Guy Rosa : Parole et livre: comment Hugo publie

Communication au Groupe Hugo du 6 février 2010
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Ce travail a été publié dans Promenades et souvenirs - Mélanges offerts à Gabrielle Chamarat,  Cahiers RITM de l'Université Paris-Ouest Nanterre, 2009, où il côtoie deux autres articles hugoliens: B. Leuilliot, "Être Victor Hugo ou rien" et Marie Perrin, "L'Archipel de la Manche comme laboratoire de la civilisation idéale: Du passé à la nature, le détour par l'archaïque".

 

 

Pourquoi V. Hugo publie-t-il en deux temps Notre-Dame de Paris, d’abord amputé de trois chapitres puis complet ? pourquoi donne-t-il, en préface, l’édition clandestine et complète de Châtiments comme largement postérieure à son édition expurgée pourtant imprimée simultanément? pourquoi détache-t-il lui-même des Travailleurs de la mer leur « chapitre préliminaire », L’Archipel de la Manche ? Ces faits d’édition et d’autres, apparemment microscopiques, resteraient des curiosités insignifiantes explicables par leurs circonstances particulières, s’ils ne formaient une conduite compréhensible une fois rattachés à cette transformation générale du régime d’existence des textes dits littéraires en quoi consiste le romantisme et qui demande un bref rappel.

 

On sait le bouleversement qui, aux dernières décennies du 18° siècle et aux premières du 19°, affecte la littérature, sa conception et sa pratique, au point de donner au mot qui la désigne un sens qu’il n’avait jamais eu. Bouleversement complet, mais dont la nature et la portée restent souvent sous-évaluées et incomprises parce que sa cohérence nous échappe, les évolutions ultérieures en ayant retenu certains éléments –l’exigence d’originalité par exemple – mais pas d’autres – tel ce magistère moral et politique, voire religieux, du poète dont l’engagement n’offre qu’un avatar bâtard.  Si bien que l’histoire littéraire, quand elle n’en conteste pas la réalité même au profit d’une régression néo-classique vers la rhétorique, casse volontiers cette révolution en évolutions disparates, chacune liée à des circonstances fortuites : ici les changements survenus dans la notion d’auteur, là le sacerdoce poétique –conçu comme une prétention explicable par la déchristianisation mais foncièrement déraisonnable–, ailleurs le remaniement d’une catégorie de l’esthétique –le sublime plus souvent que le grotesque. Une fois les effets dispersés, les causes le sont aussi : effondrement du mécénat, élargissement du « lectorat », néoplatonisme, disparition des salons et de la communication orale, rayonnement du pseudo-Longin. Rien de commun à tout cela sinon la mise entre parenthèses de la Révolution : n’aurait-elle pas eu lieu, le romantisme ne s’en serait pas plus mal porté. Sur ce point au moins, les intéressés sont plus lucides, conscients qu’ils inaugurent une ère nouvelle, entrevue dès la Renaissance, préparée par les Lumières, et que, comme Hugo le dit dès 1824, « la révolution littéraire est le résultat », sinon l’expression, de la révolution politique[1].

Il ne s’agit pas d’une réforme des belles-lettres, réorganisant leur champ, corrigeant la définition et les critères d’appréciation de ses éléments, concédant à certains une « autonomie » relative et les élevant à une dignité qui ne leur était pas reconnue, mais bien d’une révolution : d’une mutation statutaire faisant advenir une réalité neuve. Á « l’ancien régime des lettres »[2] qui les définit – tragédie, grammaire, traduction ou chronologie historique c’est tout un – comme la production, sous des formes réglées par des instances extérieures, d’énoncés dont la validité  relève également d’instances tierces, se substitue, roman, drame et poèmes confondus, la poésie : manifestation langagière auto-suffisante, irréductible à toute autre, hors de toute juridiction sinon l’aveu de ses lecteurs –et encore. C’est, dans sa conception la plus radicale, ce que Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe ont appelé à très juste titre « l’absolu littéraire »[3]. Incommensurable, sa valeur oscille du zéro à l’infini : nulle dans l’échange social, égale, en soi, à celle des textes sacrés.

Ses acteurs, ses valeurs et sa nature ne partagent guère avec ceux de l’ancien monde littéraire que l’usage de la plume. La culture est recomposée, la langue infléchie ; le livre se fait autrement.

L’homme de lettres ne tenait rien de lui-même, surtout pas son état, reçu comme tous les autres, intermédiaire comme on sait entre celui du domestique de haut rang et de l’officier ministériel ; il avait une charge. Exécutant d’une commande, il fabriquait, sur le mode de l’artisanat, un objet aux qualités formelles préétablies et contrôlées (modèles, genres et règles), au contenu prescrit soit indirectement par la réglementation formelle (bienséances, vraisemblance et, surtout, sujets), soit, directement, par les instances sociales en charge de la vérité (l’Église, le Roi, la Sorbonne et les Anciens). L’imitation était sa loi, la sujétion sa condition. Sa production, lorsqu’elle débordait l’usage personnel, voire intime, de son commanditaire, mais toujours sous le contrôle de ce dernier, restait dans le cadre d’une communication privée adéquate à la nature de l’objet. Comment en serait-il allé autrement : la « société » demande un droit public, le royaume se composait de communautés sous privilège. Cour, Ville, lettrés, gens d’Eglise, honnêtes gens, femmes, salons, bon peuple et bas peuple recevaient donc chacun ce qui lui était destiné et en jugeaient comme tel. Une fois cette congruence vérifiée, l’appréciation mesurait, c’est tout un en réalité, la perfection de l’exécution des devoirs de la charge. Elle procédait par censure des défauts et relevé des mérites, et n’était jamais globale ; celle des personnes ne l’était pas non plus : on pouvait dans un ouvrage louer l’élévation des pensées et déplorer le désordre de leur disposition, comme admirer dans un homme la justesse de son jugement et regretter son peu d’esprit. Le choix et le prélèvement étaient de droit ; les Anciens eux-mêmes n’y échappaient pas : quandoque dormitat. Hugo se souvient de la dissidence de son maître, M. Larivière, qui faisait lire des textes complets au lieu de s’en tenir aux Selectae e profanis[4]. Dans les compositions de vers latins, on accédait au Parnasse en ajustant des hémistiches tout faits ; les concours académiques prescrivaient le sujet à traiter ; la traduction, la paraphrase, la réécriture sous toutes ses formes, loin de signaler aucun défaut d’imagination, révélaient les talents accomplis. Les plus grands poètes trouvaient désagréable, en raison de leurs inimitiés, mais tout naturel sur le fond d’être réunis par le fondateur de l’Académie dans un atelier de fabrication de tragédies.

Le poète des temps nouveaux entretient un lien exactement inverse avec ses œuvres et le sens de ce mot bascule de la fabrication à l’engendrement. Il est désormais leur créateur sur le modèle la paternité, divine de préférence. Á la page de titre des livres, « de » suivi du nom de l’auteur se substitue progressivement à « par » avant de s’effacer au profit de la parataxe identitaire : les Méditations sont moins filles de Lamartine qu’elles ne sont Lamartine lui-même, et réciproquement[5]. L’originalité, qui dans le même temps cesse progressivement de stigmatiser chez les personnes une sorte de folie, devient, bien plus qu’une qualité entre d’autres, la condition distinctive et bientôt légale de l’écriture littéraire avec son corollaire la sincérité. Les anciens cercles de sa juridiction, dissous ou contestés, se sont effacés devant la communauté démocratiquement uniforme du public, elle-même préfiguration de la communauté universelle des hommes. L’auteur, seul et unique, s’adresse à tous et à chacun, son semblable, son frère, dans une relation idéalement affranchie de toute autorité médiatrice, un colloque singulier, d’âme à âme, dont la sanction ne procède plus par évaluation graduée et ponction du meilleur mais par aveu global et reconnaissance[6]. Conséquence et postulat de tout le reste, la liberté. Les romantiques ne la revendiquent pas comme assouplissement des contraintes stérilisantes, ni non plus comme utile à la promotion de leur art dans la hiérarchie sociale, mais comme la condition nécessaire et suffisante, comme l’essence de la « poésie ».

Somme toute, le poète romantique est  sujet de sa parole, sujet absolu s’entend –il n’en est pas d’autre– entrant ainsi en conflit avec toutes les instances régulatrices des discours, avec « la société » et virtuellement avec Dieu; les grands révoltés seront ses images héroïques : Prométhée, Satan et le Christ protestataire et angoissé du Jardin des oliviers et de la crucifixion.

Par là se comprend le lien du romantisme à la Révolution. Au bout d’un parcours séculaire, jalonné par l’individualisme rationaliste (c’est le Je qui pense, donc c’est le Je qui est) et religieux (la responsabilité individuelle du salut à la Réforme, l’objet de foi aux Lumières), elle venait de faire accéder l’individu au rang de sujet de droit politique (vote par tête), économique (loi Le Chapelier), social et juridique (abolition des privilèges et code civil); le romantisme l’achève dans l’ordre du langage : de la conscience de soi et du monde.

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Oeuvres complètes

Ainsi tendue vers la subjectivation et la totalisation, l’écriture romantique rencontre donc comme obstacle l’impersonnalité de l’imprimerie – passe encore, elle est irrémédiable sauf acrobaties typographiques (il y en eut) ou sacralisation du manuscrit (nous n’en sommes pas sortis) –, mais aussi la fragmentation inévitable de l’œuvre, parole unique et continue, en livres distincts, ponctuels et disjoints.

Certains s’en accommodent, dont l’écriture adopte comme naturellement le rythme du livre : Flaubert et Zola. Mais, pour l’un, la communauté du style et du mode narratif, et, pour l’autre, l’archifable familiale garantissent d’emblée l’unité de l’ensemble. Chez d’autres, le travail créateur oscille, avec une complication inextricable, entre le surgissement libre du texte dans tous ses états initiaux –idées, fragments, ébauches, poèmes– et la formation de livres publiables. Tels sont Balzac, Chateaubriand et Hugo dont la forme immédiate de l’inspiration se fut assez bien arrangée du « blog ». A défaut, la presse, avec ses sœurs les plaquettes et brochures, aurait offert la ressource de sa fluidité, dont aucun de nos auteurs ne se prive à ses débuts ni Lamartine à son déclin, si elle n’eût été compromise par un éparpillement encore accru et par sa trop visible subordination à d’autres intérêts que ceux de l’art.

Avec des avantages et inconvénients inverses, retard mais concentration et dignité, l’inadéquation du livre à l’œuvre se résorbe donc d’abord et principalement dans la publication d’œuvres complètes. L’ancien régime des lettres les pratiquait mais sous des valeurs différentes. Réservées aux Anciens jusqu’au Corneille fait par Voltaire, elles s’apparentaient aux textes sacrés. Sous la Restauration et aux premières années de la Monarchie de Juillet, les Œuvres complètes connaissent une double mutation : en même temps que leur nombre explose, elles accueillent des écrivains contemporains, voire, au prix d’une flagrante absurdité de leur titre, des écrivains vivants et jeunes. Mieux, des inédits. Telles sont les Oeuvres complètes de Chateaubriand chez Ladvocat, en 1826, qui contiennent la première édition des Natchez. Mais Atala, René et plusieurs éléments du Génie avaient déjà été extraits d’un magma manuscrit de plusieurs milliers de folios, sans divisions ni ordre, intitulé Les Natchez ou Les Sauvages quoique la matière n’en fût pas essentiellement narrative, et dont, dès 1798, Chateaubriand avait esquissé l’organisation en 24 livres. L’œuvre complète ici précède les titres. Plus tard, les Mémoires d’Outre-Tombe, dont la « Préface testamentaire » reprend à plusieurs reprise le texte de la Préface des Oeuvres de 1826, subsument si bien la totalité des écrits de l’auteur que l’éditeur peut, sans infidélité, les parfaire en annexe par un « index des œuvres de Chateaubriand classées en suivant le texte des Mémoires d’Outre-Tombe ». Les Natchez d’abord, les Œuvres complètes de 1826, les Mémoires d’Outre-Tombe enfin sont à Chateaubriand ce qu’est à Balzac La Comédie humaine, « titre général », dit le traité de 1841, de « ses œuvres complètes »: une structure d’accueil totalisante, rétrospective en même temps que génératrice, et dont l’unité se fonde sur la présence, éclatante chez Chateaubriand, plus discrète chez Balzac, du créateur[7].

Pour la Préface de l’édition dite « ne varietur » de ses Œuvres complètes, datée du jour de son anniversaire, Hugo trouve la formule radicale de cette réduction de la multiplicité des titres à l’unité du sujet de leur énonciation : « Tout homme qui écrit, écrit un livre ; ce livre, c’est lui. » Il savait de quoi il parlait. Ce n’était que la dernière des Oeuvres complètes à son nom publiées de son vivant –qu’il avait d’ailleurs pris soin de laisser incomplète. Moins cependant que la première, publiée avec intrépidité en 1829 et qui se réduisait aux trois romans et deux recueils poétiques existant à cette date[8]. Notre-Dame de Paris s’y ajoute en 1832 ; une seconde collection prend immédiatement le relais, progressivement enrichie de tous les livres nouveaux jusqu’en 1842 ; au-delà elles se succèdent, tous les dix ans environ, non sans manques et chevauchements : Furne (1840-46), Lecou-Hetzel (1853), Houssiaux (1856-57), Hetzel-Lacroix (1865-73), Hébert (1875), Lemerre (1875-1907), sans parler des problématiques éditions illustrées Hetzel et Hugues, ni des réimpressions des œuvres antérieures à l’exil chez Hachette. L’appât du gain, signalons-le, n’expliquerait cette cadence qu’à condition d’imaginer une égale propension à la dilapidation chez les acheteurs ; en 1830, Lamartine a derrière lui trois collections différentes de ses œuvres complètes. Aujourd’hui encore Hugo reste un écrivain, l’un des très rares, dont le public sent obscurément qu’il existe par son œuvre entière et non par tel titre phare. Madame Bovary, ce n’est pas lui.

 

Liaison par échos

Les œuvres complètes cependant perdent en compréhension ce qu’elles gagnent en extension : elles constituent bien les livres épars en livre unique, mais il est dépourvu de sens[9]. Elles coexistent d’ailleurs avec la publication des titres séparés et les laissent hors de leur portée. C’est sur eux qu’agissent d’autres procédés d’englobement, de même nature quoique partiels. D’une part des renvois internes, tantôt prescrits tantôt laissés à l’attention du lecteur. Les Misérables s’inscrivent dans le sillage du Dernier jour[10]et, à deux reprises, dans celui de Claude Gueux [11]. » Le titre du chapitre Paris à vol de hibou fait écho au déjà célèbre Paris à vol d’oiseau de Notre-Dame de Paris ; une explication de texte de Napoléon le Petit et des Châtiments ne s’entend pas moins distinctement dans le grand développement sur Tacite et Juvénal : « Les despotes sont pour quelque chose dans les penseurs. Parole enchaînée, c'est parole terrible. L'écrivain double et triple son style quand le silence est imposé par un maître au peuple. Il sort de ce silence une certaine plénitude mystérieuse qui filtre et se fige en airain dans la pensée[12]. » La plaisanterie s’en mêle lorsque, dans Napoléon le Petit,  l’énumération des grands talents de la tribune se ponctue d’un « nous en passons et des meilleurs[13] » et celle des bandits de Patron-Minette de « Nous en passons et non des pires[14] », mais c’est un pont sérieux et solide que jette entre les deux recueils antithétiques des Contemplations et des Chansons des rues et des bois l’identité de leur construction bi-partite : « Autrefois-Aujourd’hui », « Jeunesse-Sagesse ».

On multiplierait inutilement les exemples ; de la citation à la résonance, innombrables sont les associations qui, franchissant la limite du livre, apparentent les textes et les assujettissent entre eux. Elles consacrent plus d’une fois des migrations d’un recueil à un autre – La Conscience et La Vision de Dante des Châtiments vers La Légende des siècles – ; seul le généticien le sait mais le lecteur le sent et Hugo le dit :  « Dans mon œuvre, les livres se mêlent comme les arbres dans une forêt. Il y a des branches des Châtiments dans Les Feuilles d’automne et des branches de La Légende des siècles dans Les Orientales et Les Burgraves[15]. »

 

Liaison  par préfaces

Plus clair, mais moins fiable, le péritexte assure la même fonction et le fait tout naturellement. Au bord des livres, il les colle les uns aux autres ; à la jonction de l’objet éditorial et de l’œuvre il lui revient de les articuler. Les couvertures rappellent souvent les ouvrages de l’auteur déjà publiés, plus d’une fois elles annoncent ceux à venir. Les Quatre Vents de l’esprit figurent sur celle des Châtiments en 1870 et, sur celle de l’originale du même recueil, Le Crime du deux décembre (future Histoire d’un crime), Les Contemplations, Les Petites Epopées, Les Misérables. Exactitude rare. Il arrive que la promesse soit tenue tardivement –Torquemada se fait attendre dix-sept ans– ou jamais. La Quiquengrogne et Le Fils de la bossue ne nous sont connus que par leur titre en couverture de Littérature et Philosophie mêlées ; Hugo remit à ses exécuteurs testamentaires le soin de Dieu, inachevé, et de La Fin de Satan, malgré plusieurs architectures imaginées pour eux et malgré leur annonce répétée au dos des Contemplations, de L’Homme qui rit et de l’Année terrible. Mieux encore, mais cas unique, la couverture de l’originale des Burgraves porte, sous le titre d’Œuvres de Victor Hugo, ce qui pouvait être la table des matières d’une édition d’œuvres complètes classées selon la date et le lieu de leur action, depuis « 13° siècle – Allemagne – Les Burgraves ; 15° siècle – France – Notre-Dame de Paris » jusqu’à « 19° siècle – Odes et ballades – Les Orientales- etc. [16]» Ce serait fantaisie sans la préfiguration de La Légende des siècles.

La Préface surtout tire le livre de sa solitude et le replonge dans le flux créateur d’où sa publication l’extrait, en construisant pour lui une passerelle avec un autre titre ou une structure d’accueil. Ruy Blas : « Et puis qu’on nous permette un dernier mot, entre Hernani et Ruy Blas deux siècles de l’Espagne sont encadrés […]. Dans Hernani, le soleil de la  maison d’Autriche se lève ; dans Ruy Blas, il se couche[17]. » Les Burgraves : « L’auteur des pages qu’on va lire était déjà préoccupé par ce grand sujet […]. La portion du public qui veut bien suivre ses travaux avec quelque intérêt a lu peut-être le livre intitulé Le Rhin […] [18]. » Pour Hernani et en dépit de la victoire : « Hernani n’est jusqu’ici que la première pierre d’un édifice qui existe tout construit dans la tête de son auteur, mais dont l’ensemble peut seul donner quelque valeur à ce drame. Peut-être ne trouvera-t-on pas mauvaise un jour la fantaisie qui lui a pris de mettre, comme l’architecte de Bourges, une porte presque moresque à sa cathédrale gothique[19]. »

Les romans, moins concentrés dans le temps que les pièces et dénués de parenté formelle reconnaissable entre eux, sont pris dans des réseaux plus vastes, quitte à ce que leur réalité reste douteuse voire soit démentie en même temps que posée. Quatrevingt-Treize  se contente d’une suite possible déduite de son sous-titre : « Premier récit – La guerre civile » ; mais la préface de L’Homme qui rit l’avait fait entrer dans une trilogie programmée : « Le vrai titre de ce livre serait L’Aristocratie. Un autre livre, qui suivra, pourrait être intitulé La Monarchie. Et ces deux livres, s’il est donné à l’auteur d’achever ce travail, en précéderont et en amèneront un autre qui sera intitulé : Quatrevingt-Treize[20]» Une autre trilogie récupère pour Les Travailleurs de la mer les deux romans antérieurs : « Un triple anankè pèse sur nous, l’anankè des dogmes, l’anankè des lois, l’anankè des choses. Dans Notre-Dame de Paris, l’auteur a dénoncé le premier ; dans Les Misérables, il a signalé le second ; dans ce livre, il indique le troisième[21]. » A l’opposé de cette majesté, on s’étonnerait de la désinvolture de la conclusion de Préface de Bug-Jargal si l’essentiel n’en était consacré au couple des deux versions du même titre : l’auteur « doit encore prévenir les lecteurs que l’histoire de Bug-Jargal n’est qu’un fragment d’un ouvrage plus étendu, qui devait être composé avec le titre de Contes sous la tente. […] L’épisode que l’on publie ici faisait partie de cette série de narrations ; il peut en être détaché sans inconvénient ; et d’ailleurs l’ouvrage dont il devait faire partie n’est point fini, ne le sera jamais, et ne vaut pas la peine de l’être[22]. » Les Misérables eux-mêmes se rangent dans une cohorte anonyme  et ouverte : « Tant que… tant que…, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles[23]

Les recueils poétique échappent logiquement à ce geste d’englobement, chacun l’effectuant déjà lui-même, mais la préface de l’originale des Orientales ainsi que celle des Feuilles d’automne rendent compte du contraste de leur inspiration avec celle des Odes ; surtout, celle des Rayons et les Ombres les met en série avec les trois recueils précédents et prononce la règle d’assemblage de toute l’œuvre poétique antérieure : «  On trouvera dans ce volume, à quelques nuances près, la même manière de voir les faits et les hommes que dans les trois volumes de poésie qui le précèdent immédiatement et qui appartiennent à la seconde période de la pensée de l’auteur […]. Ce livre les continue. Seulement, dans Les Rayons et les Ombres, peut-être l’horizon est-il plus élargi, le ciel plus bleu, le calme plus profond[24]. » Bien plus, ce texte important –étape entre la Préface de Cromwell et William Shakespeare- édicte, sous le régime d’une totalisation franchissant les limites des genres et même des types d’écriture –roman, drame, poésie, philosophie–, une poétique, une théorie de l’art, voire une théorie de l’esprit, qui récapitule et unifie toute l’œuvre passée.

Ces procédés d’édition qui s’efforcent de corriger la fragmentation induite par la publication et de rendre aux livres dispersés l’unité de la parole créatrice, travaillent aux deux niveaux de cette totalité, celui logico-thématique de la visée et celui biographico-historique de l’expérience. Aucun n’ignore tout à fait le temps –comment pourrait-il en être autrement ?– mais ils ne s’y plient pas et s’ordonnent à l’axe du paradigme. Les Œuvres complètes sont disposées par genre d’abord, ensuite par dates ; l’énoncé du triple anankè suit l’ordre chronologique des romans mais son principe n’en relève pas. Il est d’autres procédures, plus originales et particulières à Hugo, qui s’exercent spécifiquement sur l’instantanéité de la publication. Celle-ci, en offrant un texte fixe, sans avant ni après, trahit la dynamique du mouvement créateur qui procède sans doute par illumination et surgissement mais aussi par élaboration et transformation ; elle substitue un objet, signifiant mais inerte, à ce qui, pensée, travail ou expérience est l’acte d’un sujet ; elle ignore le rythme et le progrès. Il s’agit donc de charger le livre de durée, celle-là même de l’existence réelle. Deux types de conduite y pourvoient chez Hugo, l’une évidente, l’autre retorse et moins spectaculaire, mais plus constante.

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L’œuvre parcours

La première consiste à rassembler en recueil des textes déjà publiés, de manière à figurer tout un parcours, partiel dans le cas de Littérature et philosophie mêlées, complet pour Actes et Paroles. Ce seraient des sections d’œuvres complètes – « Essais critiques et politiques (1819-1834) » pour l’un, « Œuvres oratoires » pour l’autre, si leur construction ne débordait les pratiques des Œuvres complètes et si l’écriture n’y venait biaiser la réédition. Littérature et Philosophie mêlées construit de toutes pièces, par sélection dans des publications antérieures, un Journal des idées, des opinions et des lectures d’un jeune jacobite de 1819 et, à coup de fragments inédits, son symétrique, le Journal des idées et des opinions d’un révolutionnaire de 1830 ; Actes et Paroles mêle aux discours, proclamations et tracts, des lettres, publiques ou non, et des poèmes –ceux de la guerre et de la Commune déjà repris dans L’Année terrible et les 300 vers de La Voix de Guernesey devenue Mentana – A Garibaldi. Tous les textes sont réécrits, plus ou moins profondément ; de nouveaux s’y ajoutent, importants : But de cette publication pour Littérature et Philosophie et, dans Actes et Paroles, au seuil de chacune des sections d’avant, pendant et après l’exil,  Le Droit et la Loi, Ce que c’est que l’exil, Paris et Rome ainsi que Mes Fils publié séparément d’abord puis ajouté au troisième volume. En contaminant ainsi l’archive reproductrice par la remémoration créatrice cette conduite s’apparente à la seconde[25].

 

La publication à double détente – avant l’exil

Elle prolonge l’écriture de l’œuvre dans l’impression du livre et fait se chevaucher la genèse et la publication. Les généticiens distinguent l’avant-texte, mobile, de l’invariant textuel ; ils entérinent en cela la pratique éditoriale qui ne connaît que la réimpression, retirage matériel, ou la réédition, reproduction conforme, optativement du moins, d’un texte corrigé de ses fautes, éventuellement assorti d’une préface qui s’en explique et donne cette amélioration en passeport au succès renouvelé. Hugo transgresse ces usages : il publie en deux temps, cassant ainsi le bloc du livre et le mettant en marche pour accompagner le mouvement de la  création. L’opération a son risque : celui d’explications embarrassées, risque accru pour l’auteur de l’orgueilleuse déclaration : « C’est sa méthode de ne corriger un ouvrage que dans un autre ouvrage[26] » – à moins qu’on veuille bien comprendre ce qu’implique cette formule : que chaque livre nouveau n’est en quelque sorte que la réédition corrigée du précédent. Elle a aussi son bénéfice : communiquer à l’édition une vie comparable à celle de la création.

Les deux premiers romans de Hugo, Han d’Islande et Bug Jargal offrent, l’un, le degré zéro de la manœuvre –plus exactement son fonctionnement à rebours, l’autre, sa forme achevée. Han d’Islande publié anonyme en 1823, plusieurs fois réédité, reçoit en 1833, en même temps que sa signature, une troisième préface qui mesure le temps passé : « Han d’Islande est un livre de jeune homme, et de très jeune homme. » Suit une critique en règle de l’ouvrage, enfin le motif, malgré cela, de sa réédition tel quel : « C’est parce que, selon nous, ce livre, œuvre naïve avant tout, représente avec quelque fidélité l’âge qui l’a produit que nous le redonnons au public en 1833 tel qu’il a été fait en 1821 […] afin de mettre les lecteurs à même de décider […] si ce sont des pas en avant ou des pas en arrière qui séparent Han d’Islande de Notre-Dame de Paris[27]. » Paradoxalement mais très logiquement, la permanence du texte garantit le mouvement de  l’œuvre et, loin d’effacer la durée, l’assume et l’expose.

Au printemps 1820, le Conservateur littéraire avait donné un Bug-Jargal également anonyme en cinq livraisons d’une trentaine de pages au total. Le livre publié sous le même titre et toujours anonyme, en 1826 chez Urbain Canel, en a quatre fois plus. Le schéma général de l’action subsiste – l’impuissance finale de la fraternité entre deux hommes que la guerre fait s’entretuer − mais tout le reste a changé : système des personnages, affabulation de la narration du récit et jusqu’au nom du héros. La préface reconnaît l’écart entre le roman actuel et son ancienne « ébauche », mais s’empresse de le minimiser et de le rendre inintelligible. Il ne doit rien à l’actualité : « si le sujet […] a pris depuis un nouveau degré d’intérêt, ce n’est pas la faute de l’auteur. Ce sont les événements qui se sont arrangés pour le livre, et non le livre pour les événements[28]. » L’auteur n’a d’ailleurs pas pris lui-même l’initiative de « tirer cet ouvrage de l’espèce de demi-jour où il était comme enseveli ; mais, averti qu’un libraire […] se proposait de réimprimer son esquisse anonyme, il a cru devoir prévenir cette réimpression en mettant lui-même au jour son travail revu et en quelque sorte refait […]. » Il ne reste qu’à s’acquitter de la dette, petite, envers les informateurs qui lui ont permis de « rectifier […] ce que le récit présentait d’incomplet sous le rapport de la couleur locale, et d’incertain relativement à la vérité historique ». 

Pourquoi  tant de dénégations et de complication ? Le réemploi d’une publication dans une autre était alors monnaie courante, sous condition de discrétion. Balzac en fait bien d’autres et n’en dit rien. Hugo pouvait se taire ; au regard des usages, il le devait. Loin de là, et à la première occasion, il récidive. Après une troisième édition (1829) qui découpe le récit en chapitres et où un avis de l’éditeur signale que « beaucoup de passages du livre, et notamment la partie historique, ont reçu de notables accroissements », une nouvelle édition, en 1832 ajoute un ultime texte liminaire. Il éloigne dans le temps l’origine du livre et n’en réaffirme pas moins l’identité permanente : « En 1818 l’auteur de ce livre avait seize ans ; il paria qu’il écrirait un volume en quinze jours. Il fit Bug-Jargal. […] Ce livre a donc été écrit deux ans avant Han d’Islande. Et quoique, sept ans plus tard, en 1825, l’auteur l’ait remanié et réécrit en grande partie, il n’en est pas moins […] le premier ouvrage de l’auteur[29]. » Détails oiseux et contradiction finalement expliqués  par l’assujettissement de l’existence du livre à la vie de l’auteur dont le regard rétrospectif est offert à partager, non sans beauté : « quant à lui, comme ces voyageurs qui se retournent au milieu de leur chemin et cherchent à découvrir encore dans les plis brumeux de l’horizon le point d’où ils sont partis, il a voulu donner ici un souvenir à cette époque de sérénité, d’audace et de confiance où il abordait de front un si immense sujet. »  Comment publier aujourd’hui Bug-Jargal ? Quadrature du cercle. Juxtaposer les deux versions, c’est offenser l’auteur qui substitue l’une à l’autre ; se contenter de la seconde, c’est oblitérer le souvenir qu’elle donne à la première.

Le Dernier Jour d’un condamné ne pose pas tout à fait le même problème, le texte proprement dit reste stable. Mais il s’augmente progressivement d’un appareil préfaciel massif qui opère lui-même dans le livre les changements dont il rend compte. La préface de l’originale anonyme de 1829, réduite à sept lignes, propose deux explications à l’existence de l’ouvrage : soit « il y a eu, en effet, une liasse de papiers jaunes et inégaux sur lesquels on a trouvé, enregistrées une à une, les dernières pensées d’un misérable », soit « il s’est rencontré un homme, […] un philosophe, un poète […] dont cette idée a été la fantaisie, qui l’a prise, ou plutôt s’est laissé prendre par elle, et n’a pu s’en débarrasser qu’en la jetant dans un livre »[30]. Le même mois, après succès et polémique, une troisième édition, signée cette fois, ajoute en tête  Une comédie à propos d’une tragédie, dialogue de salon satirique centré sur la controverse littéraire. Mais il bascule vers la question de la peine de mort lorsque, à la fin, deux des interlocuteurs se souviennent d’une exécution à ordonner et sont heureusement coupés par l’annonce de laquais : « Madame est servie[31]. » Pour la cinquième édition, en mars 1832, une autre préface développe longuement –près du tiers du livre- une argumentation en forme contre la peine capitale. Or au lieu de s’ajouter simplement au texte du condamné comme déjà Une comédie à propos d’une tragédie, elle prend en charge tout le destin éditorial du livre. Non sans difficulté, car la seule présence de ce plaidoyer dans cette édition contraint Hugo à rendre compte de son absence lors des précédentes. De là, deux histoire de la genèse du Dernier jour, virtuellement incompatibles. L’une, conforme à la première préface, citée d’emblée et développée dans un récit autobiographique, fait état d’un fantasme –chaque semaine, au jour des exécution, l’auteur revivait, minute à minute, toutes les phases de la décapitation et n’a pu se débarrasser de ce cauchemar qu’en l’écrivant ; l’autre donne l’hostilité de principe à la peine de mort comme le primum movens de la rédaction. Ce n’est pas ici le lieu de discuter la véracité de ces deux récits ; retenons la manière dont Hugo les articule : « à l’époque où ce livre fut publié, l’auteur ne jugea pas à propos de dire dès lors toute sa pensée. Il aima mieux attendre qu’elle fut comprise et voir si elle le serait. Elle l’a été. L’auteur peut aujourd’hui démasquer l’idée politique, l’idée sociale, qu’il avait voulu populariser sous cette innocente et candide forme littéraire[32]. » En clair, la signification latente du livre étant devenu patente dans sa lecture par le public, l’auteur peut et doit désormais l’assumer. Que le sens d’un livre lui vienne de ses lecteurs et que l’auteur n’ait ensuite rien d’autre à faire que de l’enregistrer, il fallait pour le concevoir avoir plus modestie qu’on n’en reconnaît à Hugo. C’est pourtant ce que répète l’histoire des chapitres manquants de Notre-Dame de Paris.

L’originale de 1831 ne comporte que le bref et fameux texte liminaire : «Anankè… C’est sur ce mot qu’on a fait ce livre »[33]. Il est suivi, en 1832, d’une « Note ajoutée à la huitième édition » qui rend compte, sans y être du tout contrainte, rappelons-le, de l’ajout de plusieurs chapitres improprement appelés « nouveaux ». « Il fallait dire inédits[34]. » Car ils figuraient bel et bien au manuscrit, seulement au moment de le remettre à l’éditeur ils étaient perdus et ont été retrouvés depuis. Sans doute l’auteur aurait-il dû les réécrire, « sa paresse recula devant la tâche ». Au reste leur absence n’entamait « en rien le fond du drame et du roman ». Pourquoi donc les ajouter maintenant ? Parce que si certains lecteurs « n’ont cherché dans Notre-Dame de Paris que le drame et le roman », il en est peut-être d’autres « qui n’ont pas trouvé inutile d’étudier la pensée d’esthétique et de philosophie cachée dans ce livre […] C’est pour ceux-là surtout que les chapitres ajoutés à cette édition complèteront Notre-Dame de Paris […]. » Que Hugo donne pour un «complément » le célèbre Ceci tuera cela –car c’est de lui qu’il s’agit et de deux autres moins considérables – peut surprendre. Il dit vrai pourtant. De fait, l’idée que le savoir démocratique doive supplanter la féodalité théologico-alchimique parcourt tout le livre ; celle, connexe, que le livre doive tuer l’architecture se cache – mal mais mieux que la condamnation de la peine de mort dans Le Dernier jour- dans la Préface originale. Elle aussi, déjà, liait le destin du livre à la durée. Car l’origine de la rêverie qui a fait imaginer le roman, ce mot anankè lu « il y a quelques années », gravé sur un mur de la cathédrale, n’y est plus. « Depuis, on a badigeonné ou gratté […] le mur, et l’inscription a disparu. » C’est le sort des « merveilleuses églises du Moyen-Age […] Le prêtre les badigeonne, l’architecte les gratte ; puis le peuple survient, qui les démolit. » Il ne reste rien du mot mystérieux – l’homme qui l’avait écrit s’est effacé, le mot s’est effacé, « l’église elle-même s’effacera bientôt de la terre » −, rien « hormis le fragile souvenir que lui consacre ici l’auteur de ce livre ». Fragile, mais durable. Notre-Dame de Paris, le livre, est destiné sinon à tuer la cathédrale, du moins à lui survivre et à la faire survivre en lui. La réédition de 1832, avec ses chapitres ajoutés, explicite donc ce que contenait déjà l’originale ; elle l’exécute aussi en rendant le livre mobile et vivace, capable, comme tout organisme vivant, de se reproduire différemment sans cesser d’être lui-même.

La publication double, ou triple, publication télescopique voudrait-on pouvoir dire, affecte tous les romans antérieurs à l’exil. Car Claude Gueux n’y échappe pas autant qu’il semble. Le texte reste immuable, il est vrai, et se passe de préface. Mais il se trouva un inconnu, Charles Carlier, négociant à Dunkerque, assez généreux et intelligent pour procéder à sa réénonciation en demandant par lettre au directeur de la Revue de Paris où il avait paru « le service d’en faire tirer à ses frais autant d’exemplaires qu’il y a de députés en France et de les leur adresser individuellement et bien exactement ». Hugo fit reproduire la lettre en précisant : « Elle est désormais liée à toutes les réimpressions de Claude Gueux[35]» Non sans raisons. C’était mélanger les genres assez audacieusement que de porter à la tribune une fiction documentaire. A bon droit pourtant puisqu’elle s’achève en discours : « Que dirait la chambre […] si quelqu’un se levait et disait ces sérieuses paroles : Taisez-vous, Monsieur Mauguin ! taisez-vous Monsieur Thiers ! vous croyez être dans la question, vous n’y êtes pas. […] Messieurs des centres, messieurs des extrémités, le gros du peuple souffre. […] Le peuple a faim, le peuple a froid….[36] ». C’était aussi, surtout peut-être, reproduire, avec anticipation, le parcours qui mène Hugo des librairies à l’Assemblée nationale.

 

Au théâtre, les choses sont plus simples. Conformément aux usages, Hugo n’imprime ses pièces qu’une fois représentées, de sorte que leur publication vaut réédition. Mais c’est celle d’un texte déjà chargé d’une histoire que le péritexte assume. Toutes les préfaces, sauf celle de Ruy Blas, évoquent et commentent, parfois très longuement, l’événement de la représentation, ou de son interdiction pour Marion de Lorme et Le Roi s’amuse. Lorsque la justice s’en est mêlée, un dossier s’ouvre à la fin du volume : immédiatement pour Le Roi s’amuse avec la plaidoirie de Hugo lui-même et le compte-rendu du procès dans le Journal des débats, plus tard (1837) pour Hernani, Marion de Lorme et Angelo, mais avec la force voulue pour ce mélange explosif des genres : « Nous joignons le procès au drame, la lutte à l’œuvre. Désormais aucune édition ne sera complète si ce procès n’en fait partie[37]. » Les notes en fin de volume ne manquent jamais non plus de remercier les principaux acteurs et de donner le jeu de chacun, ainsi que les autres aspects de la scène, décors et costumes, en modèle pour les théâtres de Province. Le texte reste, volontairement, celui de la représentation mais, lorsqu’il est insatisfaisant, les outils correctifs sont fournis en annexe tôt ou tard[38]. Deux exceptions. Les Burgraves, entérinant ainsi leur destin d’œuvre littéraire plutôt que théâtrale, procèdent à l’inverse, la version pour la scène étant indiquée en note. Pour Hernani, en raison de l’urgence peut-être ou de manière préméditée, Hugo laisse reproduire, à l’originale, un texte très fautif et surtout mutilé par la censure. Mais il le signale et promet réparation : « … par déférence pour ce public qui a accueilli avec tant d’indulgence un essai qui en méritait si peu, nous lui donnons ce drame aujourd’hui tel qu’il a été représenté. Le jour viendra peut-être de le publier tel qu’il a été conçu par l’auteur. » Promesse tenue, Hugo le souligne, dans l’édition de 1836, par une note triomphante et, pour que nul n’en ignore, une annexe aligne les principales altérations commises à la scène, non sans s’indigner qu’elles durent encore.

En prose non-fictionnelle, Littérature et philosophie mêlées, on l’a dit, cumule les ressources de l’œuvre complète et celles de la publication génétiquement modifiée ; Le Rhin mobilise ces dernières. La préface de l’originale, en 1841, indique bien que le livre s’est formé par amalgame d’une réflexion politique d’actualité – la grande « Conclusion » − et de vraies lettres de voyage, initialement destinées au public restreint des proches ; en 1845, un volume supplémentaire parachève l’ensemble par une série de lettres fictives, purement littéraires, érudites et rêveuses, mais Hugo néglige l’occasion d’indiquer lui-même au lecteur que l’accroissement du livre ne fait qu’enregistrer le processus cumulatif qui, d’emblée, était au cœur de la genèse de l’œuvre. Seule une note des éditeurs mentionne cet ajout et justifie l’argument publicitaire par la géographie du parcours.

 

La poésie, elle, délaisse cette stratégie éditoriale au profit d’autres. Sa proximité naturelle avec l’expérience vécue la lui rendait moins utile qu’elle ne l’est au théâtre et au roman Mais le premier recueil poétique de Hugo procède d’une magistrale publication à tiroirs. Car les Odes et Ballades  ne sont pas un livre, comme on croit, mais quatre ou cinq, voire six, conservant en un seul la dynamique de leur élan. Au commencement sont des poèmes publiés séparément en plaquette, dans les recueils de l’Académie des Jeux floraux ou dans le Conservateur littéraire. Complétés par d’autres, ils forment le tiers du recueil Odes et poésies diverses de 1822 qui lui-même, l’année suivante, prend le titre d’Odes – tout court – moyennant ajout de deux odes et suppression des trois « poésies diverses ». L’année suivante à nouveau, en 1824, Hugo publie un second recueil, entièrement inédit : les Nouvelles Odes. Deux ans après, en 1826, c’est un troisième recueil, inédit également, les Odes et Ballades. Mais sa fusion s’opère alors avec les précédents puisque ce livre des Odes et Ballades, en même temps qu’il est vendu séparément, est offert, avec une couverture différente, comme le tome 3 d’une édition qualifié « Troisième édition » dont les deux premiers volumes contiennent les Odes et les Nouvelles Odes. Enfin, deux ans plus tard encore, en 1828, Hugo publie sous le titre unique Odes et Ballades une refonte, augmentée, des trois volumes antérieurs. Elle porte la mention « 4° édition » et ne la mérite guère : huit odes et de trois ballades ont été ajoutées et la matière a été réorganisée.  La préface souligne le mérite de la réédition simplement cumulative de 1826, le même, toutes choses égales d’ailleurs que celui de Littérature et Philosophie mêlées : «  Chacun des trois volumes […] représentait la manière de l’auteur à trois moments, et pour ainsi dire à trois âges différents ; […] on conçoit que chacun des écrits qu’il publie peut [..] offrir une physionomie particulière à ceux qui […] aiment à relever, dans les œuvres d’un écrivain, les dates de sa pensée[39]. » Mérite préservé dans la nouvelle disposition des poèmes. Thématique, elle a regroupé les odes « consacrées aux sujets de fantaisie » et aux « impressions personnelles » dans les quatrième et cinquième livre, les odes historiques dans les trois premiers. « Ces trois livres sont respectivement l’un à l’autre comme étaient entre eux les trois volumes » de la précédente édition. « Ainsi le petit nombre de personnes que ce genre d’études intéresse –mais pour lesquelles, ajoutons-le, tout le dispositif a été conçu- pourront comparer […] les trois manières de l’auteur à trois époques      différentes, rapprochées, et en quelque sorte confrontées dans le même volume. »

Plus rien de tel ensuite. La préface des Rayons et les Ombres invite bien elle aussi, on l’a vu, à une confrontation des deux manières de l’auteur, mais c’est entre volumes distincts. Le procédé reste en sommeil jusqu’à l’exil.

 

La publication à double détente – pendant l’exil

Les Châtiments y font retour avec éclat. Afin de se protéger de la contrefaçon, Hugo et ses éditeurs avaient imaginé d’en imprimer à Bruxelles une édition témoin, sans espoir de vente et assez auto-censurée pour ne pas être interdite. Lorsque, le même jour, la véritable édition paraît, complète et clandestine, une très brève préface en deux temps suffit pour que la simple existence du livre manifeste à elle seule le caractère irrépressible de la parole vengeresse : « Il a été publié, à Bruxelles, une édition tronquée de se livre précédée des lignes que voici : [suivent quelques paragraphes, enfin :] Rien ne dompte la conscience de l’homme, car  la conscience de l’homme, c’est la pensée de Dieu. » Signé « V.H. » Et, au-dessous, « Les quelques lignes qu’on vient de lire, préface d’un livre mutilé, contenaient l’engagement de publier le livre complet. Cet engagement, nous le tenons aujourd’hui. » Signé : « V.H.[40] » C’était, en plus foudroyant, la tactique déjà mise en œuvre pour Hernani. Coup redoublé à la chute de l’Empire. L’accomplissement de la prophétie était trop évident pour être dit tel quel ; Hugo le figure en encadrant le livre de deux poèmes qui s’inquiètent de la guerre au lieu de crier victoire mais aux titres suffisamment éloquents, Au moment de rentrer en France et La Fin. Depuis, les éditeurs modernes sont aussi perplexes devant (Les) Châtiments que devant Bug-Jargal : quel texte reproduire d’un livre fait pour changer l’histoire et que l’histoire a changé ?

Toutes les autres interventions politiques reproduisent la manœuvre. On connaît le fulgurant « Ce livre est plus qu’actuel ; il est urgent. Je le publie. »assorti d’une note explicative et fallacieuse[41]. En tête de L’Année terrible, un bref texte daté d’avril 1872 avertit : « L’état de siège fait partie de l’Année Terrible, et il règne encore. C’est ce qui fait qu’on rencontrera dans ce volumes quelques lignes de points. Cela marquera pour l’avenir la date de publication […] Le moment où nous sommes passera. Nous avons la république, nous aurons la liberté[42]. » Hugo attendit, avec raison, 1879 pour ajouter le codicille : « Le moment prévu par l’auteur est arrivé. Tous les vers ajournés ont été, pour la première fois, rétablis dans la présente édition[43]. »

L’initiative d’Actes et Paroles enfin s’assimile aux précédentes parce que si elle ne modifie pas les textes reproduits, ou est censée ne pas le faire[44], elle change profondément leur valeur. D’une part, leur publication antérieure s’était le plus souvent produite en des lieux inaccessibles ou qui l’étaient vite devenus (à commencer par Le Moniteur) ; d’autre part, même connus ou devinés, leur regroupement et leur mise en perspective les charge d’un sens neuf. Actes et Paroles donne à la stature politique de Hugo une consistance – sa portée mondiale par exemple – qu’elle n’aurait pas eu sans lui.

Reste que ces cas sont les seuls après l’exil, et que la double publication, plus ou moins factice, y vaut par les circonstances extérieures plus qu’elle n’enregistre le mouvement créateur de l’œuvre. Cette restriction de son emploi s’explique par l’exil lui-même. Il fixe le poète dans une position d’énonciation surplombante et plus que stable, immuable. Il est « celui-là », inamovible « là-bas dans l’île » qu’il refuse de quitter. Sa parole, unique, permanente, répétitive au besoin, doit recouvrir le bruit d’une histoire elle-même arrêtée et captive du trou où elle tombée ; elle ne peut plus épouser le flux des événements du moi et du monde. Son mouvement n’a qu’une direction, la verticale. Pas de voyage terrestre pour Pégase ; il ne va que des étoiles au pré – et retour.

On comprend ainsi les mésaventures de L’Archipel de la Manche – exception qui confirme la règle. Hugo avait écrit pour Les Travailleurs de la mer cette longue digression initiale, tableau familier des îles anglo-normandes qui sont lieu de l’action du roman et refuge du poète exilé. Or, à l’envoi du manuscrit, de sa propre initiative, il suggère, sans en donner les raisons, la possibilité d’une disjonction provisoire : la première édition nue, la seconde avec L’Archipel de la Manche. C’était répéter le retard apporté à la publication de Ceci tuera cela et Hugo lui-même invoque ce précédent : « Plus tard, les Travailleurs de la mer auront leur péristyle : l’Archipel de la Manche, et le livre paraîtra en entier. Il n’aura rien perdu pour attendre. Le même fait, vous le savez, s’est exactement produit pour Notre-Dame de Paris<[45]. » Après une longue discussion[46], Hugo se contenta d’une dédicace au « rocher d’hospitalité et de liberté, […] l’île de Guernesey, mon asile actuel, mon tombeau probable ». Ce n’est qu’en 1883 que L’Archipel de la Manche fut publié, séparément, et, dans le même temps, en tête des Travailleurs de la mer.

Abandon et patience qui s’expliquent. L’absence de l’Archipel de la Manche obscurcissait le sens allégorique du roman où le sacrifice du héros renvoie à celui de l’auteur ; mais sa présence entamait le mystère et les prestiges du lointain exil. Celui-ci demandait des solutions neuves à la contradiction latente entre la durée de l’œuvre et l’instantanéité des livres. Hugo en inventa quatre.

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Autres désynchronisations entre œuvre et livre

L’une, innovation majeure dans la composition des recueils poétiques[47], consiste dans la formation d’un livre qui, lui-même ponctuel, contient le récit, ou plutôt la trace d’une longue expérience. « Vingt-cinq années sont dans ces deux volumes. […] L’auteur a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. La vie, en filtrant goutte à goutte à travers les événements et les souffrances, l’a déposé dans son cœur[48]. » Ce sont Les Contemplations qui, tout à la fois, représentent une vie tout entière vue du « bord de l’infini », comme le font les Mémoires, et résultent de son cours à la manière d’un journal intime – les dates des poèmes sont parfois vraies– ou feignent d’en résulter –elles sont parfois fausses. Le cas n’est pas si isolé qu’il semble. Les Chansons des rues et des bois s’y apparentent, on l’a signalé, par leur composition en deux parties ; L’Année terrible aussi, qui se lit comme le journal poétique de l’année de la guerre et de la Commune. 

 

Les moments successifs d’une parole réunis dans un même livre, telle est la formule des Contemplations ; celle de La Légende des siècles l’inverse : distribution en livres successifs de la même œuvre continuée. Les trois recueils, publiés respectivement en 1859, 1877 et 1883, avec, en sous-titre, « Première série », « Nouvelle série » et, pour la dernière, la seule mention « Tome V et dernier » ajoutée au titre[49], forment eux-mêmes une série unifiée par leur titre commun, leur objet – « l’histoire écoutée aux portes de la légende » – et leur poétique – « Les Petites Epopées ». La préface de 1859 s’en explique longuement :

 

Les personnes qui voudront bien jeter un coup d’œil sur ce livre ne s’en feraient pas une idée précise, si elles y voyaient autre chose qu’un commencement.

Ce livre est-il donc un fragment ? Non. Il existe à part. Il a, comme on le verra, son exposition, son milieu et sa fin. […]

Un commencement peut-il être un tout ? Sans doute. Un péristyle est un édifice. […]

Ce livre […] existe solitairement et forme un tout ; il existe solidairement et fait partie d’un ensemble. […]

Le poème que l’auteur a dans l’esprit, n’est ici qu’entr’ouvert[50]

 

Quoique construit, le livre est inachevé ; quoique clos, il a un avenir. La Nouvelle série en réalise la promesse trop manifestement pour que sa préface y insiste; datée du soixante-quinzième anniversaire de l’auteur, elle s’inquiète pour plus tard : « Le complément de la Légende des siècles sera prochainement publié, à moins que la fin de l’auteur n’arrive avant la fin du livre[51]. » La fin de l’auteur arriva-t-elle avant la fin du livre ? Pouvait-il avoir une fin ou était-il destiné, par construction, à l’inachèvement ? C’est toute la question puisque la dernière série n’a pas de préface et que son titre est ambigu : ce volume devait-il être le dernier ou s’est-il trouvé qu’il le fut ? De là un autre débat entre éditeurs[52] : il n’est pas certain que Hugo ait demandé la recomposition des trois séries dans l’ensemble unique publié en 1883 par Meurice et Vacquerie et dont aucun manuscrit n’atteste l’authenticité.

 

Á première vue Les Misérables sortent de notre propos. Une seule œuvre, un seul texte, un seul livre[53]. Mais il s’ouvre à une pluralité venue d’ailleurs – « des livres de la nature de celui-ci »-, et à une autre, venue de lui-même. D’abord parce qu’il s’en est fallu de peu que le célèbre chapitre  Quel horizon on voit du haut de la barricade ne connaisse le même sort que Ceci tuera cela, Hugo ayant longtemps prémédité, avec l’accord de l’éditeur et non sans renvoyer à ce précédent,  de le réserver pour une seconde édition, très proche de la première[54].  Cette mutation du texte n’eut pas lieu ; mais une autre en tint lieu. S’il n’en fait pas la commande, Hugo approuve et applaudit l’adaptation au théâtre écrite par son fils Charles, première d’une longue série d’autres, appelées par le texte et d’avance autorisées par celle-ci. Surtout enfin Les Misérables résultent de deux campagnes d’écriture, très éloignées dans le temps et de visées différentes voire opposées, et Hugo trouve dans l’écart entre elles – qui est celui de sa vie, de ses opinions et de l'histoire – le moteur et la substance même de l'achèvement et de la révision complète du texte en sorte que Les Misérables sont l'inscription de la durée historique et personnelle de leur écriture[55]. Mais Hugo prend grand soin qu’il n’y paraisse pas ; le lecteur, s’il est sensible au résultat du processus n’en perçoit pas le mécanisme – sauf notes génétiques. Il ignore, par exemple, que Mgr Myriel est de 1846 mais les amis de l’ABC de 1860 et que le progrès sans reniement lisible de l’un aux autres est celui-là même de Hugo entre ces dates. Les spécialistes[56] sont tentés de casser l’œuvre et de confronter les  versions ; tout le  travail de l’auteur fut de les fondre.

Au prix cependant d’une mutation perceptible, elle, au lecteur. Les Misères de 1847 sont un gros roman classique, Les Misérables un texte inassignable, deux fois plus long, une somme, une Bible, une œuvre complète à eux seuls. La fable parcourt la vie d’un homme, le livre – « les livres » serait plus exact –  couvre toute l’histoire du siècle. L’achat des Misérables peut être instantané, pas leur lecture qui fait éprouver, matériellement, la durée de l’œuvre. Le nombre sans doute calculé de ses chapitres, 365, suggère une lecture quotidienne. Les Misérables sont un bréviaire devenu feuilleton – à moins que ce ne soit l’inverse.

 

 

 

Quelque chose d’analogue dans la mise en jeu de la temporalité réelle, mais cette fois du côté de l’auteur, se produit pour les dernières publications de Hugo. Au-delà de 1877, les livres qui paraissent comme nouveautés sont en réalité des recueils de poèmes gardés en portefeuille – Les Quatre Vents de l’esprit (1881/ avant l’exil-1876)- ou des textes antérieurs – Le Pape, (1878/1875),  voire très antérieurs – La Pitié suprême (1879/1857-58), Religions et Religion (1880/1856-58), L’Âne(1880/1856-58), la « Dernière série » de La Légende des siècles (1883/1854-1876), L’Archipel de la Manche (1883/1865). Mieux, le « Testament littéraire » de Hugo ordonne avec succès le lancement d’une longue suite d’inédits : dès le lendemain de sa mort, le Théâtre en liberté et La Fin de Satan (1886) puis Choses vues (1887, « nouvelle série » 1900), un second volume du Théâtre en liberté (1888), Toute la lyre (« première série » 1888, « deuxième série » 1893, « dernière série » 1893),  Amy Robsart et Les Jumeaux (1889), En voyage – Alpes et Pyrénées (1890), Dieu (1891) , En voyage – France et Belgique (1892), Correspondance (1896 et 1898), Les Années funestes (1898), Post scriptum de ma vie (1901), Lettres à la fiancée (1901), Dernière Gerbe (1902). Liste inachevée. Le testament était si impérieux – « Je veux qu’après ma mort […] tous mes manuscrits, sans exception et quelle qu’en soit la dimension, soient réunis et remis à la disposition des trois amis dont voici les noms […] Je les charge de publier […][57] »- et la tâche qu’il imposait si vaste, qu’il recrute jusqu’aujourd’hui de nouveaux exécuteurs de la volonté de Hugo.

Ce geste, qui passe pour cache-misère du tombeau et coquetterie de vieillard voulant persuader d’une fécondité préservée, défi à la vieillesse s’achevant en défi à la mort, mérite plus d’attention. Il amalgame à l’œuvre toutes sortes de textes qui non seulement ne sont pas des livres – certains sont inachevés–, mais sont des avant-texte –notes, fragments, brouillons et même copie s–, ou ne sont pas même des textes du tout –la correspondance, explicitement prévue[58]. Surtout, il dissocie la durée de l’énonciation de l’œuvre de la durée biologique de son auteur et ouvre à l’énonciation de la parole créatrice une temporalité en droit infinie, celle, non pas du « je » − encore moins  du « moi » − mais de ce que les romantiques appellent « l’âme »[59].


[1] Préface à l’édition de 1824 des Odes et Ballades, Victor Hugo, Œuvres complètes, par le Groupe Hugo sous la direction de J. Seebacher et G. Rosa, Robert Laffont, « Bouquins », 1985 et 2002, vol. « Poésie I ». Toutes les références aux œuvres de Hugo seront données, sauf exception, dans cette édition dont on ne répétera que le nom du volume.

[2] La formule est de Hugo : « Il y a aujourd’hui l’ancien régime littéraire comme l’ancien régime politique. » Préface de Cromwell, édition citée, volume « Critique », p. 37.

[3] L’Absolu littéraire, Théorie de la littérature du romantisme allemand présentée par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, avec la collaboration d’Anne-Marie Lang, Editions du Seuil, 1978.

[4] Voir Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, Plon, 1985, p. 136.

[5] Lorsque, pour un projet de la page de titre du poème Dieu, Hugo abaisse modestement le corps pour la typographie  du « par », se rend-il compte qu’il va de Charybde en Scylla ?

[6] De là, au moment même où l’élargissement du public des livres requiert une médiation entre les auteurs et leur public offerte par le développement de la presse, le conflit durable qui oppose les créateurs aux critiques. Il ne s’agit pas de « position dans le champ », mais de la nature du « champ » et, plus exactement, de la communication littéraire : objet d’un marché aux multiples acteurs ou dialogue interpersonnel.

[7] La perspective ici adoptée doit beaucoup aux travaux de Bernard Leuilliot, en particulier à son article « Œuvres complètes – Œuvres diverses » (dans Balzac. L’invention du roman, Colloque de Cerisy 1980, Belfond, 1982) dont tout ce paragraphe s’inspire directement. Voir aussi notre "Chiffres à l’œuvre: l'édition des textes litté­raires publiés en 'œuvres' de 1812 à 1830", dans L'Œuvre-Texte, n° 215 de la R.S.H., 1989/3.

[8] Sans Cromwell, à s’en tenir du moins au catalogue général de la B.N.

[9] Sauf invention géniale comme en ont Chateaubriand, Balzac et, pour Hugo, Jean Massin.

<[10] Implicitement convoqué dans le récit du trouble où Mgr Myriel a été jeté par le spectacle d’une exécution[10], il l’est explicitement au début du livre L’Argot : « Lorsqu’il y a trente-quatre ans le narrateur de cette grave et sombre histoire introduisait au milieu d’un ouvrage écrit dans le même but que celui-ci [note en bas de page : Le Dernier Jour d’un condamné] un voleur parlant argot, il y eut ébahissement et clameur.» ( IV, 7, 1, volume Roman 2,  p. 775).

[11] « Place pour une courte parenthèse. C’est la seconde fois que, dans ses études sur la question pénale et sur la damnation par la loi, l’auteur de ce livre rencontre le vol d’un pain comme point de départ du désastre d’une destinée. Claude Gueux avait volé un pain ; Jean Valjean avait volé un pain .» et « Ce mot, gamin, fut imprimé pour la première fois et arriva de la langue populaire dans la langue littéraire en 1834. C’est dans un opuscule intitulé Claude Gueux que ce mot fit son apparition. Le scandale fut vif. Le mot a passé.» (I, 2, 6, ibid., p.  71 et III, 1, 7,  p. 463)

[12] IV, 10, 2, iid., p. 831.

[13] Napoléon le Petit, V, 4, volume “Histoire”, p. 91.

[14] III, 7, 4, ibid., p. 575.

[15] Fragment de datation conjecturale (1876 ?), V.Hugo, Oeuvres complètes, édition chronologique sous la direction de J. Massin, Le Club français du livre, 1967-1970, vol. XV-XVI/2, p. 875.

[16] Voir en annexe aux Burgraves, édition citée, volume « Théâtre 2 », p. 260.

[17] Ibid., p. 7.

[18] Ibid., p. 152.

[19] Édition citée, volume « Théâtre 1 », p. 541. Les Orientales sont sans doute la «porte presque moresque » mais est-ce l’œuvre entière qui est la « cathédrale gothique » ou Notre-Dame de Paris seulement ?

[20] Édition citée, volume « Roman 3 », p. 347.

[21] Ibid., p. 45.

[22] Édition citée, volume « Roman 1 », p. 277-

[23] Édition citée, volume « Roman2 », p. 2.

[24] Edition citée, volume « Poésie 1 », p. 920.

[25] Encore isole-t-on ici abusivement Actes et Paroles, Jean-Marc Hovasse l’a fait observer à la discussion de cette intervention, des publications qui l’ont précédé : d’une part la série des Douze Discours (Librairie nouvelle, 1851), Treize discours (ibid., id.), Quatorze Discours (ibid., id.) qui  forment une série cumulative, d’autre part ces Œuvres oratoires de Victor Hugo (Bruxelles, J.B. Tarride, 1853) et les Actes et Paroles 1870-1871-1872 (Michel Lévy, 1872) qui préfigurent le monument final et entrent avec lui dans le même processus.

[26] Préface de Cromwell, édition citée, volume « Critique », p. 39.

[27] Édition citée, volume « Roman 1 », p. 4.

[28] Ibid., p. 277-278 pour cette citation et les suivantes.

[29] Ibid., p. 275 pour cette citation et la suivante.

[30] Ibid., p. 401.

[31] Ibid., p. 430.

[32] Ibid., p. 401.

[33] Ibid., p. 491.

[34] Ibid. p. 493 ; de même pour les citations qui suivent.

[35] Ibid., p. 951.

[36] Ibid., p. 877.

[37] Ibid., p. 1292. On peut regretter que nombre d’éditions modernes ignorent cette indication pourtant claire.

[38] Parfois très tard : 1882 pour Angelo et, partiellement, pour Lucrèce Borgia.

[39] Edition citée, volume « Poésie 1 », p. 51. De même pour les citations suivantes.

[40] Edition citée, volume « Poésie 2 », p. 3-4.

[41] Elle dit que « Le manuscrit de 1851 a été fort peu retouché » alors que 23 chapitres se sont ajoutés en 1877 aux 44 existants, modifiant profondément l’aspect et la portée du  livre. (Edition citée, volume « Histoire », p. 154 et 155.)

[42] Édition citée, volume « Poésie 3 », p. 3.

[43] Ibid., p. 1417.

[44] On sait qu’il n’en est rien mais l’édition critique d’Actes et Paroles n’a pas même été abordée. Moins peut-être en raison de ses difficultés techniques déjà considérables –retrouver les originaux et confronter les textes avec des « variantes » par milliers– que d’une aporie de conception : les « chapeaux » qui retracent les circonstances des interventions sont datés, orientés, et il n’est pas certain qu’ils soient tous de Hugo. Faut-il les réécrire ?

[45] Lettre à Paul Meurice, qui penche nettement pour la publication du livre complet, du 11 février 1866, ibid. , p. 759.

[46] Compliquée par le black-out voulu par Hugo sur le texte de L’Archipel de la Manche jusqu’à son incertaine publication, mais surtout par les conditions qu’il met à l’opération : donner gratuitement un tiré à part de L’Archipel aux acheteurs de la première édition, comme cela avait été fait, il le rappelle lui-même, pour la grande préface du Dernier jour d’un condamné.

[47] Elle serait sans aucun précédent si Hugo ne l‘avait ébauchée dans la mise en ordre par périodes successives des  trois premiers livres des Odes et Ballades.

[48] Préface des Contemplations, édition citée, volume « Poésie 2 », p. 249.

[49] J’avais dit « Dernière série » et j’enregistre ici l’utile correction apportée par J.-M. Hovasse au cours de la discussion ; elle ne modifie pas radicalement le commentaire.

[50] Ibid., p. 565-566.

[51] Édition citée, volume « Poésie 3 », p. 185.

[52] Ce débat est désormais clos par le « consensus de la communauté scientifique », comme on dit en sciences dures. Le bon sens y suffit d’ailleurs : la distinction des séries, maintenue par Hugo du début à la fin, ne saurait être remise en cause par le geste éditorial de Meurice et Vacquerie, ses fondés de pouvoir pour l’édition ne varietur et ses exécuteurs testamentaires pour  l’IN et pour toutes les éditions jusqu’en 1950. Ce n’est d’ailleurs pas le seul cas où l’édition des œuvres de Hugo ait eu à souffrir de leur longue autorité légale.

[53] Auquel Hugo programme des modifications à exécuter plus tard, mais mineures

[54] Voir B. Leuilliot, Victor Hugo publie Les Misérables, Klincksieck, 1970, p. 328 et 376.

[55] On a tenté de le montrer dans « ‘L’avenir arrivera-t-il ?’ – Les Misérables, roman du devenir historique », dans Écriture(s) de l’histoire, textes réunis par Gisèle Séginger, Presses Universitaires de Strasbourg, 2005 ou ici même

[56] Gustave Simon le premier, l’un des exécuteurs testamentaires, en publiant Les Misères, Éditions Baudinière, 1927, 2 vol. et nous-mêmes sur ce site.

[57] Edition citée, volume « Politique », p. 1077.

[58] Bien plus, Hugo prévoit la nécessité non seulement d’une intervention extérieure pour classer et organiser, mais même d’une écriture tierce : cela « exigera des notes, des préfaces peut-être, beaucoup de temps et de  travail ». Par là l’œuvre englobe et annexe par avance tout le contenu des éditions, y compris les illustrations, annotations et commentaires.

[59] Le mot n’a pas l’accent spiritualiste qu’on croit –en tout cas moins que celui d’ « esprit » employé par François Mitterrand pour dire à peu près la même chose dans son dernier message de voeux ; la résurrection des corps, article de foi aujourd’hui oublié, imprégnait encore l’imaginaire et le vocabulaire.