Caroline Julliot : De Torquemada à Cimourdain: «Un coin non trempé dans le Styx»

Communication au Groupe Hugo du 20 septembre 2008
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Torquemada et Cimourdain[1] :    deux personnages que Hugo commence à concevoir à cette période-clef de sa pensée politique que sont les années d’exil, et qui, comme nous allons le voir, soulèvent des problématiques communes ; et pourtant, entre l’Inquisiteur et le révolutionnaire, une coupure radicale. On peut être frappé des ressemblances entre les deux caractères, mais il semble tout aussi évident qu’on ne peut assimiler l’un à l’autre, et que Cimourdain, bien que terrible, apparaît humainement bien plus défendable que Torquemada. L’objet de cette analyse est de définir précisément ce qui sépare l’un de l’autre. 

Pour tenter de comparer ces deux personnages, je laisserai volontairement de côté ici la question du contenu de l’idéologie elle-même : en effet, à mon sens, celle-ci, par l’évidence de sa réponse – Torquemada impose une doctrine haïssable et meurtrière, la puissance coercitive de l’Église dans toute son horreur, alors que Cimourdain oeuvre pour le progrès de l’Humanité, et donc Cimourdain est moralement meilleur que Torquemada –, peut en effet nous masquer les affinités profondes, mais aussi certaines différences fondamentales. J’ai choisi, dans cette analyse des vertus et noirceurs de ces personnages, de suivre le critère revendiqué par Hugo lui-même à propos de Torquemada : « On ne peut juger les hommes que sur leurs intentions, et on ne peut savoir leurs intentions que par ce que leurs propres actions leur rapportent à eux-mêmes. Quand les hommes agissent contrairement à leurs intérêts, ils sont purs d’intentions. Quand ils agissent favorablement à leurs intérêts, ils sont coupables d’intentions. » [2] Je vais ainsi tenter de les analyser uniquement du point de vue de leur caractère, et d’évaluer leur honnêteté et leur degré d’humanité, tels qu’ils se révèlent à travers les choix dramatiques que l’auteur leur réserve. 

 

 

Le révolutionnaire et l’Inquisiteur

 

             Pourquoi rapprocher les deux personnages ? Avant tout parce que, à l’instar de nombre de ses contemporains, Hugo comparait volontiers la figure du terroriste de 93 à celle de l’Inquisiteur, comme incarnations historiques particulières du même type humain. Il assimilait ainsi les deux caractères en 1840, lorsqu’il écrivait dans son journal, à propos d’un certain C., qu’il « eût été à coup sûr un excellent inquisiteur général au XVIème siècle, et un excellent terroriste en 93 », parce qu’il est, par nature, « absolu, tranchant, extrême, envieux, vaniteux, esprit faux, cœur froid. »[3] Ne doit-on voir dans un portrait aussi négatif qu’un rejet polémique de la Terreur comme du cléricalisme, de la part d’un auteur à l’époque non encore rallié au camp républicain ? Ou, dans cette superposition de deux époques, de deux types de gouvernements particuliers, touche-t-on ici à un trait profond de l’imaginaire de Hugo, qui perdurera malgré son acceptation de la Révolution, « en bloc » ( 89 et 93 pris ensemble ) ?

Il semblerait que cette proximité symbolique entre les acteurs de ces deux phénomènes historiques demeure au moment où il commence à concevoir le projet de Torquemada et de Quatrevingt-Treize : il écrit en effet, dans ses notes préparatoires, au début de l’exil, que Torquemada est un « homme calme et effrayant près de qui Robespierre est une femme. » [4] Une telle formulation ne laisse pas de soulever des interrogations sur les liens qui unissent, dans son esprit, les deux figures : entre les deux personnages, s’agit-il d’une différence de degré ou de nature ? Associer spontanément le nom de Robespierre à celui de Torquemada, fût-ce pour marquer l’écart entre l’un et l’autre, n’est-ce pas, de fait, entacher la mémoire des responsables de la Terreur du sceau de la monstruosité qu’il prête à l’Inquisiteur, même si c’est pour la présenter comme de moindre gravité ?  Et, dans ce cas, où précisément se situent les différences et les analogies ? Qu’est-ce qui permet de sauver  le révolutionnaire de 93 de la condamnation – et même de la damnation – où est jetée le Grand Inquisiteur, figure du mal absolu et du fanatisme ?

Pour définir précisément qui sont ces deux personnages, cette citation de 1840 nous servira de guide : elle nous permettra de faire le tour des particularités de ce type humain, tout en mesurant l’évolution dans la pensée de Hugo, d’une assimilation pure et simple à une différenciation, subtile mais essentielle, entre les deux. Commençons par une première approche des deux oeuvres, à la recherche d’indices nous autorisant à comparer les deux personnages.

Hugo ne compare certes jamais explicitement Torquemada à Cimourdain. Néanmoins, certaines notations révèlent que, dans son imaginaire, la proximité entre les deux figures demeure aussi forte qu’avant son ralliement à la République. Ainsi, de Cimourdain, le narrateur nous dit qu’il « avait l’habitude, réputée de bon exemple, d’assister de sa personne aux exécutions ; le juge venant voir travailler le bourreau, usage emprunté par la Terreur de 93 aux parlements de France et à l’Inquisition d’Espagne » [5], l’associant ainsi à la figure de l’Inquisiteur. De façon symétrique, la caractérisation de Torquemada évoque irrésistiblement l’image du révolutionnaire : il est ainsi, au début de la pièce, défini par le prieur du couvent comme un individu dangereux, à surveiller, car incarnant cette volonté de rénovation spirituelle susceptible de renverser l’ordre établi, évoquée par le marquis de Fuentel en des termes faisant, du moins pour  le spectateur, directement référence à la Révolution Française (cette « Église où fermente un fond de république » [6] que le Roi est, jusque là, parvenu à soumettre à son autorité ). De même, c’est au cri tout révolutionnaire de « Liberté ! Liberté ! » [7] qu’il exalte son action – fût-elle un autodafé... Cette connivence, foncièrement paradoxale, du personnage avec la figure du révolutionnaire a d’ailleurs souvent été mise en évidence, notamment par J. Téphany, dans sa notice de l’édition Massin : « À l’amateur d’âmes étouffoir des consciences, à l’antisémite type, au chrétien fanatique est accordée la grâce et la joie de porter le flambeau de la Révolution. » [8]

Les deux personnages se caractérisent, de plus, principalement par leur nature de prêtre et l’ascétisme de leurs moeurs. Cimourdain a, certes, quitté officiellement l’Église, mais en garde les manières, car, comme le dit Hugo, « Qui a été prêtre l’est » [9] : ainsi, lorsque Cimourdain s’applique à « se refaire homme », c’est « de façon austère »[10], sans pouvoir notamment abandonner la chasteté. Cimourdain et Torquemada se définissent également par des réseaux symboliques communs :  ce sont deux êtres de grande envergure, excédant la taille humaine – s’élevant au fur et à mesure de l’ampleur de la tâche qu’ils prévoient de remplir dans la société : « Ah, vous avez laissé grandir le tonsuré / Le moine, et maintenant, il est démesuré »[11], reproche le marquis de Fuentel au Roi ; de même on nous dit de Cimourdain qu’ « Il avait vu se lever la Révolution. Il n’était pas homme à avoir peur de cette géante (...) loin de là (...) Il s’était mis à croître, lui aussi. D’année en année, il avait regardé les événements grandir, et il avait grandi comme eux. » [12]

 Ils sont deux « âmes de tempête » [13], persuadés d’oeuvrer pour le bien de l’humanité, sans jamais reculer devant la violence des solutions qu’ils envisagent. S’ils sont sans aucun doute « extrêmes », on ne pourrait les accuser, comme le faisait Hugo dans sa citation de 1840, d’être « envieux » : ils ne recherchent pas le pouvoir par amour-propre, mais pour mener à bien ce qu’ils considèrent être leur mission. On se souvient, à ce propos, que Torquemada, enterré vivant parce qu’il a refusé de renier ses convictions, appelle au secours, mais demande grâce, non pas pour lui-même, mais « pour la terre » [14]. Ils sont « purs d’intention », pour reprendre l’expression de Hugo, car chacun est prêt à mourir pour faire triompher son idéal : Torquemada face à l’Évêque, Cimourdain lors de la prise de la Tourgue, lorsqu’il propose de se livrer à l’Imânus contre Lantenac. S’ils sont aussi déterminés, c’est qu’ils sont chacun persuadés de détenir la vérité, car chacun ne suit que « sa  conscience, voix surhumaine entendue de lui seul. » [15] Ils sont bien « absolus et tranchants », pour reprendre les termes de la citation de1840, car ils oeuvrent au nom d’une instance supérieure : « Tout ce qui se fait en ce moment se fait par l’accomplissement des lois d’en haut, ce qu’il y a dans la Révolution, c’est Dieu. » [16], dit Cimourdain ; « Voir la loi formidable et simple et ne voir qu’elle / C’est terrible. Mais qu’y puis-je ? », clame Torquemada, comme en écho. Car la situation, sous la Terreur comme dans l’Espagne du siècle d’or, exige des solutions radicales, et un homme fort et providentiel pour les appliquer  : « Un pas de plus, le monde est perdu.  Mais j’arrive » [17], déclare Torquemada.

D’ailleurs, pour les deux personnages, cette acceptation de leur devoir se concrétisera en action politique de grande ampleur au cours de la narration. « Vos pouvoirs sont illimités » [18], lui dit Robespierre en délivrant son ordre de mission à Cimourdain. De la même façon, Torquemada, devenu Grand Inquisiteur dans la deuxième partie, impose sa volonté à tous, et surtout au roi, comme le résume avec provocation Fuentel : « Il n’est plus rien de grand sur la terre qu’un prêtre / (...) Ce moine règne ; il a sous ses sandales vous / (...) De ses yeux fixes sort une immense stupeur ; / Il a pour but l’empire, il a l’homme pour cible, / et penché, couvrant tout de son ombre terrible, / Il guette l’univers, sombre espion de Dieu » [19] Néanmoins, une différence, à porter au crédit de Cimourdain, saute d’emblée aux yeux : le révolutionnaire est investi dans sa mission par ses pairs, les historiques grands hommes de la Terreur réunis au sommet pour sauver la République ; Torquemada est un sauveur autoproclamé, à qui le pouvoir est accordé comme une plaisanterie, par un pape libertin, qui, lui, pense surtout à l’intérêt pécunier qui résulterait du ministère de l’Inquisiteur (« Torquemada (...) J’ai reçu ta demande / Je te l’accorde. Va, fils, ton idée est grande / J’en ris (...) / Je donne tous les biens des juifs à mes neveux » [20] )  En tous les cas, les deux personnages vont, dans chaque oeuvre, incarner, à partir de cet instant, l’Autorité humaine absolue, redoutable – pouvoir qui, par son pouvoir de vie et de mort sur tous, en devient effrayante, comme le dit Don Sanche à Torquemada :

 

« [...] Oh joie ! Oh ! Je ne sais pourquoi,

Quand je suis près de vous, je ne crains plus le Roi.

Si je craignais quelqu’un, ce serait vous ! Vous êtes

Comme une providence étrange sur nos têtes. 

Je vous sens formidable et suprême (...) » [21]

 

 

La clémence, ce « crime »

 

Face à un pouvoir aussi étendu, aussi expéditif, sans aucun contre-pouvoir pour le modérer, il n’est pas étonnant que le débat, à propos de ces deux personnages, tourne principalement autour de la question de la clémence, chère à Hugo. On l’a souvent relevé à propos de Quatrevingt-Treize : c’est là le point de discorde essentiel qui sépare Cimourdain, « l’Inexorable », partisan de la rigueur absolue – plus radical encore sur ce point que Danton, Robespierre et Marat réunis – de son élève Gauvain, favorable à un gouvernement qui actualise les valeurs de la déclaration des droits de l’Homme. Mais il est frappant de constater que c’est également autour de cette notion que tourne la discussion, pourtant annoncée comme strictement théologique ( le Prieur assure au Roi que le droit de châtier, accordé à l’Evêque par le Pape, s’exerce « seulement en matière de dogme (...) rien au-delà »[22] ), qui oppose Torquemada à l’autorité catholique : « Craint ce remède inclément »[23], avertit l’Évêque face aux vélléités du futur inquisiteur, de sauver le monde par le bûcher.

La réponse de Torquemada utilise alors la métaphore thérapeutique (« Le médecin n’est pas le maître du remède »[24]), exactement comme le fait Cimourdain, lorsqu’il se justifie face à Gauvain : « Depuis quand la maladie est-elle la faute du médecin ? La révolution a un ennemi, le vieux monde, et elle est sans pitié pour lui, de même que le chirurgien a un ennemi, la gangrène, et est sans pitié pour elle. »[25] Torquemada comme Cimourdain ont d’ailleurs parfaitement conscience de la barbarie des moyens qu’ils utilisent, et de la souffrance qu’ils infligent à ceux qu’ils condamnent. Cimourdain, comme Torquemada, revendiquent le fait qu’ils agissent en apparence comme des tortionnaires : « Un chirurgien ressemble à un boucher ; un guérisseur peut faire l’effet d’un bourreau » [26], remarque Cimourdain ; de la même façon, Torquemada affirme : « Nous sommes tous deux sous l’oeil de Dieu, Satan et moi / (...) Tous deux bourreaux faisant par le même moyen / Lui, l’enfer, moi le ciel, lui le mal, moi le bien » [27]  Mais ils tiennent cette souffrance pour négligeable, car purement temporaire, et condition nécessaire d’un plus grand bien :  Cimourdain sacrifie les partisans de l’Ancien régime, gangrène de l’État, pour assurer sa pérennité, de même que Torquemada sacrifie le corps pour assurer le paradis à l’âme. De leur point de vue, comme le formule Cimourdain, leur action « (...) mutile, mais elle sauve (...). Elle n’écoute pas. Elle tient le passé, elle l’achèvera. Elle fait à la civilisation une incision profonde, d’où sortira la santé du genre humain. Vous souffrez ? sans doute. Combien de temps cela durera ? le temps de l’opération. Ensuite vous vivrez. »[28] Comme le clame Torquemada, « Ah, vous me maudissez pour un instant qui passe / Enfants ! mais tout à l’heure, oui, vous me rendrez grâce, / Quand vous verrez à quoi vous avez échappé. » [29] 

On peut donc supposer que le personnage de l’Inquisiteur a permis à Hugo de mettre en scène, encore plus nettement que dans Quatrevingt-Treize – où le ton de l’apologie domine – , son ambivalence persistante vis-à-vis de la violence érigée en mode de gouvernement . De la même façon que Cimourdain constitue dans l’économie symbolique générale du roman, la part sombre de Gauvain[30], Torquemada constituerait donc, de ce point de vue, la face sombre de Cimourdain.... Peut-être, d’ailleurs, est-ce par analogie symbolique avec les méthodes du Grand Inquisiteur que Hugo convoque brusquement, au milieu de la tirade de Cimourdain, dominée exclusivement par la métaphore médicale, une image qui évoque directement celle du bûcher et le discours de Torquemada : « Quel incendie n’exige pas la part du feu ? »[31] De leur point de vue, la clémence est criminelle, puisqu’elle équivaut, dans l’avenir, à la ruine du genre humain. S’ils se montrent impitoyables dans le présent, c’est au nom d’un amour supérieur de l’Homme. Ils voient plus haut, plus loin ; c’est pourquoi ils ne se laissent pas attendrir, ils ne reculent pas devant la radicalité du remède, comme le premier venu. Mais cette posture est-elle vraiment le signe d’une plus grande humanité ?

 

 

La pitié, anti-compassion ?

 

L’Inquisiteur, comme le révolutionnaire, ne semblent pas un instant douter du bien-fondé de leur mission : c’est, comme on l’a vu, qu’ils sont moins présents à l’Humanité qu’à une instance supérieure et transcendante. Pour Hugo, Cimourdain « était de ceux qui ont en eux une voix, et qui l’écoutent. Ces hommes-là semblent distraits ; point ; ils sont attentifs. »[32] Cette notation pourrait également s’appliquer à Torquemada, lui dont le regard va de croix en croix, sans qu’il semble remarquer aucun des personnages présents sur scène. C’est là leur force et leur faiblesse : se situant dans l’éternel de l’ « Idée pure » [33], ils ne vont jamais composer avec le particulier de la situation. Ils ne tirent aucune leçon de l’expérience : celle-ci leur a été donnée une fois pour toutes. « Cimourdain savait tout et ignorait tout. Il savait tout de la science et ignorait tout de la vie. De là sa rigidité. Il avait la certitude aveugle de la flèche qui ne voit que le but et qui y va. En révolution rien de plus redoutable que la ligne droite. Cimourdain allait devant lui, devenait fatal. (...) Personne ne l’avait vu pleurer. Vertu inaccessible et glaciale. Il était l’effrayant homme juste. »[34]

Un tel être peut être sublime, mais dangereux, car rien ne peut plus l’arrêter quand la doctrine est erratique, ou inadaptée à la situation : tout comme Torquemada veut « faire rentrer de force au paradis » [35] tous les êtres, il fera de toute façon entrer le cas particulier dans le général. Même si c’est de force ; même s’il faut nier l’évidence pour cela. Le personnage de Torquemada pousse jusqu’à la folie cette posture, nous alertant des dangers d’un tel enfermement ; mais déjà à propos de Cimourdain, la distance du narrateur soulignait, malgré l’admiration pour le personnage, qu’une telle confiance en soi relève toujours, à un degré ou à un autre, de l’illusion : « C’était un impeccable qui se croit infaillible. » [36]

Or, au cours des deux intrigues, ces deux « incorruptibles » vont se trouver face à un cas de conscience : ils vont devoir, en vertu de leurs critères de justice, condamner des êtres qu’ils jugent pourtant par ailleurs les plus vertueux et les meilleurs : Torquemada va mettre à mort les infants qui lui ont sauvé la vie, tout comme Cimourdain va se voir obligé de sacrifier Gauvain, son fils spirituel. Dans les deux cas, il s’agit de jeunes gens que le personnage, en situation de protecteur, déclare aimer : Torquemada affirme à Don Sanche, juste avant de le condamner, « Je vous aime / Et je vous défendrai contre le roi lui-même », de la même façon, à première vue, que l’on peut ressentir, à chaque page de Quatrevingt-Treize, l’amour de Cimourdain pour Gauvain.  Néanmoins, les deux personnages réagissent à cette épreuve de façon radicalement différente : Cimourdain, contrairement à Torquemada, ne peut supporter l’exécution de son protégé, et se suicide au moment où s’abat la guillotine. D’un côté, il ne peut renoncer à ses principes, qui affirment que les individus, qui ont commis le « crime » de faire preuve de clémence envers un ennemi de la patrie, méritent un châtiment exemplaire ; mais, d’un autre, il ne peut porter le poids de la mort du seul être qui lui est proche. On pourra objecter que Torquemada pense sauver les infants des flammes de l’Enfer, alors que Cimourdain sait son disciple perdu à jamais, fût-il sacrifié sur l’autel d’un avenir radieux. Cela peut alors expliquer le peu d’apitoiement de Torquemada sur le sort de ses victimes. Mais peut-être est-ce également dans la nature même des sentiments qu’entretiennent les deux personnages vis-à-vis des autres que peut s’expliquer cet écart de sensibilité. Dans la différence entre les deux dénouements se révèle en effet la faille qui sépare définitivement Torquemada de Cimourdain – l’inhumain de l’humain.

             La question de l’insensibilité des deux personnages se pose en effet à la lecture de chacune des oeuvres. Leur dureté, leur inflexibilité tend à nier leur amour déclaré de l’Humanité. Un amour si large, de la part d’« âmes de tempête », si solitaires dans leur existence, peut-il être autre chose, au final, qu’un concept vide ? Autrement dit, aimer l’Humanité en général, est-ce simplement une extension de l’amour que l’on peut porter à des êtres particuliers ou est-ce un rapport aux autres radicalement différent, qui pourrait même, au contraire, rendre incapable d’aimer ? Cette question, Hugo la pose d’entrée de jeu dans sa présentation de Cimourdain, opposant la fidélité à un principe supérieur, de type théologique, à l’idée même d’humanité, ou de sentiment : « Un tel homme était-il un homme ? Le serviteur du genre humain pouvait-il avoir une affection ? N’était-il pas trop une âme pour être un coeur ? Cet embrassement énorme qui admettait tout et tous, pouvait-il se réserver à quelqu’un ? Cimourdain pouvait-il aimer ? »[37] Cela est loin d’être évident. Son rapport premier aux autres est, en effet, général et abstrait, et se présente comme le substitut, paradoxalement dérisoire, d’un rapport individuel : « On lui avait refusé une femme, il avait épousé l’humanité. »[38] C’est aussi, semble-t-il, le rapport essentiel de Torquemada à ses victimes : il déclare, exalté, à l’évocation de son projet d’autodafé, « O genre humain, je t’aime ! »[39] ; il est tout aussi euphorique face au bûcher réel, totalement hermétique aux cris des juifs en train de se consumer dans d’atroces souffrances. Il n’aime pas ce juif, ou cet hérétique, qui brûle ; il aime l’Humanité, en général. Hugo a affirmé, à propos de Cimourdain, les limites d’un tel amour sans objet : « Cette plénitude énorme, au fond, c’est le vide. » [40] Torquemada, comme le dit l’une des didascalies, semble « ne rien voir autour de lui ». Plus exactement, il ne voit l’autre qu’à travers le filtre du général, comme un membre de ce « genre humain », qu’il a mission de ramener à Dieu. Cimourdain, lui aussi, pourrait tendre à rester dans ce rapport indirect aux autres, comme en témoignent les présupposés de la métaphore médicale par laquelle il se justifie : comparant la France à un corps gangrené, qu’il faudrait amputer pour sauver, il occulte la réalité de la souffrance de ses ennemis, les assimilant à des membres inanimés, non pourvus de conscience. Il nie, ainsi, qu’il ôte la vie à un être singulier, qui sent comme lui, qui pourrait être lui.

Or, c’est précisément dans cet écart entre le général et le particulier que pourrait se jouer le basculement de l’humanité à l’inhumanité : pour Rousseau, le fondement de la conscience morale se situe dans le particulier, dans cette « pitié naturelle », qui se résume à une « répugnance innée à voir souffrir son semblable (...) vertu d’autant plus universelle et utile à l’homme qu’elle précède en lui l’usage de toute réflexion »[41] ; quand elle ne s’appuie plus que sur des principes intellectuels abstraits, elle permet une tolérance beaucoup plus élastique à la douleur de l’autre : « C’est la raison qui engendre l’amour-propre, et c’est la réflexion qui le fortifie ; c’est elle qui replie l’homme sur lui-même ; c’est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l’afflige ; c’est la philosophie qui l’isole ; c’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect d’un homme souffrant : péris si tu veux, je suis en sûreté. Il n’y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, et qui l’arrachent de son lit.  On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n’a qu’à mettre ses mains sur ses oreilles et s’argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine »[42]. Autrement dit, lorsque le respect de la vie humaine, ou l’amour de l’Humanité devient un principe humain comme un autre, lorsque la pitié perd sa spécificité fondamentale qui est de s’ancrer dans notre rapport premier et spontané au monde, elle se dénature. Et elle se dénature jusqu’à se nier elle-même. Aux yeux de Hanna Arendt, Robespierre en est un bon exemple – vision conforme à celle de nombreux historiens de la Révolution du XIXème siècle, notamment Louis Blanc : « Le voilà devenu l’incarnation glacée d’un principe, la statue du droit, statue pensante, mais de marbre. Il aime l’humanité cependant, mais il l’aime avec un froid délire (…) Mais dans sa tête est désormais le siège de sa sensibilité ; là seulement va se passer le drame de son dévouement : ne lui mettez pas la main sur le cœur, vous n’y sentiriez pas frémir la vie ! (…) Le cœur ignore les attachements abstraits, il n’est pas logicien, il ne généralise pas. Or c’est à travers le temps et l’espace, c’est en les embrassant dans leur obscur ensemble et leur masse confuse que Robespierre écoutera, debout sur les ruines, le cri des souffrances humaines.»[43]

 Partant de la distinction  rousseauiste entre pitié naturelle et amour-propre, Hanna Arendt oppose ainsi, dans son Essai sur les Révolutions, la « Pitié » abstraite, de principe, de la « Compassion » – équivalent de la pitié naturelle dont parlait Rousseau : « Étant donné que la ‘‘compassion’’, qui consiste à être frappé des souffrances d’autrui comme si celles-ci étaient contagieuses, et la ‘‘pitié’’, qui consiste à s’en attrister sans en être touché dans sa chair, ne sont pas une seule et même chose, elles peuvent même rester sans rapport entre elles. La ‘‘compassion’’, par sa nature même, ne peut pas être inspirée par les souffrances d’une classe entière. Elle ne peut aller plus loin que ce que souffre une personne unique sans cesser d’être ce qu’elle est par définition : une co-souffrance. Son intensité participe de l’intensité de la passion même, qui, en opposition avec la Raison, ne peut comprendre que le particulier, mais reste sans connaissance du général et nulle capacité de généralisation. »[44] La « Pitié », au sens que lui donne Hanna Arendt, s’incarne de façon archétypale dans la figure du Grand Inquisiteur. Cela nous laisse entrevoir l’inhumanité qu’elle peut engendrer : « La Pitié, prise comme ressort de la vertu, s’est avérée comme possédant un potentiel de cruauté supérieur à celui de la cruauté elle-même. » [45]            

À une exception près, le rapport de Cimourdain et de Torquemada aux autres semble ainsi se définir exclusivement sur un mode à la fois impersonnel et de supériorité – là où la compassion demande, au contraire, une identification à l’autre, c’est-à-dire un sentiment d’égalité. Torquemada appelle les juifs qu’il mène au bûcher « enfants », englobant dans sa négation de l’autre comme conscience responsable un vieillard comme le Grand Rabbin. Cimourdain, lui aussi, semble dans la plupart des cas entretenir vis-à-vis des autres ce rapport que l’on qualifiera, au siècle suivant, de paternaliste. Hugo nous dit notamment qu’« il avait  une pitié à part réservée seulement aux misérables (...), son genre de bonté »[46], qui lui permet de pomper un ulcère purulent sans dégoût et de sauver un malade. Cette pitié peut sembler en prise directe avec la violence du rapport immédiat à l’autre ; mais, en réalité, il n’agit pas ainsi par « compassion », au sens que lui donne H. Arendt, c’est-à-dire parce que la souffrance de l’autre le fait lui-même souffrir : il sauve le malade comme membre singulier du groupe humain auquel il a accordé a priori sa bienveillance. Le malaise qui peut se dégager de cette anecdote réside peut-être dans son caractère systématique : il cherche « les ulcères pour les baiser »[47] en général, et accomplit cet acte héroïque parce qu’un tel acte correspond à sa conception générale de la vertu (« Les belles actions laides à voir sont les plus difficiles ; il préférait celles-là »[48]). « Je ne le ferais pas au Roi » [49], affirme-t-il d’ailleurs. Il confirme ainsi qu’il est, comme dit Hugo, « pur d’intention », et qu’il refuse toute action qui pourrait servir à son intérêt personnel. Il révèle cependant que sa vertu n’obéit pas à une émotion spontanée. Certes, Cimourdain risque sa vie en vidant l’ulcère avec sa bouche. Mais peut-être justement prend-il ce risque sans hésiter parce que, symboliquement, l’autre ne saurait pour lui être « contagieux ». Ainsi, Cimourdain, comme Torquemada, reste extérieur à la souffrance de l’autre ; il la regarde de sa hauteur, depuis sa « paternité formidable et sacrée»[50], mais ne la ressent pas dans sa chair. Or, cette distance émotionnelle est justement, pour Hanna Arendt, la porte ouverte à la tyrannie la plus terrible, quelle que soit la pureté des intentions : « Le péché du Grand Inquisiteur est que (...) ‘‘il était attiré par les hommes faibles’’ non seulement parce qu’un tel attrait ne se distingue pas de la soif du pouvoir, mais aussi parce qu’il avait dépersonnalisé ceux qui souffraient, les avait rassemblés en un agrégat – le peuple toujours malheureux, les masses souffrantes, etc. »[51] Mais Cimourdain n’est pas Torquemada. Parce qu’il a pu développer un rapport autre, direct, avec un autre être humain. Contrairement à Torquemada, Cimourdain, lui, est capable de compassion – autant dire capable d’aimer.

 

 

« Un coin non trempé dans le Styx »

 

Torquemada a quitté l’Humanité. Il est tout entier passé de l’autre côté. Il n’est plus accessible à la compassion car il a définitivement dérréalisé l’autre : ce monde est pour lui un « monde spectre »[52], la souffrance du corps est une chimère. Il est totalement immergé dans les flammes de l’Enfer, version chrétienne du Styx, comme le montre notamment l’hypotypose qui constitue son premier monologue : « Qu’avons-nous là devant nos yeux ? L’enfer visible / Son souffle jusqu’à nous vient pestilentiel / (...) Nous pouvons nous pencher et regarder dedans.»[53] Ainsi, dans ses visions, il peut sembler mû par la compassion, et présente son projet comme la conséquence d’une impression spontanée et universelle : « Quel père hésiterait ? Quelle mère, voyant / Entre le bûcher saint et l’enfer effrayant / Pendre son pauvre enfant, refuserait l’échange / Qui supprime un démon et qui refait un ange ? »[54] ; mais, si sa description des tortures infernales fourmille de détails concrets, provoquant chez le spectateur horreur et pitié, elle se limite à des archétypes : « des yeux, des visages » non individualisés, ou même des « crânes vivants »[55], mais anonymes. Les visions de Torquemada sont génériques, au sens où l’on parle en grammaire d’articles génériques. Torquemada ne se situe plus dans le temps humain, le temps de l’expérience – l’immédiateté primitive de la compassion. Son présent est un présent mythique, celui de l’apocalypse et du jugement dernier. Son temps est, précisément, celui de la Fin des temps – de la fin du temps tel que nous, êtres humains, l’appréhendons.  

Cimourdain aurait pu lui aussi s’enfermer dans l’atemporalité du principe, dans cette « Pitié » abstraite qui est en fait le synonyme d’une insensibilité totale. Mais le lien qu’il noue avec son élève Gauvain bouleverse son rapport au monde. Il est face à lui, envahi par une émotion qu’il ne contrôle pas : «  Cimourdain avait pris en passion son élève (...) Tout ce qui pouvait aimer dans Cimourdain s’était abattu, pour ainsi dire, sur cet enfant (...) La seule vue de cet enfant l’attendrissait.»[56] Ce serait précisément par le biais de cette capacité à développer un rapport autre que cette abstraction de la Pitié que Cimourdain s’humaniserait – qu’il ne se limiterait plus, contrairement à Torquemada, à « cette plénitude énorme » qui n’est « au fond », que « le vide ». Son amour concret, direct pour Gauvain brise l’impersonnalité du sentiment : il n’est plus un « coeur froid ». Et ce d’autant plus qu’il retrouve Gauvain une fois que celui-ci est adulte et responsable : « Il l’avait quitté enfant, il le retrouvait homme. Il le retrouvait grand, redoutable intrépide. »[57]  La relation qui les unit reste d’ordre paternel, mais tout rapport de supériorité ou de pouvoir en est exclu, comme le montre la réplique de Cimourdain lors de leurs retrouvailles : Gauvain l’appelle « mon maître », mais lui corrige : « ton père »[58]. Amour filial et reconnaissance de l’autre comme son égal : par son lien à Gauvain, Cimourdain, cet être exclu de l’Humanité par l’étude et la prêtrise retrouve les conditions nécessaires à la Compassion – c’est-à-dire à une conscience morale pleine et effective.

À l’inverse, Torquemada n’a pu nouer avec personne ce type de rapport privilégié – même avec les infants, qu’il ne voit même pas lorsqu’il entre en scène. Sa fermeture vis-à-vis d’eux est d’autant plus flagrante qu’elle contraste avec l’événement de la scène précédente : le marquis de Fuentel est touché par la grâce, à la révélation qu’il est le grand-père de don Sanche. Un amour paternel véritable peut ainsi, pour Hugo, amener un être endurci à la Rédemption : « C’est mon enfant ! (...) Je sens s’éveiller quelque chose / Que je ne savais pas avoir en moi, le coeur. / Coup de foudre béni ! Choc subi et vainqueur !»[59] Ici, le vieux courtisan expérimente très exactement les effets de la Compassion : il est touché par une passion qui l’élève moralement, sans que n’intervienne aucune réflexion. Hugo le montre à travers la dynamique de la tirade : cette émotion est le point de départ d’une conscience morale renouvelée, régénérée « Je croyais avoir tout perdu. Ciel ! Je retrouve / Tout ! (...) Je sens que cet enfant, avec tous ses rayons, / Vient d’entrer dans ma brume, et que cette jeune âme / A pris possession de mon vieux coeur infâme / De sorte qu’à présent, j’ai pour me surveiller / De l’innocence en moi qui va me conseiller »[60]. L’amour filial, comme dans le cas de la relation entre Cimourdain et Gauvain, est vu comme un échange, une relation égalitaire : « Il n’a que moi, comme je n’ai que lui. »[61] Si la Pitié peut couper l’être de la Compassion, ressentir la Compassion, au contraire, change l’ensemble de notre rapport au monde. La Compassion demeure une expérience irréductiblement particulière, mais nous rend plus sensible à la douleur de l’autre. Plus on a ressenti la Compassion, plus on est capable de la ressentir – et moins l’on pourra se montrer cruel : ainsi, pour H. Arendt, la sainteté absolue, celle de Jésus-Christ, se définit comme une Compassion universelle qui ne se confondrait pas avec la Pitié - comme « la capacité d’éprouver de la compassion pour tous les hommes, dans leur singularité, c’est-à-dire sans les assembler en une entité telle que l’humanité souffrante.» [62] 

Torquemada, au fur et à mesure du drame qui le lie à don Sanche et à sa fiancée, pourrait, à l’instar de Cimourdain, évoluer dans ce sens : ils se sont mutuellement sauvés (« Sans moi vous péririez, sans vous j’étais perdu » [63]), ce qui pourrait amener Torquemada à les considérer à égalité.  Mais, il n’affirme cette reconnaissance de l’autre que pour nier à nouveau sa propre Humanité, en s’excluant de la sphère terrestre, en réaffirmant que, loin d’avoir réintégré la Terre, il reste totalement immergé dans le Styx : «  Mon nom est Délivrance / Je suis celui qui voit l’affreuse transparence / De la terre et l’enfer en-dessous ; et mes regards / Poursuivent les démons consternés et hagards. »[64] Ainsi n’a-t-il pas un moment d’apitoiement au moment de les condamner : « C’est égal »[65], conclut-il simplement. Il ne vit plus lui-même sur la Terre, qui est pour lui « transparente », inconsistante ; comment pourrait-il partager la douleur de ceux qu’il oblige à la quitter ? Hugo, symboliquement, maintient jusqu’au bout son personnage dans ce solipsisme relationnel, en évitant sa confrontation avec la mort des deux jeunes gens, avec qui il avait ébauché un lien d’affection direct : Torquemada est représenté, à la dernière scène, par la bannière de l’Inquisition qui vient arrêter les deux amoureux, mais n’apparaît pas en personne. Ainsi la violence de l’exécution reste-t-elle pour le personnage abstraite. Elle ne vient pas troubler la certitude qu’il les sauve – certitude qui, c’est le cas pour Cimourdain à la fin de Quatrevingt-Treize, ne pourrait peut-être pas résister à la force de la pitié naturelle. Pour reprendre les termes de la citation de 1840, c’est, peut-être, avant tout, parce que Torquemada a totalement un « coeur froid », que son « esprit » est « faux », qu’il bascule dans la folie : c’est parce qu’il ne ressent plus la Compassion qu’il n’a plus en lui cette boussole interne qui lui indique où est le Bien.

Torquemada demeure limité à ce sentiment paternel abstrait et désincarné ; il ne peut donc avoir cette révélation existentielle, qui envahit Cimourdain lorsque, face à l’échafaud élevé pour Gauvain, il ressent pour la première fois dans sa chair l’horreur de la mise à mort de l’autre. Toutes les justifications, tous les grands principes, et avec eux, tous les grands discours s’effondrent en effet face à l’évidence aveuglante de la Compassion. Cimourdain se suicide car la sentence de mort de Gauvain équivaut symboliquement à sa propre exécution :  lorsque Gauvain admet qu’il mérite « la mort », Cimourdain, nous dit le narrateur, est « pâle comme une tête coupée »[66] – comme si c’était sur son propre cou que s’était abattue la guillotine. Et, devant l’évidence de ce sentiment primitif, authentique, le langage est inutile. La Compassion ne se dit pas. Elle se vit et elle agit : « En étroite relation avec cette incapacité à généraliser, est cette curieuse mutité, ou du moins maladresse à s’exprimer par des mots qui, contrairement à l’éloquence de la Vertu, caractérise la Bonté, de même qu’elle est le signe de la compassion, face à la loquacité de la Pitié. »[67]

Face à la logorrhée extatique de la tirade de Torquemada devant le bûcher, s’impose dans toute sa sublimité la brutalité muette du geste de Cimourdain, le coup de pistolet retourné contre lui-même, qui scelle à jamais l’union de l’ancien prêtre à son élève, en même temps qu’elle clôt le roman : « Et ces deux âmes, soeurs tragiques, s’envolèrent ensemble, l’ombre de l’une mêlée à la lumière de l’autre. »[68] Le salut de Cimourdain se marque dans ce partage de son âme avec un autre être – dans cette capacité à s’ouvrir à la souffrance de l’autre, jusqu’à les partager de façon indifférenciée. Le discours est impuissant et inutile à ce moment. Rien ne peut plus justifier Cimourdain à ses propres yeux. Qu’il ait eu ou non raison de condamner Gauvain, après tout peu importe ; il vient de ressentir cette compassion qui anime en permanence Gauvain, et l’amène à faire toujours preuve de clémence : il vient de comprendre, par cette émotion passionnelle née de son amour pour son élève, que mettre à mort son semblable est insupportable.

 

 

Conclusion

 

Le titre choisi par Hugo pour le chapitre évoquant l’amour de Cimourdain pour Gauvain s’éclaire donc d’un éclat particulier si on le rapproche du cas de Torquemada, personnage des visions infernales que plus rien ne rattache à la Terre. Sa tendresse pour son élève est sa fragilité, et, comme Achille son talon, cette fragilité le mènera à sa mort ; mais c’est là la brèche dans sa logique implacable qui le sauve des flammes des damnés, et de l’inhumanité. C’est par ce « coin non trempé dans le Styx » que Cimourdain garde un coeur. Être « trop une âme », n’est-ce pas, comme Torquemada, renoncer purement et simplement à l’Humanité – avec, éventuellement, toutes les dérives que cela autorise ? La comparaison entre Torquemada et Cimourdain pose ainsi des questions fondamentales sur le rapport qu’entretient Hugo à la notion de conscience morale. Si l’on accepte l’hypothèse que la différence fondamentale de caractère entre Cimourdain et Torquemada, son surplus d’humanité, est lié à son amour pour Gauvain – qui a réactualisé sa capacité à la Compassion – , on est alors en mesure de préciser l’engagement de Hugo contre la peine de mort : la vie humaine est pour lui un absolu non pas abstrait, intellectuel, mais immédiat, vécu – et c’est parce qu’il découle de notre nature profonde qu’il ne peut être mis en balance avec aucune autre exigence morale ou logique, fût-elle la raison de l’Etat républicain, ou celles de l’Inquisition. La Compassion étant originelle, est d’un autre ordre ; elle est constitutive de notre morale. Elle est la pierre angulaire qui tient toute notre expérience. Aucun discours, aucune aspiration, si élevée soit-elle, ne peut donc l’occulter. Si « Amnistie est le plus beau mot de la langue humaine »[69], c’est parce qu’il s’agit d’une valeur qui prend racine dans notre expérience la plus instinctive, la plus vraie et la plus universelle, et qui reste le garde-fou ultime contre la colère et les aveuglements de l’idéologie.  


[1] La phrase citée dans notre intitulé est le titre du Ch. III, livre I, Deuxième Partie de Quatrevingt-Treize.

[2] Réponse de V. Hugo à la lettre de son frère Charles, in A. Hugo, Journal d'Adèle, nov. 1853, éd. F. Guille, t. 2, Minard, 1971, p. 357-358.

[3] V.Hugo, Choses Vues, « Le Temps présent jusqu'en 1844 », éd. S. Gaudon, in Ouvres Complètes, t. 6 : « Histoire », 1987, p.802.  

[4] Notice de Torquemada, in « Variantes » établies par J-C. Fizaine, in Théâtre II, R. Laffont, « Bouquins ».  

[5] V. Hugo, Quatrevingt-Treize, éd. Folio, p. 425.

[6] V. Hugo, Torquemada, Première partie, Acte I, sc II.

[7] Ibid., Deuxième partie, Acte II, sc V.

[8] J. Téphany, notice de Torquemada, in Oeuvres Complètes, t. XIV, éd. Massin, p.588.

[9] VH, 93, p. 149.

[10] Ibid.

[11] T., Deuxième partie, Acte I, sc IV.

[12] 93, p. 151.

[13] Ibid.

[14] VH, T., Première Partie, Acte I, sc. VIII.

[15] VH, 93, p. 463.

[16] Ibid., p. 375.

[17] VH, T., Première Partie, Acte I, sc. VI.

[18] VH, 93, p. 191.

[19] VH, T., Deuxième Partie, Acte II, sc. II.

[20] Ibid., Première Partie, Acte II, sc. III.

[21] Ibid., Deuxième Partie, Acte III, sc. IV.

[22] VH, T., Première Partie, Acte I, sc. II.

[23] Ibid., Première Partie, Acte I, sc. VII.

[24] Ibid.

[25] VH, 93, p. 294.

[26] Ibid.

[27] VH, T., Deuxième Partie, Acte II, sc. V.

[28] VH, 93, p. 294-295.

[29] VH, T., Deuxième Partie, Acte II, sc. V.

[30] « C'était comme une âme coupée en deux et partagée (...) G, en effet, avait reçu la moitié de l'âme de C, mais la moitié douce. Il semblait que G avait eu le rayon blanc, et que C avait gardé pour lui ce qu'on pourrait appeler le rayon noir. », in VH, 93, p.291.

[31] Ibid, p. 294.

[32] VH, 93, p.153.

[33] VH, Lettre à Charles Hugo, in Journal d'Adèle, op. cit., p. 258.

[34] VH, 93, p. 153-156.

[35] VH, T., Première Partie, Acte II, sc. II.

[36] VH, 93, p. 154.

[37] VH, 93, p. 156.

[38] Ibid., p. 150.

[39] VH, T., Première Partie, Acte I, sc. VI.  

[40] VH, 93, p.150.

[41] J-J. Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité entre les hommes, GF, 1971, p. 211.

[42] Ibid., p. 214.

[43] L. Blanc, Histoire de la Révolution Française., Langlois et Leclercq, 1847-1862, t.V, p.257.

[44] H. Arendt, Essai sur les Révolutions, tr. M. Chrestien, Gall, « Essais », 1967, p. 123.

[45] Ibid., p. 129.

[46] VH, 93, p.151.

[47] Ibid., p. 152.

[48] Ibid.

[49] Ibid.

[50] VH, T., Première Partie, Acte II, sc. II.

[51] H. Arendt, Ibid., p. 127.

[52] VH, T., Première Partie, Acte I, sc. VI.

[53] Ibid.

[54] Ibid.

[55] Ibid.

[56] VH, 93, p. 157-158.

[57] Ibid., p.279.

[58] Ibid.

[59] VH, T., Première partie, Acte I, sc III.

[60] Ibid.

[61] Ibid.

[62] H. Arendt, Ibid., p. 127.

[63] VH, T., Deuxième Partie, Acte III, sc. IV.

[64] Ibid.

[65] Ibid.

[66] VH, 93, p. 456.

[67] H. Arendt, op. cit., p. 122.

[68] VH, 93, p. 482.

[69] Ibid., p. 296 (discours de Gauvain).