Marie Perrin : L'art de la Préface chez Hugo

Communication au Groupe Hugo du 30 mai 2015
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           Cette communication fait suite aux recherches effectuées dans le cadre de la rédaction de l’entrée « Préface » du Dictionnaire Victor Hugo[1]. On aurait pu croire que ce travail ne relèverait que d’une « synthèse de synthèses », à tort ; il n’existe en effet, à l’exception d’un article de fond de Guy Rosa sur le principe de « liaison par préfaces »[2], aucun autre ouvrage ou article de synthèse sur la préface chez Hugo ; seule Myriam Roman a étudié l’ensemble des préfaces romanesques[3]. Les études ponctuelles sur telle ou telle préface (et notamment les plus célèbres, celle des Orientales ou la Préface de Cromwell[4]) abondent, de même que les travaux portant sur les Préfaces du 19e siècle en général[5], ou encore sur la poétique de la préface[6] (à la suite des travaux structuralistes) ; mais les travaux de recherche synthétiques portant sur la préface des pièces de théâtre et des recueils poétiques, et les travaux généraux sur la préface chez Hugo sont ànotre connaissance.

            Nous sommes parti de trois interrogations :

1) Peut-on parler d’une poétique de la préface chez Hugo, tout genre confondu ?  Car, on le sait, la poésie, le théâtre et le roman font appel à des situations énonciatives distinctes.

2) Que doit-on conclure et comprendre des critiques unanimes de l’époque sur le ton arrogant et dogmatique des préfaces hugoliennes ? Comment nuancer de telles assertions ?

3) Derrière une très grande hétérogénéité formelle, quelle évolution historique et quels points communs permettraient de distinguer une poétique de la préface propre à Hugo ?

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         La préface, on le sait, fait appel à des situations énonciatives distinctes en fonction des genres qu’elle introduit, et Hugo, en parfait rhéteur, ne manque pas de s’inscrire dans les codes respectifs de l’époque. Le genre théâtral est le lieu où l’on se crée un nom de chef d’école dans les années 1820 (Cromwell date de 1827) et sa préface joue le rôle d’une tribune politique, notamment, pour Hugo, en raison de la censure qui le frappe : la préface du genre théâtral l’amène donc plus nettement à prendre part dans les combats politiques du moment, comme en témoigne la préface de Marion de Lorme, qui revient longuement et presque exclusivement sur « l’admirable révolution de 1830 » et ses conséquences sur la liberté de la culture[7]. D’un point de vue formel, on peut également noter qu’une des spécificités énonciatives de la préface au théâtre est sa fonction presque toujours rétroactive, le cas particulier des pièces injouables comme Cromwell excepté.

            Enfin, dans ce type de préface, Hugo justifie a posteriori son travail en fonction de deux paramètres essentiels, liés au genre théâtral. Le premier concerne les sources dont l’auteur se réclame[8] : Hugo semble se soumettre aux exigences du genre et multiplie ainsi les références plus ou moins ironiques aux classiques comme dans la préface de Ruy Blas, où, pour définir le drame, il l’inscrit dans l’héritage de Shakespeare, « donnant à Corneille la main gauche et à Molière la main droite. »[9] Cela est lié à la spécificité de la création théâtrale en France, qui s’inscrit dans une tradition, par rapport à laquelle elle se définit essentiellement « comme une tentative de réactualisation »[10]. Ce second paramètre repose sur la pertinence et l’originalité avec laquelle les auteurs se réapproprient l’héritage : Hugo, comme un Corneille, montre dans ses préfaces théâtrales de quelle manière il a procédé. Ainsi, situant son Ruy Blas dans le prolongement de la comédie et de la tragédie, il distingue trois espèces de spectateurs (la foule, les femmes, les penseurs) et revendique comme apport personnel sa capacité à synthétiser ces divers aspects, puisque le drame réunit le mélodrame, destiné au foule, la tragédie associée au public féminin et la comédie qui est le propre des penseurs par sa peinture de l’humanité. Mais là où Hugo excelle, c’est dans la déférence ironique vis-à-vis des préfaces classiques, comme dans la préface à Lucrèce Borgia (1833). Il prend ces dernières à témoin pour mieux s’en démarquer : « Corneille et Molière avaient pour habitude de répondre en détail aux critiques que leurs ouvrages suscitaient, et ce n’est pas une chose peu curieuse aujourd’hui de voir ces géants du théâtre se débattre dans des avant-propos et des avis au lecteur sous l’inextricable réseau d’objections que la critique contemporaine ourdissait sans relâche autour d’eux. L’auteur de ce drame ne se croit pas digne de suivre d’aussi grands exemples. Il se taira, lui, devant la critique. Ce qui sied à des hommes pleins d’autorité, comme Molière et Corneille, ne sied pas à d’autres (…). »[11]

            La préface en poésie se caractérise quant à elle par l’énoncé d’une parole personnelle de l’auteur (les Contemplations sont en cela tout à fait représentative en tant que « Mémoires d’une âme »[12]), qui installe le lecteur en miroir de lui-même (« Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y »[13] ): il est le « frère » de l’auteur, selon une logique qui court de Marot à Baudelaire. L’auteur se présente non comme technicien de l’art mais comme un homme parmi d’autres, symbole de tous les autres, et Hugo s’inscrit parfaitement dans ce schéma humaniste : « Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! »[14]. La fonction d’évidence de l’acte poétique ne requiert aucune autre forme d’autorité que soi-même et se manifeste comme un pouvoir impérieux : l’image végétale apparaît alors comme symbole du livre – ainsi dans la Préface de La Légendes des siècles, « l’arbre, commencement de la forêt »[15]. Autre caractéristique : depuis les Odes, la préface poétique se caractérise par le « grand style » et les enjeux de civilisation.

            Pour le  roman, la situation d’énonciation est encore différente et relève du changement de statut du genre, qui passe, on le sait, d’un statut mineur à un statut majeur et dominant : contrairement au 17e et 18e siècle, où il devait justifier son existence en démontrant sa moralité ou en assumant sa frivolité, à partir du 19e siècle, le rapport se modifie : le « roman est désormais à ce point considéré comme un témoignage sûr de la réalité physique et matériel qu’il est loisible aux romanciers de s’afficher hautement en avant-propos, sous le masque avantageux de l’enquêteur, du greffier, de l’historien, et dénoncer leurs ambitions moralisatrices et didactiques, sans craindre apparemment d’affaiblir leurs propos. »[16] Hugo peut ainsi annoncer que son Dernier jour d’un condamné « n’est autre chose qu’un plaidoyer direct ou indirect, comme on voudra, pour l’abolition de la peine de mort. »[17] Ainsi au 19e siècle, chez Hugo comme chez Balzac, Sand, Maupassant ou Zola, la Préface romanesque devient souvent le lieu où on peut énoncer des principes généraux et des méditations sur l’art et la société (la préface n’a plus à soutenir « l’adhésion à la fiction »)[18].

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      Reste que chez Hugo des lignes de fond transcendent le clivage des genres et singularise sa pratique de la préface par trois points : le ton, dogmatique et cassant, ressenti par ses contemporains comme excessif par rapport aux conventions d’époque ; la juxtaposition des préfaces qui témoigne d’un rapport particulier au temps ; enfin ce que Guy Rosa a nommé la pratique de la « liaison par préfaces ».

            Le ton particulier des préfaces, qui témoigne avant tout de la liberté souveraine de l’auteur, fédère les critiques de l’opposition au romantisme[19]. Ainsi Vinet, dans ses Études sur la littérature française au XIXe siècle, constate qu’on « ne lit point sans quelque impatience ces préfaces où l’on voit le poëte s’embarrasser dans les longs plis de la robe du pédagogue, et où les prétentions du philosophe socialiste font concurrence à celles du novateur littéraire. »[20] Un collaborateur de La Revue de Paris évoque  le « dédain martial et cassant » : « Ce n’est pas, il est vrai, un humble solliciteur de conseils, intéressant chaque critique à son œuvre en changeant un hémistiche pour l’amour de vous, un vers tout entier pour l’amour de moi. Son dédain va jusqu’à se moquer de moi et de vous dans ses préfaces, qui ne sont plus des plaidoyers apologétiques en faveur du poète, comme celles de l’ancien régime classique, mais d’énergiques protestations qui se résument par la signature dont il a menacé un jour ses contrefacteurs : Hierro ! Tous les exemplaires d’Hernani portent ce mot espagnol, qui signifie fer.  A vous, messieurs les Aristotes en frac et en chapeau rond, d’essayer si vos dents peuvent mordre sur ce métal »[21]. Hugo était sensible à cette critique récurrente qui lui était faite, et il constate, dans les années 1827-1830,  « Je ne sais pas l’art de faire mettre une préface à genoux »[22]. Cette idée revient dans la préface de Lucrèce Borgia[23] : « D’ailleurs, il n’y a peut-être que Corneille au monde qui puisse rester grand et sublime, au moment même où il fait mettre une préface à genoux devant Scudéry ou Chapelain ».[24] Toutes ces préfaces ont ainsi comme point commun une tendance à l’assertion dogmatique.

            Cette caractéristique des préfaces hugoliennes est certes liée à la personnalité de l’auteur, mais aussi à une nouveauté caractéristique du 19e siècle concernant la poétique de la préface : celle-ci devient polémique et non un texte cérémonieux, un simple morceau d’éloquence renvoyant à un passage obligé. De manière générale, Hugo, comme Vigny, comme les grands romantiques, a un ethos dominant qui consiste dans l’affirmation ou la conquête d’une posture légitime, avec une attitude surplombante par rapport à la « foule »[25], posture riche en mots d’ordre : « toute œuvre est une action »[26] écrit Hugo dans Lucrèce Borgia, se posant en conducteur de peuples et non plus en simple trublion. D’où des préfaces « manifestes » jouant un rôle majeur dans le débat littéraire, notamment à partir du Cinq mars de Vigny. Et là encore, Hugo se distingue et donne le ton. Edouard D’Anglemont, considère ainsi la préface de Cromwell comme la « reine mère des Préfaces »[27].. Avant que le mot de « manifeste » ne devienne courant pour désigner des prises de position esthétiques publiques, c'est longtemps à des préfaces qu’a été alloué le premier rôle dans le débat littéraire. La constante dimension pré-manifestaire des préfaces hugoliennes finira d’ailleurs par se révéler de manière explicite dans William Shakespeare, considéré par Hugo comme étant « le manifeste littéraire du xixe siècle » en 1864 : or, on le sait, Hugo l’a d’abord conçue comme une longue préface destinée à présenter la traduction des œuvres de Shakespeare par son fils – préface autonomisée par sa publication sous forme de livre – tout comme l’avait été la Préface de Cromwell par sa longueur. Hugo est donc vite reconnu comme le promoteur de nouveaux types de préface à considérations générales sur l’art, et on lui reprochera de ne jamais faire « la préface pour le livre, mais le livre pour la préface »[28].

            La préface hugolienne, tout genre confondu, semble donc, à partir de 1830, renvoyer à l’explicitation claire du projet de l’auteur, fixant de manière univoque le sens de l’œuvre à grand renfort d’antithèses et autres « ficelles » rhétoriques, dans une posture de « pédagogue » reprochée par ses détracteurs. Il s’agirait d’une préface « mode d’emploi » qui devrait donner une lisibilité à ce qui n’en a pas d’emblée, la création littéraire, et permettrait d’assurer au texte une bonne lecture, fonction cardinale selon Genette. Mais trois pratiques de Hugo s’opposent à cette interprétation car comme souvent chez Hugo, la simplicité grandiose du ton est un trompe-l’œil et nécessite d’aller au-delà des déclarations de principe en comparant les différents textes de l’époque.

            Il faut ainsi rappeler que Hugo ne nuance pas au sein d’une même œuvre, mais en en publiant plusieurs qui abordent la même idée sous un angle différent[29]. Par exemple la préface péremptoire de Lucrèce Borgia, publiée en 1833, insiste sur le rôle moralisateur de l’art, alors que « But de cette publication », daté de l’année suivante et publié dans Littérature et philosophie mêlée, souligne l’autonomie de l’art, qui doit être à soi-même « son propre but » et qui n’édifie que « chemin faisant », « sans se détourner »[30].

            Autres pratiques, communes à tous les genres littéraires, et nuançant le ton péremptoire des préfaces : leur juxtaposition au sein des différentes rééditions. En effet, Hugo choisit de faire figurer ses préfaces à la suite les unes des autres, la dernière n’annulant jamais la première, montrant ainsi qu’elles font partie intégrante désormais de l’histoire de l’œuvre. L’exemple le plus connu est celui des Odes, œuvre qui ne contient pas moins de cinq préfaces (1822, 1824, 1826, 1828, 1853) remettant la vie de l’auteur en perspective ; la préface de juillet 1853, datée donc de l’exil, revendique fièrement ces œuvres poétiques royalistes qui témoignent de l’évolution d’une vie, de l’ascension « de l’erreur à la vérité » ; pour Hugo c’est un orgueil légitime de montrer « ces odes royalistes d’enfant et d’adolescent à côté des livres démocratiques de l’homme fait » : on a bien ici une volonté de juxtaposition propre à Hugo pour montrer la totalité d’une vie « à côté » (« cette fierté est permis, nous le pensons, surtout lorsque, l’ascension faite, on a trouvé au sommet de l’échelle de lumière la proscription, et qu’on peut dater cette préface de l’exil »[31]).

            À cette pratique de juxtaposition des préfaces s’en ajoute une autre que Guy Rosa nomme « liaisons par préfaces ». Ainsi la préface de Ruy Blas n’évoque-t-elle pas une œuvre, mais deux : « Et puis qu’on nous permette un dernier mot, entre Hernani et Ruy Blas deux siècles de l’Espagne sont encadrés […]. Dans Hernani, le soleil de la  maison d’Autriche se lève ; dans Ruy Blas, il se couche. »[32] Les Burgraves s’appuient sur un livre antérieur : « L’auteur des pages qu’on va lire était déjà préoccupé par ce grand sujet […]. La portion du public qui veut bien suivre ses travaux avec quelque intérêt a lu peut-être le livre intitulé Le Rhin […]. »[33] Dans Hernani, c’est le contraire, l’œuvre en annonce d’autres à venir : « Hernani n’est jusqu’ici que la première pierre d’un édifice qui existe tout construit dans la tête de son auteur, mais dont l’ensemble peut seul donner quelque valeur à ce drame. Peut-être ne trouvera-t-on pas mauvaise un jour la fantaisie qui lui a pris de mettre, comme l’architecte de Bourges, une porte presque moresque à sa cathédrale gothique ».[34] On pourrait multiplier les exemples. Les romans, « moins concentrés dans le temps que les pièces et dénués de parenté formelle reconnaissable entre eux »[35], proposent des réseaux plus vastes, qui sont parfois démentis par le temps. Quatrevingt-Treize  se contente d’une suite possible déduite de son sous-titre : « Premier récit – La guerre civile » ; la préface de L’Homme qui rit l’a fait entrer dans une trilogie programmée : « Le vrai titre de ce libre serait l’Aristocratie. Un autre livre, qui suivra, pourra être intitulé la Monarchie. Et ces deux livres, s’il est donné à l’auteur d’achever ce travail, en précéderont et en amèneront un autre qui sera intitulé : Quatre-vint-treize. »[36] Guy Rosa montre que cet usage, qui inscrit l’œuvre dans un schéma plus large et établit des passerelles d’un ouvrage à l’autre, permet, pour la voix romantique qui se veut totalisatrice, de « lutter contre la fragmentation inévitable de l’œuvre en livres distincts et contre l’impersonnalité de l’imprimerie », en corrigeant « la fragmentation induite par la publication ».

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  Mais l’étude de ces pratiques communes, qui transcendent les genres, ne saurait être complète sans l’étude de l’hétérogénéité formelle de ces préfaces et la compréhension de leur évolution historique. En effet la préface chez Hugo peut aussi bien revêtir la forme d’une « note » (dans la deuxième préface pour Han d’Islande), que d’une pièce de théâtre (« Une comédie à propos d’une tragédie », dans la deuxième préface du Dernier jour d’un condamné) ; elle peut aussi, on l’a vu, s’apparenter plus clairement à un manifeste (Les Orientales, Cromwell), ou bien revêtir la forme d’un poème : Les Chants du crépuscule ont une double préface, la préface proprement dite, puis « un prélude », défini par Hugo dans la préface comme « quelques vers placés en tête de ce volume » pour « indiquer la pensée qu’il contient. Le prélude explique les chants » ; le rôle de la préface tend ainsi à être dévolu au texte littéraire même. Cette hétérogénéité formelle se voit également dans sa longueur, tout à fait variable, allant du manifeste copieux (Cromwell) d’une trentaine de pages à l’unique phrase des Misérables, jusqu’à sa quasi-disparition à partir de la fin de l’exil (dans un roman comme Quatrevingt-Treize). Autre différence majeure, celle du ton : la préface d’un roman comme Han d’Islande, ironique et virtuose, à la manière du 18e siècle, n’a pas grand chose à voir, de prime abord, avec les assertions plus dogmatiques d’un roman comme Les Misérables.

            Or cette hétérogénéité formelle est liée à leur date de composition et correspond à une évolution historique. On relève un point de bascule aux alentours de 1830, lié semble-t-il à une nouvelle manière d’envisager le lecteur de la préface. Car si cette dernière a pour usage de fixer une matière et une manière, elle veut aussi fixer, Genette le rappelle, un lecteur : et on assiste chez Hugo au passage d’une préface virtuose, qui s’adresse avant tout aux critiques littéraires, à une préface qui s’en désintéresse pour s’adresser uniquement au « lecteur Peuple » qui reste à construire. Avant 1830, on note dans ce péritexte une place particulière accordée aux critiques, que ce soit dans le théâtre d’avant l’exil (Lucrèce Borgia), dans l’introduction de la préface des Orientales ou dans Han d’Islande. Le ton est provocateur, plein de morgue pour mieux témoigner de la liberté toute puissante de l’auteur. Mais dès ce moment, l’auteur en appelle avant tout au lecteur et au spectateur pour contrer les critiques, notamment au théâtre (c’est l’œuvre qui doit répondre aux critiques, non la préface).

            Puis le ton change progressivement, aux alentours de 1830 (on le voit dans les différentes préfaces de Han d’Islande notamment). Hugo semble se désintéresser des critiques littéraires, pour adopter une position de magister qui s’adresse directement au peuple, ignorant les critiques. L’auteur procède ainsi comme d’autres écrivains démocratiques de son temps (Sand fera de même). C’est la posture prophétique, qui était plutôt l’apanage des préfaces poétiques, qui tend à devenir la norme de toutes les préfaces. C’est très net dans le genre romanesque où l’usage hugolien de la Préface connaît un tournant après la Révolution de Juillet, dans les années 1831-1833 : les deux préfaces successives de Han d’Islande (janvier et avril 1823) sont très représentatives de la mode de l’époque, et uniques dans l’œuvre romanesque de Hugo par leurs tons, leur anonymat, leur longueur et leurs rhétoriques : d’inspiration dix-huitiémiste, sur le modèle de Stern, elles  s’attaquent, de manière à la fois ludique, virulente et férocement ironique, aux critiques que rencontrent encore le roman comme genre à cette époque (l’auteur avoue avoir « reconnu toute l’insignifiance et toute la frivolité du genre à propos duquel il avait si gravement noirci tant de papier »[37]) ainsi qu’aux pratiques éditoriales de ce temps. Hugo montre qu’il sait user avec brio des outils rhétoriques traditionnels. Mais la troisième Préface, contemporaine de l’édition de Notre-Dame de Paris, en 1833, prend quant à elle ses distances avec ce « livre de jeune homme, et de très-jeune homme ». Car la fantaisie rhétoriquement brillante et narquoise du péritexte, représentative de l’écriture de l’œuvre, n’est plus de mise, un tournant a eu lieu.

            Dès Bug-Jargal et Le Dernier Jour d’un condamné, on note une continuité et une rupture. Continuité dans le rapport entre auteur et lecteur, et dans la fantaisie de l’avant-propos du Dernier Jour, rupture dans le sérieux assumé des enjeux. La préface romanesque assume désormais sans faux-semblant la fonction « d’instruction » du roman, d’où le divertissement, pour reprendre les catégories d’Horace, semble exclu. Hugo s’inscrit ainsi dans le mouvement du siècle qui va faire progressivement du roman le lieu d’ambition didactique ou idéologique assumée. La poétique de la Préface s’en trouve donc par conséquent modifiée. L’auteur, par les préfaces, et notamment celle du Dernier Jour, s’implique personnellement et présente son œuvre comme issue d’une idée, d’un combat : ce livre « n’est autre chose qu’un plaidoyer direct ou indirect, comme on voudra, pour l’abolition de la peine de mort. »[38] Il ne s’agit encore que d’une possibilité (qu’il met en parallèle avec la présence du topos du manuscrit trouvé, mais la ficelle est tellement usée qu’elle ne met que mieux en valeur le véritable enjeu de l’œuvre : l’implication personnelle de l’auteur).

            La préface de Notre-Dame de Paris inaugure ensuite le style qui sera aussi celui des préfaces des romans de l’exil : dense, lapidaire, dogmatique, sans ironie ou fantaisie, au ton affirmatif et péremptoire, aux formules bien frappées (« ananke », « c'est sur ce mot qu’on a fait ce livre »), recentrées autour de grands thèmes hugoliens : la préface est entièrement conçue pour faire corps avec un roman qui fait acte de civilisation (en l’occurrence pour Notre-Dame de Paris, acte de mémoire), et rejoint de ce fait, par son style, la position énonciative des préfaces poétiques. Ce n’est pas un hasard si la troisième préface de Han d’Islande, qui prend ses distances avec le style des deux premières, est rédigée à cette époque, de même que la seconde préface de Bug-Jargal (24 mars 1832) qui recentre les enjeux de cette œuvre initialement publiée en 1825 : c'est un « immense sujet » une « lutte de géants, trois mondes intéressés dans la question : l’Europe et l’Afrique pour combattants, l’Amérique pour champ de bataille »[39].

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            On le voit, il est difficile pour le critique de distinguer chez Hugo trois styles de préfaces en fonction des trois grands genres littéraires qu’il pratique. La préface romanesque chez Hugo est représentative de l’éclatement des frontières génériques et se coule dans la position énonciative qui caractérise les recueils poétiques, dans la mesure où cette dernière est caractérisée depuis les Odes par le « grand style » et les enjeux de civilisation. Dans Les Misérables, on sent encore un relent d’autojustification : «… tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles ». Mais les préfaces des romans suivants, Les Travailleurs de la mer et L’Homme qui rit sont tout entières affirmatives et volontaires, comme en témoignent leurs attaques respectives : « La religion, la société, la nature ; telles sont les trois luttes de l’homme » ; « De l’Angleterre tout est grand, même ce qui n’est pas bon, même l’oligarchie ». Quant à Quatrevingt-Treize, il est le seul roman à se suffire à lui-même, sans préface. Il est le dernier roman de Hugo, l’aboutissement d’un long processus, à la fois poétique et politique. Désormais, le roman n’a plus à faire ses preuves et l’auteur n’a plus à justifier son projet de civilisation et d’écriture, il est en quelque sorte « auto-suffisant », incluant en lui-même son propre commentaire. Hugo rejoint ainsi indirectement sur ce point l’évolution de la poétique romanesque dans le siècle, qui aboutit, dans le roman contemporain, à la disparition de la préface.


[1] Sous la dir. de Claude Millet et David Charles, en préparation pour les éditions Classiques chez Garnier.

[2] Guy Rosa, « Parole et livre : comment Hugo publie », communication au Groupe Hugo du 6 février 2010, mis en ligne sur le site du groupe, et publié dans Promenades et souvenirs - Mélanges offerts à Gabrielle Chamarat, Cahiers RITM de l'Université Paris-Ouest Nanterre, 2009.

[3] Voir Myriam Roman, Victor Hugo et le roman philosophique. Du « drame dans les faits » au « drame dans les idées », Paris, Champion, 1999.Nous reprendrons en partie ces analyses.

[4] Il faut à ce titre, en ce qui concerne le théâtre, consulter les articles d’Anne Ubersfeld et son ouvrage de référence, Le Roi et le bouffon, ou bien encore des articles de Florence Naugrette comme « Publier Cromwell et sa préface : une provocation fondatrice », publiée en version numérique sur le site du groupe Hugo, ou un article comme celui de Pierre Laforgue : « Hernani/Ruy Blas : d’une préface à l’autre », publié lui aussi sur le site du groupe Hugo. La liste n’est pas exhaustive.

[5] Un travail à consulter : Préfaces et manifestes du 19e siècle, textes réunis par José-Luis Diaz, Revue des Sciences humaines, n°295, nov. 2009.

[6] Voir par exemple L’Art de la Préface, sous la dir. de Philippe Forest, Éditions Cécile Defaut, coll. « Horizons comparatistes », 2006, Nantes. On consultera notamment l’Avant-propos de Philippe Forest, p. 9-10 et l’article de Pierre Masson, « Marginalité de la Préface auctoriale », p. 11-23.

[7] Préface de Marion de Lorme, Œuvres complètes, éd. établie sous la dir. de Jacques Seebacher assisté de Guy Rosa, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 15 vol., 1985-1991. Sauf indications contraires, toutes nos références sont données dans cette édition, vol. théâtre 1, p. 683.

[8] Ce que Pierre Masson assimile à la fonction référentielle de Jakobson, qui situe l’œuvre par rapport au monde dont elle s’inspire ou « à la littérature antérieure qu’elle prolonge (ou pas) », art. cit., p. 14.

[9] Préface de Ruy Blas, vol. théâtre 2, p. 4.

[10] Pierre Masson associe cela à la fonction poétique de Jakobson, dans la mesure où elle précise le sens de l’œuvre et l’apport personnel de l’auteur, voir art. cit., p. 14.

[11] Préface de Lucrèce Borgia, théâtre 1, p. 972.

[12] Les Contemplations, Vol. Poésie 2, p. 249. C’est l’auteur qui souligne.

[13] Ibid.

[14] Les Contemplations, id., p. 249.

[15] Préface de La Légende des siècles, vol. Poésie 2, p. 565.

[16] Pierre Masson, art. cit., p. 20.

[17] Le Dernier Jour d’un condamné, vol roman 1, p. 401.

[18] « On peut à la limite considérer ces préfaces comme des extensions, des anticipations de la voix narrative, celle qui dans tous les romans de l’époque, s’impose au récit comme un regard surplombant, profitant de l’apparente autonomie de sa fiction pour pouvoir se donner l’allure d’un juge impartial. La préface devient alors, en cette époque, proliférante et débordante, lieu d’une méditation générale sur l’art et la société. N’ayant plus à soutenir l’adhésion à la fiction, elle s’autonomie à son tour ». Pierre, Masson, art. cit., p. 21.

[19] Certains critiques y voient désormais le signe du rapport tendu, problématique entre auteur et lecteur : au lieu de servir la communication, la préface viserait à la pervertir et à la déstabiliser. Encore faut-il savoir à qui Hugo s’adresse et chez lui, il y évolution, on le verra, en ce domaine ; car il dédaigne progressivement la critique institutionnelle et s’adresse à un public théorique qu’il s’applique, œuvre après œuvre, non à déstabiliser mais à construire.

[20] A. Vinet, Etudes sur la littérature française au 19e siècle, t. 2, Poètes lyriques et dramatiques, Chez les éditeurs, rue Rumford, 151, p. 325.

[21] Revue de Paris, album, avril 1832, p. 123, cité par José-Luis Diaz, « Préface et manifeste du xixe siècle : la réflexion critique comme ”agir communicationnel” », dans Préfaces et manifestes du 19e siècle, éd. cit., p. 9-16. Anne Übersfeld, sur le ton particulier de ces préfaces, cite Ch. Rabou (Journal de Paris de novembre) : celui-ci voit la cause de l’échec dramatique de Hugo après Marie Tudor justement dans sa guerre avec le public : « Il y a, rien que dans les mœurs littéraire de M. Victor H, un empêchement invincible et matériel à ce qu’il soit un dramaturge : (…) ayant constamment vécu en état de guerre avec le public et la critique, il a fini par donner à son génie une allure cassante et cavalière qui peut tout au plus passer dans une préface où l’on a affaire avec les lecteurs qu’un à un (…). Mais la vie du poète dramatique est une vie de privations, d’humilité et de sacrifices. » Cité dans Le Roi et le bouffon, p. 282. Commentaire d’A. Ubersfeld : « On ne peut mieux évoquer la soumission de l’auteur dramatique au code culturel et l’impossibilité pour Hugo d’accepter une telle soumission. » (ibid.). Hugo procède donc littéralement, selon la critique, à un « viol du public » : l’accusation des critique est confirmée par lutte contre la censure, qui redouble et confirme la lutte contre les comédiens et le public (ibid., p. 48).

[22] Œuvres complètes chronologiques, édition Jean Massin, t. III, p. 1192.

[23] Théâtre 2, p. 972.

[24] Et il poursuit : « L’auteur est loin d’être Corneille ; l’auteur est loin d’avoir affaire à Chapelain et à Scudéri. La critique, a quelques rares exceptions près, a été en général loyale et bienveillante pour lui. Sans doute il pourrait répondre à plus d’une objection (…) ».  « Et après tout, les réponses qu’il pourrait faire aux objections de la critique, il aime mieux que le lecteur les trouve dans le drame, si elles y sont, que dans la préface » Ibid.

[25] Voir à ce sujet la synthèse de José-Luis Diaz, art. cit.

[26] Lucrèce Borgia, t. IV, p. 655-666.

[27] Légendes françaises, Paris, Dureil, 1829, p. V.

[28] Sylvius, pseudo d’Edmond Texier, Physiologie du poète, Paris, Jules Lainé, 1842, p. 12.

[29] On perçoit aussi la nouveauté du message de Hugo en analysant et comparant les textes de Hugo et ceux de ses contemporains. Par exemple au théâtre, Anne Ubersfeld a montré, par-delà les déclarations de Hugo, que les préfaces théâtrales témoignent du projet d’un drame nouveau qui est celui du contact trouvé avec un « public un », « le drame ayant, dialectiquement, pour mission d’aider à la constitution de ce public un », projet qui n’aboutit pas mais « dont toutes les préfaces de Hugo portent la marque ». Pour le montrer, elle est contrainte de comparer le texte des préfaces hugoliennes aux discours de Guizot, qui, contrairement à Hugo, entérine un état de fait et s’adresse à un public déjà existant. Le Roi et le bouffon, p. 481.

[30] Vol Critique, p. 58.

[31] Annexe, préface de 1853, Poésie, vol. 1, p. 407. Différentes interprétations de cette pratique de juxtaposition des préfaces ont été proposées. Pour Aurélie Loiseleur, les préfaces des Odes contiennent « une histoire sommaire du moi, qui se pose en raison ultime de son œuvre. » « La préface ou le travail du temps », ds Préfaces et manifestes du 19e siècle, éd. cit., p. 55-65. On peut aussi dans d’autres cas considérer qu’il s’agit pour Hugo de corriger les images qu’a suscitées une première préface, d’une « retouche contre l’image publique qui s’est mise à avoir cours », comme le souligne José-Luis Diaz (art. cit.). C’est très net avec les deux préfaces des Orientales écrites à un mois d’intervalle et datées respectivement de janvier puis février 1829. Dans la seconde préface, publiée en même temps que la première dans les éditions qui suivront, Hugo regrette que « quelques censeurs, de bonne foi d’ailleurs, se soient formé de lui une fausse idée » et qu’il soit devenu sous leur plume « un être de raison, d’étrange sorte, qui a dans une main un système pour faire ses livres, et dans l’autre une tactique pour les défendre » ; d’autres « ont été plus loin encore, et, de ses écrits passant à sa personne, l’ont taxé de présomption, d’outrecuidance, d’orgueil, et, que sais-je ? ont fait de lui une espèce de jeune Louis XIV, entrant dans les plus graves questions, botté, éperonné et une cravache à la main. / Il ose affirmer que ceux qui le voient ainsi le voient mal. » Poésie, vol. 1, p. 415.

[32] Théâtre 2, p. 7.

[33] Théâtre 2, p. 152.

[34] Théâtre 1, p. 541.

[35] Guy Rosa, art. cit.

[36] Roman III, p. 347.

[37] Roman 1, p. 5.

[38] Id., p. 3.

[39] Id., p. 275.