Guy Rosa : Note sur le Ruy Blas mis en scène par Christian Schiaretti (TNP de Villeurbanne, janvier 2012)

Communication au Groupe Hugo du 28 janvier 2012
Ce texte peut être téléchargé, dans la mise en page de son auteur, au format pdf.


L'accueil plutôt favorable fait à cette mise en scène par l'ensemble de la critique, hugoliens compris, a de quoi surprendre.

Car la mise en scène procède à une vraie trahison du texte, analogue dans son principe à celle qui affectait le Mille Francs de récompense de Laurent Pelly, mais plus nette, plus vigoureuse, et plus nettement politique.

Elle passe par la dénaturation des héros « positifs », Ruy Blas et la Reine – au moins par leur affaiblissement ; affaiblissement ou dénaturation de l'être individuel de chacun et du lien entre eux qui est à la fois personnel et politique (Ruy Blas personnifie le peuple et la Reine, l'Espagne elle-même).

On peut mettre en cause le choix des acteurs (Reine nunuche et dépourvue de toute majesté : Plus belle la vie à l'Escurial ; Ruy Blas sans prestance ni séduction – c'est pas Gérard Philippe – mais privé aussi de toute sincérité, de toute intériorité. On peut mettre en cause leur interprétation – surtout  pour ce Ruy Blas dont on se demande s'il est tout à fait sain d'esprit. C'est ce qu'ont fait la plupart des critiques ; je ne les suis pas. La faiblesse des acteurs n'est pas en cause ; ils ne font rien d'autre que ce qu'on leur a dit de faire – prendre le contre-pied du personnage tel  que bâti par le texte et confirmé par la tradition de l'interprétation – et il leur faut, bien au contraire, un bon talent pour que ce suicide n'aboutisse pas à l'effondrement de tout le spectacle (encore qu'on n'en est pas loin : le spectacle ne se maintient que par Salluste, Don César et, dans une moindre mesure, Guritan).

Je me contenterai donc d'observer quelques procédés par lesquels on voit la mise en scène casser les personnages, rendre leur être absurde, leur discours incompréhensible, sans portée, inutile.

Ce sont:

 

1. L'obligation faite à l'acteur Ruy Blas de dire assis sa première grande tirade. Elle définit son être : éducation et ambition intellectuelle pour soi et pour l'Espagne (les « projets ») ; sentiment de l'abjection de la servitude de son état de valet – accepté sous la pression de la « faim » ; amour de la Reine. Au moment même où le personnage se dresse pour se dire (Annie Ubersfeld a écrit des choses sur ce « Je suis » qui sature la parole de tous les héros du théâtre de Hugo) , l'acteur doit rester assis et loin de son ami-frère. Son discours est contredit par cette gestuelle ; on ne l'entend simplement pas.

 

2. Même technique pour le grand monologue de la Reine (II, 2) : discours amoureux mais aussi discours plaintif-émerveillé de victime reconnaissant son sauveur. Il est dit à terre, dans des tortillonnages corporels absurdes (la reine n'est ni bien sensuelle ni du tout mystique) qui le rendent inaudible.

 

3. L'affaiblissement de la grande tirade du « Bon appétit » n'est pas moins évident ; il passe (outre un jeu de costumes inversant les couleurs – noir pour les Conseillers et or pour Ruy Blas) par le jeu de scène qui fait du monologue un discours écrit et lu par Ruy Blas. Donc, sinon tout à fait une leçon apprise, du moins le contraire de l'expression d'une intériorité et d'une sincérité – sans compter l'incompétence induite par la lecture d'un papier. Ce lessivage est efficace ; il ne reste rien du « Bon appétit Messieurs ! »

 

4. Plus scandaleux encore, car le texte n'est plus là affaibli mais explicitement contredit,  le geste, donné à Ruy Blas dès avant l'entrée en scène de Salluste, de ranger un tabouret et ramasser les papiers au sol. Salluste n'aura pas à insister pour reconduire Ruy Blas à sa condition : se consacrant aux tâches ancillaires même sans qu'on le lui demande, il est valet dans l'âme. Du coup, bien sûr, la vraie violence faite au héros par Salluste disparaît. Pas de dialectique du maître et de l'esclave ; pas de combat entre la parole de la nation et celle de la caste ; la question est résolue d'avance ; les discours de Ruy Blas sont du pipeau et sa souffrance personnelle (celle aussi de l'Espagne asservie) nulle.  On est loin, très loin, des larmes de Frédérick Lemaître.

 

5. Inadmissible enfin le geste donné à la Reine,  juste avant que Ruy Blas lui dise « Fuyez », de s'enfuir précisément : elle ramasse la lettre, son manteau et se dirige vers la sortie. Encore une qui, amour ou pas, ne veut pas d'ennuis. La didascalie est à ce moment exact : « Ruy Blas, tenant la Reine embrassée et levant les yeux au ciel ».

 

6. Et puis, pour faire bonne mesure, on emprunte à Vitez son ciel étoilé puisqu'il est évident qu'à la mort de Ruy Blas, la nuit est claire sur l'Espagne, sans un nuage.

 

La supériorité de Salluste est la  conséquence de ce consciencieux dézingage du couple héroïque. Non celle de l'acteur seulement mais de sa position : elle est réaliste, c'est-à-dire adéquate à la réalité, bien plus elle a de la grandeur. Car, chacun le sait, le succès, la réussite, l'ambition et l'énergie qu'elle donne pour détruire ce qui s'oppose à elle, ont leur grandeur ; et il faut du courage pour s'affranchir de la morale commune.

Le sens de Ruy Blas en  est profondément dénaturé, plus exactement contredit. Le spectacle de C. Schiaretti dit que la cupidité, le cynisme, l'arrogance des Grands ont la toute puissance au sens propre : qu'ils ne trouvent rien devant eux. Hugo dit le contraire, qu'ils ont devant eux  ce qu'ils piétinent : le peuple (valets et suivantes) et particulièrement, dans le peuple, les femmes, à qui revient et incombe désormais tout ce qui a valeur –l'amour, l'honneur, la fraternité, l'intérêt de l'Etat, la grandeur historique… Ils ont aussi tout cela devant eux comme une résistance et une menace. Actuellement sans succès (sinon minime et provisoire sur Guritan, autre version déchue de l'ancienne aristocratie) mais pas pour toujours ;  l'assassinat de Salluste est revendiqué sinon comme acte révolutionnaire anticipé, du moins comme justice faite –ce qu'entérine le pardon de la Reine et sa reconnaissance de l'identité vraie de Ruy Blas.

A dire vrai, la leçon politique immédiate de Ruy Blas est assez raide : fort peu réformiste –impossible de compter sur la neutralité voire la passivité des Grands- et passablement terroriste (au grand sens de 93) : mieux vaudra commencer, la prochaine fois, – on sait bien qu'il y en eut une, – par mettre Salluste hors d'état de nuire et se prémunir contre son retour.

 

Le texte d'Olivier Bara joint au programme est parfaitement exact : « un peuple figuré par un laquais déguisé en ministre, hésitant entre l'indignation théâtrale, le populisme autoritaire et la rêverie titubante ». Du moins le serait-il s'il ne qualifiait ainsi que le spectacle de Schiaretti. L'ennui, c'est que cette qualification est introduite par la formule : « Qu'a à nous dire Ruy Blas en 2011. »

Il me semble que le Ruy Blas de Hugo dit autre chose de la souveraineté populaire asservie : que c'est là une souffrance tragique et intolérable et non un petit déchet historique que Salluste a bien raison de balayer du pied.

 

Note. Pour comprendre ce que signifie, en 1838, l'état de laquais donné au héros, il n'est pas inutile de se référer à ce passage de l'Histoire socialiste, t. 10, La République de 1848 à propos de l'article 1781 du Code civil. Il régissait, en l'excluant de fait, la discussion en justice des salaires : « Le maître est cru sur son affirmation  pour la quotité des gages, pour le paiement du salaire de l'année échue, et pour les acomptes donnés pour l'année suivante. » « C'était, dit l'Histoire socialiste, l'ouvrier mis à la discrétion de la bonne foi du patron et tenu à son égard dans un état flagrant d'inégalité devant la loi. » L'article fut discuté, sans succès, à la Constituante aux premiers jours de juin 1848. « Mais, à la Législative, poursuit l'Histoire socialiste, Nadaud, l'ancien maçon, reprit avec énergie et compétence  la campagne contre cet article 1781 qui lésait la dignité plus encore que les intérêts des ouvriers. […] On maintenait partout énergiquement ce mot maître qui assimilait les ouvriers aux domestiques, et qui, alors, en Angleterre comme en France, était repoussé par le prolétariat comme une injure. »

 

Le temps n'était pas encore venu des « services à la personne ». La dépendance, sinon la sujétion, des domestiques valait indignité –du moins pour les hommes, les femmes y étant de toute manière réduites dans le mariage et la famille. Rappelons que pour toutes les élections durant la Révolution, les étrangers résidant en France eurent le droit de vote (sans condition de durée de leur séjour) mais ni les femmes ni les domestiques, leur suffrage étant réputé assujetti à celui de leurs époux, pères ou maîtres.

Le statut du domestique, en 1838, est sensiblement inférieur, toutes choses égales d'ailleurs, à celui d'un actuel travailleur immigré sans papiers. Si l'on n'en tient pas compte, on ne comprend pas grand-chose à la tirade de I, 3 :

 

J'ai ramassé du pain, frère, où j'en ai trouvé :

Dans la fainéantise et dans l'ignominie.

 

et pas non plus à la note d'A. Ubersfeld (dans l'édition Bouquins) à ce vers : « Une déchéance parallèle à la prostitution des femmes. »

Bref, Ruy Blas est plus proche de Marion De Lorme ou de la Tisbe que de l'ouvrier Gilbert. Qu'il devienne ministre est en soi grotesque, et qu'il soit aimé de la Reine,  très profondément perturbant, pour les esprits du temps, car la Reine n'a rien d'une Marie Tudor ni Ruy Blas d'un Fabiani[1].


[1] Sur le rapport entre Marie Tudor et Ruy Blas voir l'article d'A. Ubersfeld "Peuple et histoire dans le théâtre de Victor Hugo" reproduit sans Galions engloutis, P. Frantz, I. Moindrot et F. Naugrette éd., PU de Rennes, 2011.