harmonie repose ainsi sur un principe de calcul, d'équilibre et de symétrie, le nombre (ou numerus) : une cadence aux proportions régulières et inaltérables rythme dans l'éternité la course générale des constellations. Or, selon Hugo, qui se réfère parfois à Héraclite dans ses écrits philosophiques, semblable idée de la musique conduit à exclure les mystères de la création en séparant l'ordre nécessaire établi par la divinité du désordre contingent inhérent au commencement du monde, le chaos de la matière originelle : de même que la continuité d'un ensemble ne peut advenir sans la contiguïté de parties bien distinctes l'une de l'autre, le grand rythme de l'univers résulte en fait de contradictions internes nées de tensions entre des éléments naturels divers, alors soumis à des déplacements, à des mouvements approximatifs et à des discordances. C'est pourquoi Hugo est fasciné par des phénomènes astronomiques comme la course erratique des aérolithes et des comètes, ou encore « la précession des équinoxes, cette irrégularité qui est l'ordre même[39] ». Le poète écoute dans l'atmosphère de la Terre « cette haleine des espaces, cette respiration de l'abîme » qu'est le souffle des tempêtes et des cyclones : selon Hugo, l'harmonie elle-même se définirait par le rythme de ce vent, « variable dans l'immuable[40] ». C'est un souffle semblable qui anime dans les arbres « les grandes lyres » de l'Éden, si distinctes de la lyre des constellations. Ainsi la croissance végétale du paradis terrestre ne repose-t-elle pas sur la conception pythagoricienne et platonicienne de la musique :

 

Tout semblait presque hors de la mesure éclore ;

Comme si la nature, en étant proche encore,

Eût pris, pour ses essais sur la terre et les eaux,

Une difformité splendide au noir chaos. [...]

Mais qu'importe à l'abîme, à l'âme universelle,

Qui dépense un soleil au lieu d'une étincelle,

Et qui, pour y pouvoir poser l'ange azuré,

Fait croître jusqu'aux cieux l'Éden démesuré !

  La Légende des Siècles, « Le Sacre de la femme » (v. 93 à 96 et 101 à 104)

Ces vers instituent une prosodie de l'Éden, la musique cosmogonique : c'est le principe rythmique de la démesure, non pas l'abolition de la mesure mais son approximation (on lit : « presque hors de la mesure ») ; de même, « la nature » n'est pas l'informe mais la « difformité », prégnance du « chaos » dans la création de Dieu, présence d'une dissonance au sein même de la cadence.

Selon le principe de la figura, la prosodie du paradis terrestre se réalise tout entière dans la matérialité sensible du vers, considéré alors dans sa spécificité la plus technique. Le poète de La Légende des siècles, à qui s'impose la nécessité du mètre contre la prose, pense le vers d'un point de vue à la fois métaphysique et artisanal (on songe dans le poème à l'image biblique du potier divin). En poésie, Hugo reconnaît la présence même de Dieu dans la loi mathématique et astronomique du nombre qui régit la cadence du vers[41] : c'est l'immuable métrique, avec son rythme le plus symétrique et le mieux proportionné, l'alexandrin. À la Renaissance, les poètes représentaient cette conception antique de la prosodie sous les espèces d'une image pythagoricienne inspirée de Cicéron : l'arc de la lyre qui, à l'instar d'un compas, servait à mesurer le ciel et sa cadence[42]. Or, selon une section du recueil, « Seizième siècle », c'est la divinité qui préside à l'harmonie nombreuse de la poésie classique : dans « Le Satyre », l'exercice de « la lyre thébaine » est placé sous l'égide d'un dieu, Apollon, car la « conque d'ébène » constellée de « clous d'or » reflète ici-bas par sa rotondité scintillante la perfection céleste du « Zodiaque », « roue énorme aux douze cages sombres[43] ». Selon le poète chrétien, par sa structure binaire et rimée, le double hémistiche régulier est dans la prosodie française le mètre de la Divinité : comme la lyre, comme « le visage humain, qu'Ovide croyait façonné pour refléter les astres[44] », les douze syllabes du vers font apparaître sur la page les douze signes du zodiaque étoilé ; ainsi « Le Sacre de la femme » est-il composé en alexandrins puisqu'il célèbre à la fois le « front » d'« Adam, l'élu / Qui dans le ciel sacré le premier avait lu », et le « divin firmament », en retour « penché sur [la] tête » de sa compagne (v. 167 à 173 et 192-193). Le poète doit rester également « fidèle à la rime, [...] cette suprême grâce de notre poésie, ce générateur de notre mètre[45] » : « grâce », la rime est figure, puisqu'elle établit l'analogie divine entre les choses visibles et les choses invisibles par l'analogie sonore entre les mots ; ainsi, dans le poème, la rime suivie entre « auréole » et « parole » réalise-t-elle la coïncidence entre la lumière de Dieu et le langage des hommes, identité qui légitime dans l'Éden et dans l'Histoire l'existence de la poésie, l'hymne.

La piété[46] conduit Hugo à conserver de manière inébranlable les critères externes de l'alexandrin, le nombre des douze syllabes et la rime, mais il entend modifier sa structure interne, lieu privilégié de son action : comme la Nature poursuivait au sein des corps monstrueux le geste initial du Créateur, comme la « mère des hommes » prolongeait en son ventre l'empreinte de beauté que posa sur elle le « statuaire », le poète entend introduire la croissance démesurée de l'Eden dans la mesure parfaite de l'alexandrin, le mètre étoilé. C'est cette grâce infinie que Dieu accorde à toutes ses créatures, à la Nature comme à l'Humanité : la possibilité d'ajouter à ce qu'Il a déjà donné et qui est apparu dans le nombre, en d'autres termes la faculté d'ajouter à la création de l'univers et à la métrique elle-même. Ainsi le poète est-il en mesure de contribuer au double progrès de l'Histoire et du vers en participant à l'accomplissement de la prosodie française. Il entreprend de créer pour les « grandes lyres » de l'Eden un alexandrin « variable dans l'immuable », une autre harmonie. Il convient alors de démesurer le vers de l'intérieur, c'est-à-dire par l'accentuation : la pratique de la coupe permet d'introduire la discordance dans le mètre en « sachant briser à propos et déplacer la césure pour déguiser sa monotonie d'alexandrin, plus ami de l'enjambement qui l'allonge que de l'inversion qui l'embrouille ; [...] inépuisable dans la variété de ses tours [...] ; prenant, comme Protée, mille formes sans changer de type et de caractère[47] ». C'est le désordre dans l'ordre, l'irrégularité dans la régularité. L'enjambement permet en effet à la phrase de dépasser l'inaltérable limite de l'alexandrin imposée par la rime : c'est la loi de la douzième position[48], qui ordonne aux unités grammaticales de la phrase de s'achever avec le vers[49]. La non-coïncidence entre la syntaxe et la métrique parvient à introduire une véritable discordance dans ce vers, entraînant à la fois une tension à l'intérieur de la période grammaticale et une confusion entre les deux alexandrins consécutifs. Présents en grand nombre dans le poème, les vers enjambants tendent à s'excéder l'un l'autre dans leur inégalité, apparaissant illimités, infinis autant qu'indéfinis, inachevés comme le paradis terrestre, et c'est significativement que Hugo place parfois en position de rejet ou de contre-rejet des termes qui désignent la lumière et les ténèbres :

 

L'aurore apparaissait ; quelle aurore ? Un abîme

D'éblouissement, vaste, insondable, sublime ;

 [...]

C'était le Marié tranquille et fort, que l'ombre

Et la lumière, et l'aube, et les astres sans nombre,

Et les bêtes des bois, et les fleurs du ravin

Suivaient ou vénéraient comme l'aîné divin, [...]

 

En introduisant la coupe dissidente dans la structure classique de l'alexandrin, l'enjambement atteste la rémanence du chaos au sein même d'un cosmos qui procède du nombre. Dans cette prosodie de l'Éden, les éléments primordiaux ne sont pas encore tout à fait séparés l'un de l'autre, ni les vers eux-mêmes, puisqu'ils sont étroitement associés par des liens nécessaires qui unissent soit des constituants grammaticalement dépendants dans la langue - comme une expansion de son substantif : « Un abîme / D'éblouissement » -, soit des termes coordonnés qui appartiennent à la même unité syntaxique - comme ce groupe assumant la fonction de sujet pour les verbes « suivaient » et « vénéraient », « l'ombre / Et la lumière ». L'ordre régulier du vers est atteint de confusion, comme l'irrégularité elle-même, car si la syntaxe déborde la rime - ce qui altère à la fois l'unité et l'identité du mètre -, l'enjambement fait lui aussi l'objet d'une distinction malaisée (s'agit-il dans ces vers de contre-rejet ou bien également de rejet ?)[50]. Par cette tension extrême dont le lieu est le bord du vers, l'alexandrin parvient à manifester rythmiquement l'avènement simultané et conflictuel de la matière et de la forme, de l'indéfini et du circonscrit, car en art « la vraie poésie, la poésie complète est dans l'harmonie des contraires[51] ». Bien plus, par la pratique du vocable rejeté, l'alexandrin s'amplifie, devient innombrable et incommensurable, trop large pour l'arc de ce compas[52] qu'était la lyre des poètes astronomes. Aussi la mesure du mètre succombe-t-elle parfois à l'excès de la splendeur divine ; l'enjambement associant deux termes de la lumière, le rayon de la grâce semble se propager dans le poème vers après vers - comme l'Eden lui-même est traversé corps après corps jusqu'à l'éblouissement -, soit par le contre-rejet :

 

C'était aux premiers temps du globe ; et la clarté

Brillait sereine au front du ciel inaccessible, [...]

 

soit par l'enjambement :

 

Tout ce que l'infini peut jeter de lumière

Eclatait pêle-mêle à la fois dans les airs ; [...]

 

Le lien syntaxiquement nécessaire entre le groupe sujet et le verbe « mêle » les vers entre eux : ainsi l'alexandrin semble se dédoubler et accéder, interminable, à « l'infini ». L'enjambement permet d'augmenter par les termes lumineux la quantité des syllabes et, partant, les capacités respiratoires du mètre : traversés par une énergie pneumatique et rayonnante, les vers amplifiés instituent une prosodie de la grâce. Selon Hugo, la poésie est un instrument spirituel, par lequel le souffle de la créature aspire à s'élever vers la grande respiration, l'Esprit divin.

Cette irradiation croissante du mètre atteste la présence de Dieu dans le vers du « Sacre de la femme ». L'alexandrin se conforme au chant du paradis terrestre, « Qui du verbe éternel avait gardé l'accent », en conservant lui-même un accent immuable, qui est celui de la scansion métrique : la césure (v. 27). Dans le vers aux douze syllabes, la coupe médiane entre les deux hémistiches (6-6) est un principe de symétrie, à la fois de scission et de perfection : elle est ainsi l'instant du mètre qui coïnciderait exactement avec ce moment qui sépare le jour en deux parties égales de douze heures, midi. On a vu que l'aurore, qui abolit toutes les ombres en Eden, est aussi resplendissante que l'heure méridienne, lorsque l'axe du soleil tombe perpendiculaire à l'axe de la terre : c'est la minute verticale, où la matière ne résiste plus à la lumière divine puisqu'elle ne produit alors aucune ombre[53]. Selon une paronomase chère au poète, « Deus, dies[54] », le medius dies est l'instant de la divinité dans sa perfection absolue, lorsque le météore parvient à son point le plus haut dans le ciel et que tout n'est plus que rayons sur la terre, l'éblouissement du principe. Sous le signe d'une telle aurore, la césure à l'hémistiche apparaît comme le midi du vers, la position de l'alexandrin concordant alors avec la situation du soleil, le milieu où la sixième syllabe consent tout entière à la splendeur. C'est pourquoi « Le Sacre de la femme » respecte encore si souvent la coupe médiane régulière ; à cet accent, Hugo place dix-sept fois dans le poème un terme emprunté à la lumière, comme « rayons » et « soleil », « clar » et « azur » ; parfois, le poète privilégie les monosyllabes, qui disent la fulgurance de l'instant solaire, le parfait midi : « jour », « or » et surtout « grâce ». Cette fréquence instaure, semble-t-il, un procédé métrique cher à Hugo[55]. Par la place du vocable à l'hémistiche, la scansion de certains vers tendrait à désigner le matin même de l'Eden comme un midi : « Souriait, et l'aurore // était une auréole » et « Et la lumière, et l'aube, // et les astres sans nombre ». La césure correspond à cette heure solaire où la création reçoit la lumière de Dieu jusqu'en ses profondeurs, dans les entrailles de la femme (« Matière où l'âme brille // à travers son suaire ! ») et dans les ombrages les plus épais :

 

L'Être resplendissait, // Un dans Tout, Tout dans Un. (6-6)

Le paradis brillait // sous les sombres ramures (6-6)

De la vie ivre d'ombre et pleine de murmures [...]

 

Sous le signe de « L'Être », toute la matière du monde resplendit au point d'être consumée par la lumière : « Le jour en flamme, au fond de la terre ravie, / Embrasait les lointains splendides de la vie » (v. 9-10). Mais l'aube méridienne est un instant fulgurant, insoutenable : de même que le soleil de midi parvenu à son faîte doit redescendre aussitôt, l'aurore est moment, entendu en son acception étymologique, point de bascule lors de la pesée, milieu précaire sur la balance. A l'instar du rayon vertical, la césure est la situation du vers où le Créateur tend à apparaître dans sa perfection et dans sa divinité ; ainsi, s'il entend célébrer l'heure terrestre et imparfaite de la créature, le poète est-il conduit à s'éloigner de la sixième position, qui procède du nombre : « Nous faisons basculer la balance hémistiche[56] », disait Hugo, déséquilibre axial qui contribue dans le poème à accroître les ombres.

Selon Les Contemplations, la création est une « claire-voie » à travers laquelle les yeux humains parviennent à voir la divinité[57]. Dans « Le Sacre de la femme », un écran permet d'affaiblir l'« éblouissement » de Dieu en son midi, éclat sublime et ineffable que ce réseau transforme en une lumière perceptible : le « voile » de la Nature filtre alors cette splendeur, « suaire » diaphane de la « matière » qui, par diffraction, dévie le rayon et produit l'ombre (v. 2, 182 et 149)[58]. Le moment inhérent à la créature sur le cadran de l'Éden coïncide avec le déséquilibre de l'alexandrin et le déplacement relatif de la césure par rapport à la sixième position ; ainsi lit-on ces vers consacrés à un midi imparfait, parce qu'il est dardé dans les abîmes d'une matière encore résistante, dans l'antre et dans l'animal :

 

Tout s'illuminait, / l'ombre et le brouillard obscur [...] (5-7)

[...]

Le précipice ouvert dans l'animal sacré

N'avait pas d'ombre, / étant jusqu'au fond éclairé (4-8)

 

La césure à l'hémistiche (6-6) est ici concurrencée par une coupe secondaire forte qu'appuie la ponctuation ; non seulement affaiblie par ce procédé syntaxique, la sixième syllabe est également occupée par des termes assez peu marqués, soit par un mot très bref, monosyllabe qui déséquilibre de peu « la balance hémistiche » (5-7) en produisant « l'ombre » au plus près de la position médiane où brille la divinité, soit par un vocable grammaticalement dépendant, en l'occurrence un auxiliaire qui inaugure une séquence syntaxique achevée par son participe passé (« étant [...] éclairé »), alors même que cet auxiliaire aurait dû clore une unité dans la période (4-8)[59] ; ainsi, la césure tendrait-elle à se reporter sur la quatrième syllabe, « d'ombre, », là où apparaît précisément le signe de la créature demeurée matière mais présente sous le rayon du Créateur. C'est également l'enjeu rythmique d'un vers consacré à cet être qui résiste à demi à l'infusion de la forme, le monstre : « Presque la brute informe et rude / et presque l'ange » (8-4). Cependant, ces exercices d'approximation prosodique annoncent d'autres accents bien moins réguliers encore, comme un vers bi-césuré :

 

Le vent jouait / avec cette ger/be d'éclairs (4-5-3)

 

Le poète brise la cadence de l'alexandrin en plaçant à la sixième syllabe la préposition « avec », terme non marqué incapable de porter l'accent. L'impossibilité d'une pause à l'hémistiche suscite, de part et d'autre de l'unité syntaxique à laquelle appartient la préposition, une coupe secondaire, en définitive une double césure entre trois segments inégaux (4-5-3). Dans un « vent » plein d'« éclairs », l'alexandrin dit le souffle tumultueux d'un « Éden démesuré », mais cette respiration qui se réalise par la structure prosodique s'aggrave encore dans un vers :

 

Tout semblait / presque hors de la mesure / éclore (3-7-2)

 

L'accent est impossible à la sixième position dans la mesure où celle-ci est occupée par un monosyllabe atone, « hors » : ce terme non marqué appartient à une locution prépositionnelle contrainte de se développer, de manière bien erratique, de chaque côté de la syllabe située à l'hémistiche ; le fait entraîne à la fois une tension au sein de la période grammaticale et deux césures dans le mètre entre trois segments fort inégaux. Semblable vers tend à s'imposer dans sa matérialité puisqu'il ne permet plus d'identifier la forme de son moule métrique, la frontière à l'hémistiche : il atteste ainsi la présence de ce chaos inscrit au centre même du cosmos et de la cadence au point de devenir le secret principe de leur mobilité. Ces recherches prosodiques rythment ainsi les essais spontanés de la Nature fécondée par la lumière, la vie organique : comme les mères de l'Eden portent dans leurs flancs irradiés les embryons de l'hydre et de l'enfant, la croissance du paradis terrestre se réalise tout entière dans un alexandrin démesuré de l'intérieur, où la métrique en plein déséquilibre (3-7-2) permet à peine de reconnaître la césure régulière et, partant, la cadence du nombre (6-6). Hugo se présente alors comme le grand initiateur de ce desserrement intérieur que Mallarmé identifiait à la fin du XIXème siècle dans le mètre français[60].

Ces irrégularités prosodiques libèrent l'alexandrin par l'avènement d'une double césure et permettent aux douze syllabes du mètre de constituer une structure non seulement binaire mais également ternaire, élément « variable dans l'immuable », dont le trimètre est la forme la plus accomplie :

 

La terre avait, / parmi ses hy/mnes d'innocence, (4-4-4)

Un étourdissement de sève et de croissance ;

L'instinct fécond / faisait rêver / l'instinct vivant (4-4-4)

[...]

 

Le premier et le troisième vers ne peuvent être scandés à l'hémistiche dans la mesure où la sixième position est soit occupée par un terme non marqué, une préposition (« parmi »), soit placée entre les deux constituants d'une unité grammaticale indivisible dans la langue, une périphrase verbale (« faisait rêver »). Aussi convient-il d'identifier selon la syntaxe une double coupe entre trois segments parfaitement égaux : comme la tension oriente étrangement vers l'accord, c'est l'irrégularité accentuelle à l'hémistiche qui permet à l'alexandrin d'accéder à une autre régularité dans les proportions. On assiste à l'institution d'une nouvelle césure dans un vers qui célèbre l'hymne « fécond » de la matière, le chant de « la terre » ivre de « croissance » : placé sous le signe des  « grandes lyres » de l'Eden, l'équilibre de cet accent enfin stable consacre l'avènement d'une nouvelle harmonie dans l'alexandrin, parvenu à l'état ternaire d'une beauté inouïe dans l'histoire de la prosodie française. Ainsi, entre toutes les créatures, le poète a-t-il reçu de Dieu la grâce de pouvoir ajouter à la métrique nationale (6-6) une autre cadence (4-4-4). Le trimètre, dont la fréquence demeure relative[61], est l'accomplissement de cette structure irrégulière à double coupe qui permettait des scansions audacieuses mais hésitantes (comme 4-5-3 ou 3-7-2)[62], parfois aggravées encore au bord du vers par l'enjambement[63] ; bien plus, c'est l'invention du trimètre qui conduit toutes les tensions inhérentes à cet alexandrin ternaire vers la possibilité d'un bel accord, car « l'art est prodige, soit ; il n'est pas monstre. Il contient le contraste, non la contradiction. Pas un atome dans l'art n'est à l'état de chaos. Tout obéit à une loi une.[64] » Ainsi le trimètre serait-il au vers ternaire ce que la femme est à la Nature du paradis terrestre, un accomplissement dans la Beauté. C'est par ce vers autrement symétrique que le poète parvient à prolonger le nombre divin de l'alexandrin en instaurant par la démesure une mesure inouïe au sein même du mètre.

Dans le dernier quart du XIXème siècle, Banville et Mallarmé déploraient que Hugo n'eût pas achevé la libération totale de l'alexandrin en envisageant la possibilité « de toutes les césures et de toutes les coupes[65] », même après la première ou la onzième syllabe, en d'autres termes « toutes les combinaisons possibles, entre eux, de douze timbres[66] ». Car le poète de La Légende des siècles « ne détruit jamais complètement la possibilité d'un marquage à la position 6 » et « laisse en survie la structure bisegmentée de l'alexandrin classique (la prudence à l'hémistiche)[67] » : Hugo n'ose jamais en effet la césure à l'intérieur d'un mot, la seule à pouvoir exclure absolument l'identification d'un accent à la sixième syllabe, césure que ses héritiers, l'auteur de Fêtes galantes et le poète d'Hérodiade, expérimentent moins de dix ans après la publication de La Légende des siècles[68]. En 1891, Mallarmé louait les innovations prosodiques du Verlaine de Sagesse en raillant à demi le maître romantique qui s'était accompagné encore des « grandes orgues du mètre officiel », car désormais, ajoutait-il, « les poëtes ne chantent plus au lutrin[69] ». L'ironie de ces images religieuses se révèle en fait une analyse pénétrante, puisque c'est la piété elle-même qui imposait à Hugo de ne moduler la nouvelle harmonie que sur la base de l'ancienne, qui procède du nombre divin.

Sous les espèces communes du rythme et de la démesure, « Le Sacre de la femme » établit ainsi une parfaite coïncidence entre la croissance du paradis terrestre et la prosodie de l'alexandrin, analogie que Hugo définissait en poésie comme l'harmonie elle-même : « La beauté, étant l'harmonie, est par cela même la fécondité. La forme et le fond sont aussi indivisibles que la chair et le sang. Le sang, c'est de la chair coulante ; la forme, c'est le fond fluide entrant dans tous les mots et les empourprant. Pas de fond, pas de forme. La forme est la résultante. S'il n'y a point de fond, de quoi la forme est-elle la forme ?[70] » Ainsi, selon ce principe analogique, la forme poétique est-elle la figure de sa cause, l'idée, qui la façonne et qui lui confère sa substance. On a appelé figura un corps modelé selon le contour d'une forma, moule initial qui, par son absence, n'est plus immédiatement accessible à la vue, sinon à travers son signe présent, la figura. Si le vers est la figure du premier âge de l'Humanité, cet Eden de la « mère des hommes », la structure matériellement perceptible de l'alexandrin désigne sur la page le modèle auquel elle se conforme, son moule qui n'est plus directement visible ni évident, l'Histoire du monde. Le poème permet alors de remonter par analogie de la prosodie à « l'épanouissement du genre humain de siècle en siècle[71] » : cette induction contribue à rendre apparent, c'est-à-dire à la fois sensible et compréhensible, le devenir de l'Histoire universelle. Ainsi la lecture du vers dévoile-t-elle aux hommes la marche générale de leur espèce vers Dieu ; or, en révélant au genre humain le sens de ce progrès, l'alexandrin participe lui-même à l'avancée des siècles. Le mètre apparaît comme la figure de l'Histoire, à la fois comme sa manifestation visible sur la page et comme sa modalité opératoire dans le monde ; ainsi pourrait se lire la performance que l'on a reconnue dans l'ouvre de Hugo. Bien plus, en attestant concrètement la présence de l'imperfection humaine au sein même de la perfection divine, qui est le nombre, la prosodie de l'alexandrin est l'instrument technique qui doit procéder à la réalisation effective d'une nouvelle alliance, alliance enfin visible depuis la perte de l'Arche[72] et matériellement inscrite dans l'histoire des Hommes et de la Poésie. Car, à l'instar de la lumière, le Vers est Vérité.


[1]    Victor Hugo, Préface à La Légende des siècles, 1859 ; Le Livre de poche, éd. C. Millet, 2000, p. 50.

[2]    A ce sujet on se reportera aux chapitres II et III de l'ouvrage d'Erich Auerbach, Figura (1944).

[3]    Victor Hugo, La Légende des siècles, « Le Satyre », v. 569, 398 et 406.

[4]    Dans l'une de ses Proses philosophiques de 1860-1865, « La Mer et le vent », Hugo décrit en ces termes le mécanisme de l'espace céleste insondable : « Aucune mesure, aucun rêve, ne peut donner l'idée de cette propagation de vitalité par voisinages grandissants ou décroissants, poussée vertigineuse de l'indéfini dans l'infini. » (Oeuvres complètes. Critique, Robert Laffont, éd. Jean-Pierre Reynaud, coll. Bouquins, 2002, p. 684)

[5]    Victor Hugo, William Shakespeare (1864), ibid. p. 306.

[6]    On lit dans « La Mer et le vent » : « La création est pleine de formations vertigineuses qui nous enveloppent et dont nous doutons. C'est trop de magnificence ou c'est trop de difformité. Ici exubérance d'harmonie, là excès de chaos. Dieu exagère. » (ibid. p. 690)

[7]    On lit dans la préface de Cromwell (1827) : « Si l'Elysée homérique est fort loin de ce charme éthéré, de cette angélique suavité du paradis de Milton, c'est que sous l'Eden il y a un enfer bien autrement horrible que le Tartare païen. » (ibid. p. 12)

[8]    Au Livre III du Paradis perdu (1667), John Milton décrit en ces termes l'arrivée de Satan dans le jardin merveilleux de l'Eden : « Ici le Démon sans être ébloui rencontre de nouveaux sujets d'admirer ; son oeil commande au loin, car la vue ne rencontre ici ni obstacle, ni ombre, mais tout est soleil : ainsi quand à midi ses rayons culminants tombent du haut de l'équateur, comme alors ils sont dardés perpendiculaires, sur aucun lieu à l'entour l'ombre d'un corps opaque ne peut descendre. » (trad. Chateaubriand, 1836 ; Gallimard, éd. R. Ellrodt, coll. Poésie Gallimard, 1995, p. 112)

[9]    Friedrich Nietzsche écrivait dans un cantique d'Ainsi parlait Zarathoustra, « Midi » : « Prends garde ! Midi brûlant dort sur les pâturages. Ne chante pas ! Silence ! Le monde touche à sa perfection » (1885 ; Aubier, trad. G. Bianquis, 1962, p. 530-535).

[10]  Dans un poème des Contemplations (1856), « Ce que dit la Bouche d'ombre », Hugo compare aux niveaux de l'échelle de Jacob « la création qui, lente et par degrés, / S'élève à la lumière, et, dans sa marche entière, / Fait de plus de clarté luire moins de matière » (v. 138 à 140).

[11]  Cette idée se formule dans Proses philosophiques en termes astronomiques et religieux : dans le cosmos étoilé, « La lumière sacrée, c'est le lien universel. » (« Les Choses de l'Infini », op. cit. p. 677).

[12]  En latin, le terme sexus a la même origine que le mot sectio, action de couper.

[13]  Platon, Le Banquet, 187a-188b ; Les Belles Lettres, éd. P. Vicaire, 1989.

[14]  On lit dans « La Mer et le vent » cette proposition cosmologique : « Accouplement est le premier terme, enfantement est le second. L'ordre universel est un hyménée magnifique. Point de fécondation par le désordre. Le chaos est un célibat. Nous assistons sans cesse au mariage de nos premiers parents. Adam et Eve sont éternels. Adam, c'est le globe, Eve, c'est la mer. » (op. cit.p. 682)

[15]  Cette idée se formule dans l'une des Proses philosophiques, « Promontorium Somnii » : « Oui, sans que cela puisse en rien détruire et amoindrir l'idée de perfection attachée aux évolutions successives des lois naturelles, oui, selon notre optique humaine, le tâtonnement terrible du rêve est mêlé au commencement des choses, la création, avant de prendre son équilibre, a oscillé de l'informe au difforme, elle a été nuée, elle a été monstre [...]. » (ibid. p. 668)

[16]  Au Livre VI du Paradis perdu, Milton affirme dans le souvenir des Néo-platoniciens que Dieu le Père est « invisible dans [s]a divinité » (op. cit. p. 189).

[17]  Victor Hugo, Proses philosophiques, « Philosophie », op. cit. p. 509.

[18]  On se réfère au premier chapitre de Figura d'Erich Auerbach.

[19]  Dans son Commentaire sur Le Banquet de Platon, Marsile Ficin « appelle Splendeur[splendorem] la grâce [gratiam] et la beauté de l'âme qui réside dans l'éclat de la vérité [veritatis claritate] et de la vertu » (Les Belles Lettres, éd. P. Laurens, 2002, p. 92).

[20]  Victor Hugo, Proses philosophiques, « Le Goût », op. cit. p. 575.

[21]  Marsile Ficin écrit dans son Commentaire sur Le Banquet de Platon : « la beauté est comme une fleur [florem] de la bonté, dont les attraits sont comme un appât caché qu'utilise la Bonté pour séduire ceux qui la contemplent. » (op. cit.p. 86)

[22]  Plotin, Ennéades, V, 8 ; propos reproduit par P. Laurens dans son édition du Commentaire sur Le Banquet de Platon (ibid. p. 280).

[23]  Marsile Ficin, Commentaire sur Le Banquet de Platon, op. cit. p. 74.

[24]  On lit dans Figura d'Erich Auerbach : « Issu de la même racine que fingere, figulus, fictor et effigies[qui signifient « modeler », « potier », « modeleur » et « portrait »], figura signifie, à l'origine, « forme plastique ». » Or, « au sens strict, forma signifie « moule », et se rapporte à figura tout comme la cavité d'un moule correspond au corps modelé qui en provient » (1944 ; éd. M.-A. Bernier, 1993, p. 9 et 12).

[25]  John Milton, Le Paradis perdu, op. cit. p. 228-229.

[26]  Plotin parlait d'une « raison spermatique [spermatos logos] » (Ennéades, III, 7, 11, Les Belles Lettres, trad. E. Bréhier, coll. Classique en poche, 2002, p. 241). Ficin évoquait après lui « ce rayon, telle une semence [veluti semine] » (Commentaire sur Le Banquet de Platon, op. cit. p. 144).

[27]  Victor Hugo, Littérature et philosophie mêlées 1823-1824, « Idées au hasard » ; Oeuvres complètes. Critique, op. cit. p. 164.

[28]  John Milton, Le Paradis perdu, op. cit. p. 146, 227 et 136.

[29]  Victor Hugo, La Légende des siècles, « Le Satyre », v. 312.

[30]  Ainsi Eve annonce-t-elle la Vierge. Dans Le Paradis perdu de Milton, l'archange Raphaël saluait Eve dans l'Eden comme Gabriel a révéré Marie lors de l'Annonciation : « L'Ange lui donna le salut, la sainte élévation employée longtemps après pour bénir MARIE, seconde EVE. », op. cit. p. 156.

[31]  Marsile Ficin, Commentaire sur Le Banquet de Platon, op. cit. p. 40.

[32]  On se réfère après Erwin Panofsky à la distinction entre la Vénus céleste, nue comme la vérité intelligible, et la Vénus terrestre, voilée par la matière sensible, distinction représentée à la Renaissance notamment par Titien dans L'Amour sacré et l'Amour profane (Essais d'iconologie, 1939 ; Gallimard, éd. B. Teyssèdre, NRF, p. 223 à 233).

[33]  Victor Hugo, Les Contemplations, « Cérigo », v. 61.

[34]  Dans son Traité 50 (Ennéades, III, 5), Plotin affirme que « chaque âme particulière se trouve, par rapport à l'âme universelle, dans un rapport, non de séparation, mais d'inclusion, en sorte que toutes les âmes sont une seule âme [...]. » ; « il y a de multiples Aphrodites dans l'univers, [...] s'écoulant d'une certaine Aphrodite universelle, comme des Aphrodites particulières et multiples, suspendues à elle ». (Editions du cerf / Le Livre de poche, éd. P. Hadot, 1990,p. 119-120)

[35]  Victor Hugo, Préface à La Légende des siècles, op. cit. p. 44.

[36]  Victor Hugo, Préface de Cromwell, op. cit. p. 4-5.

[37]  Il appert que Hugo songe au Livre X de La République de Platon et au Livre VI de La République de Cicéron.

[38]  Victor Hugo, Proses philosophiques, « Philosophie », ibid. p. 495.

[39]  Victor Hugo, Proses philosophiques, « Les Déluges », ibid. p. 697.

[40]  Victor Hugo, Proses philosophiques, « Philosophie » (ibid. p. 472) et « Les Choses de l'infini » (ibid. p. 681).

[41]  On lit dans William Shakespeare : « Le profond mot Nombre est à la base de la pensée de l'homme ; il est, pour notre intelligence, élément ; il signifie harmonie aussi bien que mathématique. Le nombre se révèle à l'art par le rhythme, qui est le battement du coeur de l'infini. Dans le rhythme, loi de l'ordre, on sent Dieu. Un vers est nombreux comme une foule ; ses pieds marchent du pas cadencé d'une légion. Sans le nombre, pas de science ; sans le nombre, pas de poésie. La strophe, l'épopée, le drame, la palpitation tumultueuse de l'homme, l'explosion de l'amour, l'irradiation de l'imagination, toute cette nuée avec ses éclairs, la passion, le mystérieux mot Nombre régit tout cela, ainsi que la géométrie et l'arithmétique. » (ibid. p. 293)

[42]  L'analogie entre le compas, la lyre et la métrique, a été suggérée à la Renaissance dans l'Art poétique de Jacques Pelletier (1555) : « Il est tout certain que les Couplets se doivent perpétuellement observer pareils, en cadences de vers masculines et féminines [...] : C'est-à-dire que la modulation des Couplets doit être semblable : pour être mesurée à la Lyre. [...] la Strophe était à l'exemple et imitation du droit tour ou mouvement du Ciel étoilé : et l'Antistrophe qui signifie retour ou reversion, était à l'imitation du cours rétrograde des Planètes. », Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Livre de poche, éd. F. Goyet, 1990, p. 298.

[43]  Victor Hugo, La Légende des siècles, « Le Satyre », v. 189 à 208. L'ironie de ce poème à l'endroit de la lyre d'Apollon, divinité tutélaire du classicisme, atteste que la métrique nombreuse n'est pas suffisante ; cependant, elle est nécessaire puisqu'à la fin du poème le Satyre chante en s'accompagnant de cet instrument (v. 454-455).

[44]  Charles Baudelaire, Journaux intimes, « Fusées » (1862) ; Oeuvres complètes, t. I, Gallimard, éd. C. Pichois, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, p. 651.

[45]  Victor Hugo, Préface de Cromwell, op. cit. p. 29.

[46]  Ainsi Théodore de Banville écrit-il dans son Petit Traité de poésie française (1871) : « Le vers est nécessairement religieux, c'est-à-dire qu'il suppose un certain nombre de croyances et d'idées communes au poëte et à ceux qui l'écoutent. » (Ressouvenances, 1998, p. 8).

[47]  Victor Hugo, Préface de Cromwell, op. cit. p. 29.

[48]  Dans Les Contemplations, Hugo définit l'enjambement en ces termes : « La syllabe, enjambant la loi qui la tria » (« Réponse à un acte d'accusation », v. 128). On rappelle que ce poème est consacré à la révolution lexicale, syntaxique et prosodique, que le poète opéra dans le vers contre les règles du classicisme.

[49]  Ainsi Banville écrit-il dans un chapitre de son Petit Traité de poésie française, « L'Enjambement et l'hiatus », placé sous l'égide de Hugo : « Que signifie ce mot enjambement ? Qu'un mot ou un membre de phrase placé au commencement d'un vers continue PAR EXCEPTION le sens commencé dans le vers précédent. Cela suppose donc une règle qui ordonnerait de suspendre, ou plutôt de terminer la phrase à chaque fin de vers. A elles deux, la règle qui ordonne que le sens soit toujours suspendu régulièrement à l'hémistiche, et celle-ci qui ordonne de le terminer à la fin du vers, elles avaient décrété tout bonnement la mort de la poésie, un vers endormant [...]. » (op. cit.p. 88)

[50]  Aussi Jacques Roubaud écrit-il dans La Vieillesse d'Alexandre que Hugo « amène à l'extrême la tension entre frontières syntaxiques et frontières de segments » (Editions Rasmay, 1988, p. 107).

[51]  Préface de Cromwell, op. cit. p. 17, où cette règle, appliquée au drame romantique, est représentée par la combinaison du sublime et du grotesque.

[52]  Victor Hugo écrit dans un poème des Contemplations, « Réponse à un acte d'accusation » : « Et sur les bataillons d'alexandrins carrés, / Je fis souffler un vent révolutionnaire. / [...] Je bondis hors du cercle et brisai le compas. » (v. 65-66 et 80)

[53]  Dans le poème des Contemplations, « Ce que dit la Bouche d'ombre », le spectre déclare à l'homme que l'existence de l'ombre atteste la résistance de la matière à la lumière divine : « De ce corps qui, créé par la faute première, / Ayant rejeté Dieu, résiste à la lumière ; / De ta matière, hélas ! de ton iniquité. » (v. 91 à 93).

[54]  Victor Hugo, Proses philosophiques, « Le Goût » : « Dieu unifie toutes les formes du bien comme le jour tous les modes de la lumière. Deus, dies. » (op. cit.p. 568)

[55]  Ce procédé concerne dix-sept des deux cents dix vers du poème, soit un peu moins d'un sur douze. On recense, outre les cinq que nous citerons en entier, ces douze alexandrins césurés à l'hémistiche : « Une ardente lueur // de paix et de bonté » ; « Des avalanches d'or // s'écroulaient dans l'azur » ; « Les vents et les rayons // semaient de tels délires » ; « De l'ombre à la clar, // de la base au sommet » ; « Et tout avait la grâce, //  ayant la pureté » ; « Qui dépense un soleil // au lieu d'une étincelle » ; « L'éther plus pur luisait // dans les cieux plus sublimes » ; « Pourtant, jusqu'à ce jour, // c'était Adam, l'élu » ; « Erraient dans la clar // de l'Eden radieux » ; « Comme si, dans ce jour // religieux et doux » ; « Béni parmi les jours // et parmi les aurores » ; « De l'ombre, de l'azur, // des profondeurs, des cimes ».

[56]  Victor Hugo, Les Contemplations, « Réponse à un acte d'accusation », v. 183.

[57]  Victor Hugo, Les Contemplations, « A la Fenêtre pendant la nuit », v. 73 à 78.

[58]  L'enjeu métaphysique de la « claire-voie » est indiqué par Ludmila Charles-Wurtz dans son édition des Contemplations pour Le Livre de poche (2002, p. 443, note 3).

[59]  Cette césure tend à ne pas respecter la règle édictée par Boileau au Chant I de L'Art poétique : « Ayez pour la cadence une oreille sévère. / Que toujours dans vos Vers le sens, coupant les mots, / Suspende l'hémistiche, en marque le repos. »

[60]  Stéphane Mallarmé, Divagations, 1897, « Crise de vers » ; Oeuvres complètes, t. II, éd. Bertrand Marchal, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2003, p. 206.

[61]  On dénombre dix trimètres sur les deux cents dix alexandrins du poème : il s'agit des vers 5, 46, 69, 85, 114, 121, 123, 139, 160 et 206.

[62]  On songe par exemple à la scansion flottante de ce vers : « Et la lumiè/re était fai/te de vérité » (4-3-5).

[63]  Ainsi lit-on ce vers, alexandrin ternaire achevé en contre-rejet :

     De faîte en faîte, / au ciel et sur terre, / [ et dans toutes (4-5-3)

     Les épaisseurs de l'être aux innombrables voûtes,

     On voyait l'évidence adorable éclater [...]

[64]  Victor Hugo, Proses philosophiques, « Le Goût », op. cit. p. 565.

[65]  Théodore de Banville, Petit Traité de poésie française, « L'Enjambement et l'hiatus », op. cit. p. 109.

[66]  Stéphane Mallarmé, Divagations, « Crise de vers », op. cit. p. 206.

[67]  Jacques Roubaud, La Vieillesse d'Alexandre, op. cit. p. 104 et 107 (c'est l'auteur qui souligne).

[68]  On songe à deux alexandrins qui prolongent la prosodie hugolienne, puisqu'il s'agit de trimètres, mais qui présentent une césure intérieure à un mot : l'un extrait du poème « Dans la Grotte » par Verlaine, « Et la tigres/se épouvanta/ble d'Hyrcanie » (4-4-4), vers publié pour la première fois dans L'Artiste du 1er juiller 1868 ; l'autre, fragment de l'Hérodiade par Mallarmé, « A me peigner / nonchalamment / dans un miroir » (4-4-4), publié dans le deuxième Parnasse contemporain de 1869.

[69]  Stéphane Mallarmé, « Enquête sur l'évolution littéraire » par Jules Huret, 1891 ; Oeuvres complètes, t. II, op. cit. p. 69.

[70]  Victor Hugo, Proses philosophiques, « Le Goût », op. cit. p. 575.

[71]  Victor Hugo, Préface à La Légende des siècles, op. cit. p. 50.

[72]  Ainsi Hugo compose-t-il le cinquième poème de La Légende des siècles, « Le Temple », qui appartient au cycle biblique du recueil ; ce quatrain célèbre l'érection de l'autel auprès duquel repose l'arche d'alliance :

     Moïse pour l'autel cherchait un statuaire ;

     Dieu dit : « Il en faut deux » ; et dans le sanctuaire

     Conduisit Oliab avec Béliséel.

     L'un sculptait l'idéal et l'autre réel.