Danielle Molinari : Présentation de l'exposition «Les Misérables, un roman inconnu?»

Communication au Groupe Hugo du 24 octobre 2008
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Danielle Molinari remercie le Groupe Hugo de son invitation et de l’intérêt qu’il porte à l’exposition « Les Misérables, un roman inconnu ?» qui se tient en ce moment à la Maison de Victor Hugo, 6 place des Vosges (Voir www.musee-hugo.paris.fr.)

 

C'est un défi de consacrer une exposition de musée à un roman, même lorsque l’on en est plus à sa première exposition !  Deux questions se posent : pourquoi? et comment?

Pourquoi? parce que nous sommes dans la maison de Victor Hugo, devenue un lieu de rayonnement de son œuvre. Certes plus particulièrement de l’œuvre graphique, par nature plus ouverte à l’exposition, mais sans que cela autorise à oublier l'écrivain! Pour l’œuvre littéraire, nous avons pu déjà, grâce à Pierre Georgel, évoquer Les Travailleurs de la mer avec l’exposition « Cet immense rêve de l’océan » à travers les paysages de mer et autres sujets marins de Hugo dessinateur. Pour Les Misérables, l’évidence s’est imposée, puisque c'est dans ce lieu, la maison de la place des Vosges, que Hugo a commencé la rédaction des Misères en 1845, rédaction reprise en avril 1860 à Hauteville House, qui appartient également à la ville de Paris. Une autre raison a joué : la seule exposition sur Les Misérables, organisée par Martine Ecalle et Raymond Escholier alors conservateurs de ce musée, remontait à 1961. Elle avait été organisée pour commémorer le centenaire  de l’œuvre, à un moment où cette dernière connaissait un regain d’intérêt, auquel la manifestation  contribua également. Cela faisait donc deux générations qu’il n’y avait eu aucune étude muséale du roman. On restait de ce fait sur le succès populaire et scolaire de l’œuvre, ainsi que sur l’engouement médiatique qu’elle avait très vite suscité par le biais de ses adaptations. Or, et Arnaud Laster pourrait en parler mieux que moi, adapter 1600 feuillets n’est pas une opération facile, et beaucoup d’adaptations sont souvent restées à la surface du roman, faisant la part trop belle à son côté mélodramatique. L’extraordinaire richesse de ce roman et  toutes ses strates, politique, historique, philosophique, morale, religieuse, restent en quelque sorte la partie immergée de l’iceberg et sont le plus souvent occultées dans les adaptations -et sans doute aussi dans la lecture scolaire. Il nous a semblé que la lecture muséale pouvait aller plus loin et ne pas être inutile. Ainsi est venue l’idée du titre « Les Misérables, roman inconnu ? », et du paradoxe qu’il contient.

Comment? Nous sommes bien sûr partis de l’étude qui en avait été faite en 1961; elle explorait assez minutieusement les documents de l’époque  et remontait aux sources du roman. Mais aujourd’hui la langage et les moyens ont changé et les fins aussi. Cette exposition était « dix-neuvièmiste ». On restait dans les documents, les notes et les archives, on montrait les premières illustrations de Brion, mais on n’entrait pas dans l’écriture et dans la réalité du texte, encore moins dans la mise en valeur des significations, et pas même dans l’étude des personnages. Il nous a semblé qu'il fallait aujourd’hui rester fidèle au XIXe mais ouvrir le roman au XXe siècle et à l'actualité de sa lecture. Quand on examine l’iconographie de ce roman, on se rend compte que les illustrations de Brion mises à part, vues et validées par Hugo, elle est presque aussi réellement inexistante qu'apparemment abondante. Brion a fixé l’image de certains personnages, comme Javert avec  sa redingote noire et son haut de forme, qui se retrouvent dans tous les films. Mais en général, les images emblématiques ne se présentaient pas d'elles-mêmes; nous avons dû les chercher et donc puiser dans notre subjectivité pour en trouver qui puissent parler des personnages, traduire des situations, des émotions ou des moments de l’histoire.

La visite de l’appartement de Hugo devant rester gratuite, nous avons scindé l'exposition en deux parties distinctes, l'une du côté du documentaire et l'autre de l'imaginaire. Dans l'appartement, nous avons placé presque exclusivement des écrits: livres, vitrine des feuilles du manuscrit, correspondances. Ainsi, après l’antichambre où est évoqué le contexte littéraire de l’époque, le salon rouge montre la période de rédaction: des éléments du manuscrit, des lettres et des déclarations de Hugo; dans le salon chinois, la publication, avec cette étonnante modernité de la conduite de Hugo procédant à un véritable "lancement"! Dans la salle à manger de Juliette, la réception de l’ouvrage, les éloges et les réserves aussi de Lamartine ou de Georges Sand. Pour la salle suivante, je remercie tout particulièrement Guy Rosa qui nous a aidés à montrer la minutie avec laquelle est produite cette œuvre, que Hugo considère comme son chef-d’œuvre, son « Léviathan » qu'aucun port ne peut recevoir et qui, toujours en pleine mer, affrontant les tempêtes, doit avoir la solidité de l'impeccable. On voit clairement les reprises et les corrections, selon un processus qui a déjà été mis en évidence au musée pour La Légende des siècles. On finit dans l’appartement par les premières adaptations quasi-immédiates des Misérables, adaptations théâtrales et aussi cinématographiques avec dès 1898 le très étonnant court-métrage (1’5) des Frères Lumières,  où un unique acteur figure tour à tour chacun des principaux personnages.

            La véritable innovation par rapport à l’exposition de 1961 se trouve donc au premier étage. Quatre thématiques sont abordées : choix quelque peu arbitraire et ne dépenbdant pas que de notre conception des choses mais aussi de la configuration des lieux – et des moyens – : quatre salles, quatre espaces, quatre thèmes, qui sont également quatre axes forts de l’œuvre. Nous avons essayé de les évoquer en faisant se cotoyer (mélange des genres oblige) tous les supports : manuscrits, imprimés, illustrations, tableaux, sculptures et objets. Mais pour l'intelligibilité des thèmes, et aussi parce qu’on ne peut pas se contenter de montrer des peintures et des dessins quand ils ne sont pas directement liés à l’œuvre, nous avons ponctué le parcours d’extraits du livre aussi nombreux et longs que possible. Notre but était que le visiteur sortant de l’exposition ait envie de lire ou de relire Les Misérables.

            Première salle : La rédemption, autour du personnage de Jean Valjean, de la découverte et du rachat de sa conscience. Des œuvres de Delacroix, Géricault, Matisse, Moreau,  parfois validées par des images de Brion. Mais il reste beaucoup de moments littéraires dont on ne peut parler dans une exposition, comme par exemple le livre consacré à l’argot. On ne peut pas non plus gommer les adaptations sans lesquelles le roman serait sans doute moins connu. Nous en proposons des extraits -image et son.

            Deuxième salle (la « grande »), deuxième thème (le « grand »): celui de la misère. On y retrouve les misérables du livre : Fantine, Cosette, mais aussi tout ce qui dérive de la misère : la marginalité, le vol, le crime, le ghetto, avec en son centre le royaume de la famille Thénardier.

On y évoque aussi le (faux?) remède à la misère, la possibilité (illusoire?) de s’en sortir par le travail : une toile de Corot évoque la fabrique de pâte de verre de M. Madeleine.

            Troisième salle : l’amour. Le sentiment est difficile à cerner, car il y a plusieurs facettes de l’amour dans ce roman : maternel sans ambiguïté entre Fantine et Cosette, paternel et plus ambigu entre Jean Valjean et Cosette, "proprement dit" et heureux entre Marius et Cosette, malheureux entre Éponine et Marius… On trouve ainsi dans cette salle différentes iconographies, mais, c'est vrai, quoi de plus difficile à figurer que l'amour?. Nous avons pu avoir un portrait de Derain grâce au musée de l’Orangerie et à Pierre Georgel, portrait qui peut renvoyer à Cosette. Un très beau Picasso du début du siècle, misérabiliste, pour figurer Eponine, un très beau Courbet pour représenter le jeune couple amoureux.

            Enfin, la dernière salle est consacrée à l’Histoire, et à ses deux épisodes marquants : Waterloo et les barricades, à travers des dessins liés ou non directement à Hugo. Il nous est apparu  nécessaire d’avoir le tableau de Moreau, Le Ravin d’Ohain, peint après sa lecture des Misérables. Bien-sûr quand ils existent nous montrons les dessins de Hugo comme, dans cette salle, les portraits de Gavroche ou de Navet, ainsi que le grand dessin "Le Léviathan". Pour les barricades, un portrait de vieil homme censé représenter M.Gillenormand, car il fallait un portrait aristocratique pour montrer contre quoi l’on s’est battu. Il faut faciliter la lecture pour le visiteur, ce sont nos mots à nous.

            Le plus souvent nous avons dû avoir recours à des images métaphoriques ou symboliques : un nu noir de Fautrier pour dire la prostitution par exemple. Cette image de femme que la société rejette n’illustre pas, mais elle « va dans le bon sens ». On a voulu également des objets emblématiques comme la poupée, par où passe, dans le roman, la découverte de la beauté par Cosette, et de l’amour. Mais aussi des objets "source", comme le bracelet en pâte de verre noire de Madame Hugo. Il s’agit là de signaler ce que Hugo puise dans sa vie, ses souvenirs, son expérience du monde réel, pour composer son œuvre.

            On a, somme toute,  cherché à  proposer une promenade illustrée dans l'oeuvre et dans ses échos qui ne s'écartât pas trop du texte. Grâce à Jean-Paul Zennacker, nous avons pu faire entendre des passages du livre en rapport avec les thématiques abordées dans chacune des salles. Et quelle modernité pour aujourd’hui ! On n’est toujours pas sorti de la prostitution, de l’erreur judiciaire, de l’enfance maltraitée… Il est bien de rouvrir le roman au XXIe siècle, bien aussi que l’exposition précédente ait marché pour obtenir le budget de l’exposition suivante !