Caroline Julliot et Franck Laurent : L'âme romantique et la citoyenneté

Communication au Groupe Hugo du 13 juin 2015
Ce texte peut être téléchargé, dans la mise en page de son auteur, au format pdf.


Une première version de ce texte a été recueillie dans D. Avon (dir.), Sujet, Fidèle, Citoyen. Espace européen (XI°-XXI° siècles), Berne, Peter Lang, « Dynamiques Citoyennes en Europe (DCIE) », 2014, p. 141-164.

 

 

 

Si le mot âme, prononcé ici avant toute explication et tout raisonnement,

semble peu rigoureux, et au moins prématuré, aux amis des déductions correctes,

mettons que nous n’avons rien dit. Écoutez-nous seulement si ceci vous intéresse.

Victor Hugo[2]

 

Commençons par la fin. Et comme nous parlerons du romantisme français, du romantisme compris comme vecteur culturel, idéologique et politique de l’idéal démocratique et républicain dans la France du XIXe siècle, commençons par la mort de Victor Hugo. Plus précisément, par ses dernières volontés :

 

Je donne cinquante mille francs aux pauvres.

Je désire être porté au cimetière dans leur corbillard.

Je refuse l’oraison de toutes les églises ; je demande une prière à toutes les âmes.

Je crois en Dieu.[3]

 

Ainsi, l’inscription du sujet dans la cité, notamment dans sa fraternité avec les plus faibles, demeure-t-elle pour Hugo profondément religieuse, mais en opposition aux religions instituées. Peut-on dire que cette foi intime se situe en dehors du politique ? À l’examen de l’événement lui-même, cette thèse paraît difficile à soutenir. Dans le contexte de la jeune Troisième République, la mort du poète fut un événement politique. Politique cette nouvelle forme d’occupation de l’espace public par les masses : entre un et deux millions de personnes suivirent son convoi. Politique cet enterrement civil revendiqué auquel l’État républicain conférait les honneurs des funérailles nationales. Politique cette renationalisation de l’Église Sainte-Geneviève qu’une loi votée quelques jours avant l’inhumation, à l’initiative du groupe radical, arrachait une fois encore à l’Église catholique pour en refaire le Panthéon de la « patrie reconnaissante »[4]. Mais politique surtout ce credo, ce « Je crois en Dieu », et cet appel à la prière de « toutes les âmes », lesquelles, pour n’être plus celles des fidèles d’une religion, deviennent celles des citoyens de la République. C’est cette hypothèse que nous allons interroger.

 

Albert Béguin, dans L’Âme romantique et le rêve (1936), considérait l’idée d’âme comme le premier des « grands mythes par lesquels le romantisme répondit à l’extrême analyse du siècle précédent »[5] :

 

Tandis que la raison décomposait l’être en facultés juxtaposées, rouages d’une machine démontable, une croyance inexpliquée, mais fervente, réaffirma l’existence d’un centre intérieur ; principe de notre vie, lieu de nos certitudes, entité inaliénable, l’âme n’est plus l’objet de la curiosité psychologique. (…) Elle redevient une essence vivante, occupée de sa destinée éternelle davantage que de son mécanisme.[6]

 

Pour lui, cette entité pousse le poète romantique hors de la société, l’isole dans la rêverie ou, ce qui revient souvent au même, la contemplation de la nature :

 

L’âme (…) sait qu’elle vient de plus loin que ses origines connues et qu’un avenir lui est réservé dans d’autres espaces. Devant le monde où elle est venue habiter, elle éprouve l’étonnement d’une étrangère transportée parmi des peuples lointains.[7]

 

Ainsi la création littéraire des romantiques nous relierait-elle à un autre monde, éternel celui-là, une nébuleuse qui touche au sacré sans pour autant se confondre avec les religions révélées, et qui n’a aucun rapport avec la vie quotidienne – et la politique en particulier ; elle s’y opposerait bien plus qu’elle ne la nourrit : 

 

Le rêve, la poésie, le mythe prennent figure d’avertissement et m’invitent à ne pas me satisfaire de cette conscience de moi, qui suffit à mon comportement moral et social.[8]

 

 

La démonstration d’Albert Béguin ne permet pas, à notre sens, de penser la relation complexe que le romantisme français entretient avec le politique, en particulier Lamartine, Sand et Hugo, qui sont tous les trois intervenus activement dans la vie publique, et, chacun à leur manière, notamment comme élus, participé activement à la construction démocratique.

 Nous pensons, en effet, que les prophètes romantiques ont assigné à la littérature une tâche plus globale que celle de révéler à l’homme un monde invisible – et qu’ils ont, au contraire, justement, enraciné ce que l’on appellera plus tard l’engagement politique à cette connexion de l’âme au divin, que perçoit le poète plus que les autres hommes, mais que chaque individu peut ressentir en lui. La notion d’âme, loin de se poser en rivalité avec les considérations sociales, pourrait ainsi bien se révéler être, dans l’imaginaire romantique, la condition sine qua non à la construction politique du citoyen, fidèle des temps nouveaux. 

Si, comme l’affirme Albert Béguin, le romantisme, par ses affinités avec le rêve, a bien « déplacé ou effacé […] les frontières entre le moi et le non-moi »[9], il ne s’est pas contenté d’affirmer le lien indéfectible entre l’individu et la nature, ou l’individu et l’absolu : il a aussi fondé un rapport au monde inédit entre le moi, et en particulier le moi du poète, et les autres. Le romantisme ne propose pas seulement un monde hors de la société : il propose un nouveau mode d’être dans cette société elle-même.  

 

 

Lamartine : De l’âme poétique à l’âme politique 

Publiée en septembre 1831 après l’échec de Lamartine à la députation (il entrera à l’Assemblée deux ans plus tard), la brochure Sur la Politique rationnelle[10], développe moins un programme précis qu’elle ne tente d’exposer les principes d’une philosophie et d’une anthropologie de la politique. Si l’on n’y trouve pas le mot « âme », celui de « conscience », qui partage ici avec lui la plupart de ses éléments de définition, est récurrent et déterminant. C’est en effet la conscience qui constitue l’individu en sujet, et confère à celui-ci son rôle d’élément fondamental de toute pensée, de toute action, de toute institution politiques. Lamartine exhorte ainsi ses lecteurs à « tir[er] la politique des systèmes, des illusions, des déceptions dans lesquelles les passions et l’ignorance l’ont enveloppée » pour la « replac[er], où elle doit être, dans la conscience » (p. 362). La reconnaissance de ce sujet fondement et sanctuaire du droit et des droits constitue la pierre de touche de la politique moderne, dominée par le principe de liberté : « Le despotisme peut subsister sur de fausses bases, parce qu’il s’appuie sur la force ; la liberté ne le peut pas, parce qu’elle s’appuie sur la justice : si le droit d’un seul manque à ses conditions, sa base fléchit tout entière » (p. 389).

Pour autant, ce sujet source et enjeu du politique ne peut se réduire à l’état d’individu isolé : la même conscience qui garantit ses droits le fonde en citoyen et lui assigne le devoir d’un engagement dans la cité. Dès l’ouverture du texte Lamartine use ainsi du motif de la voix, central dans sa poésie et dans toute la lyrique romantique, voix des choses et du monde qui, résonnant au cœur de l’intime, du for intérieur, tend à se confondre, en un curieux mélange d’extériorité et d’intériorité, avec la voix de la conscience. Et c’est elle qui contraint à l’action collective :

 

Dans les temps laborieux où nous vivons, la pensée générale, la pensée politique, la pensée sociale domine et oppresse chaque pensée individuelle. […] Une voix importune et forte, une voix qui descend du ciel, comme elle s’élève de la terre, nous dit que ce temps n’est pas celui du repos, de la contemplation, des loisirs platoniques ; mais que si l’on ne veut pas être moins qu’un homme, on doit descendre dans l’arène de l’humanité, et combattre, et souffrir, et mourir s’il le faut avec elle et pour elle ! » (p. 355-356)

 

Cette citoyenneté est déjà républicaine, et non sans radicalité : l’ancien ultra qui composait en 1820 une ode à Bonald récuse dorénavant, au nom d’un exercice de la citoyenneté qui prend directement comme champ d’action et comme espace de définition le générique absolu, l’humanité, non seulement toute forme d’holisme mais toute inclusion et détermination du sujet politique dans un groupe, un parti, une classe, une opinion, une fidélité particulière. La révolution de juillet 1830 lui en offre l’occasion. Si Lamartine a scandé la chute des Bourbons de la branche aînée par sa démission du corps diplomatique, ce n’est pas pour manifester dans le retrait hors de la sphère publique une fidélité identificatrice, mais au contraire pour apparaître publiquement en sujet politique libre de toute attache prédéterminée. S’adressant aux anciens fidèles de l’ancienne monarchie, Lamartine déclare :

 

« Abandonnés à nous-mêmes par un fait plus fort que nous [la révolution de Juillet], nous nous appartenons tout entier ; notre raison n’a plus de lien, notre affection privée ne lutte plus en nous contre notre logique sociale. Sachons donc, tout en déplorant ce qu’il y a de déplorable dans cette chaîne des siècles, dont le dernier maillon s’est rompu malgré nous dans nos mains, profiter en homme de cette liberté que la catastrophe nous a faite. » (p. 366)

 

Et la faible légitimité de la branche cadette, celle de Louis-Philippe, qui lui semble inapte à générer des fidélités de cet ordre, loin de l’attrister lui apparaît comme une opportunité historique, aidant à la révélation de la vérité du politique, laquelle passe d’abord par la sécularisation du pouvoir :

 

« Qu’on le nomme président ou roi, peu importe ; il n’est plus monarque, il n’a plus le pouvoir d’un seul, le pouvoir personnel : il a mieux, il a le pouvoir social résumé en lui ; il est organe et agent ; il n’est plus, il ne peut plus être source et principe de l’autorité. Ses droits sur nous, nos devoirs envers lui changent ainsi de nature et de titres ; nous n’adorons plus le pouvoir comme sacré et divin, nous le discutons comme logique, nous le respectons comme loi. » (p.370)

 

Mais cette désacralisation du pouvoir n’implique aucunement le retrait hors du politique de la dimension religieuse. C’est même tout le contraire : si la politique lamartinienne se déploie idéalement dans l’espace institué par le couple sujet/humanité, c’est que ce couple est surdéterminé par sa relation au divin. Dieu est à toutes les pages : il valide la conscience subjective, il oriente le devenir progressiste de l’humanité, il garantit (et c’est sans doute le plus important) l’unanimisme nécessaire et possible dès que s’effacent les identités partielles et les fidélités trompeuses. Le principe du politique est divin, et plus précisément chrétien :

 

« Ce principe dont nous émanons tous, croyants ou sceptiques, amis ou ennemis, c’est le christianisme ! Sa déduction logique est la perfection sociale ; c’est lui qui nous prépare encore la charité politique et civile, plus vraie que le patriotisme étroit, exclusif et égoïste de l’antiquité ; son règne ne sera autre chose que l’époque rationnelle, le règne de la raison, car la raison est divine aussi. » (p. 385)

 

Non seulement le christianisme permet et annonce l’orientation démocratique de la politique moderne, mais il consacre celle-ci comme l’accord trop longtemps retardé de la loi politique et de la loi divine :

 

Remarquez-le bien : la politique a été jusqu’ici hors la loi de Dieu ! La politique des peuples chrétiens est encore païenne ; l’homme de l’humanité n’est à ses yeux qu’un véritable esclave antique, né pour servir, payer, combattre, et mourir ! Horrible mensonge qui souille à leur insu tant de cœurs chrétiens, tant de bouches même pieuses ! L’homme social doit être désormais aux yeux du philosophe, aux yeux du législateur, ce que l’homme isolé est aux yeux du vrai chrétien : un fils de Dieu, ayant les mêmes titres, les mêmes droits, les mêmes devoirs, la même destinée devant le père terrestre, l’État, que devant le Père céleste, Dieu. […] Ce nom de démocratie, souillé et ensanglanté récemment parmi nous dans les saturnales de le Révolution française, répugne encore à la pensée : […] nous nommerons de préférence cette forme de gouvernement la forme rationnelle ou le droit de tous ; or, la forme rationnelle ou le droit de tous ne peut être autre chose que la liberté, où chacun est juge et gardien de son propre droit : donc l’époque moderne ne peut être que l’époque de la liberté ; sa mission est d’organiser le droit et l’action de tous, ou la liberté, d’une manière vitale et durable. » (p. 363)

 

On comprend à la lecture ces phrases qu’il ne s’agit pas pour Lamartine de militer pour une variante de ce néo-catholicisme qui, de de Maistre à Buchez, en passant par Ballanche et le jeune Lamennais, mise plus ou moins ouvertement sur une théocratie rénovée pour combattre les effets dévastateurs de l’individualisme libéral. La théocratie est pour Lamartine le système politique du premier âge de l’humanité. Lui ont succédé « l’âge tyrannique » puis « l’âge monarchique ». Mais aujourd’hui,

 

« nous touchons à l’époque du droit et de l’action de tous, époque toujours ascendante, la plus juste, la plus morale, la plus libre de toutes celles que le monde a parcourues jusqu’ici, parce qu’elle tend à élever l’humanité toute entière à la même égalité morale, à consacrer l’égalité politique et civile de tous les hommes devant l’État, comme le Christ avait consacré  leur égalité naturelle devant Dieu. Cette époque pourra s’appeler l’époque évangélique, car elle ne sera que la déduction logique, que la réalisation sociale du sublime principe déposé dans le livre divin comme dans la nature même de l’humanité, de l’égalité et de la dignité morales de l’homme reconnues enfin dans le code des sociétés civiles. » (p. 362)

 

Cette évangélisation du politique, loin d’impliquer un regain d’influence des religions instituées (et d’abord du catholicisme) dans les affaires publiques, exige au contraire d’en limiter le rayon d’action, jusqu’au bord de leur annulation sociale. La puissance institutionnelle de la religion catholique, sa capacité historiquement éprouvée à durer et à structurer de manière hégémonique les rapports entre humain et divin, au cœur même du politique et du social – tout cela doit être récusé, sinon combattu, si l’on veut voir advenir une autre forme, démocratique et progressiste, du théologico-politique :

 

Par ce règne futur et parfait du christianisme rationnel, je n’entends point ce règne matériel du christianisme, cet empire palpable et universel du principe catholique, prédominant de fait sur tous les pouvoirs politiques, asservissant le monde même à la vérité religieuse, et donnant ainsi un démenti à la sublime parole de son auteur : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » Cette doctrine de politique religieuse réalisée dans des formes sociales, doctrine que quelques hommes de foi et de talent réchauffent en vain aujourd’hui, n’a jamais eu l’assentiment de ma raison : c’est chercher dans un mysticisme couronné, dans une théocratie posthume, dans une aristocratie sacerdotale, un principe et une règle du pouvoir humain, qui n’y existeraient pas plus que dans le despotisme ou l’aristocratie politique. La vérité même ne doit  se manifester ni s’imposer par des formes de domination matérielle, car ses agents seraient toujours hommes : les hommes altèrent ou corrompent tout ce qu’ils touchent avec leurs mains d’hommes, et nous feraient une tyrannie dégradante de la liberté même des enfants de Dieu. La seule forme de manifestation et d’empire de la vérité religieuse vis-à-vis de la vérité sociale et politique, c’est la parole, c’est la liberté ! Le seul joug des cœurs et des intelligences, c’est la conviction ! C’est là le seul empire de la vérité chrétienne, le seul joug que nous porterons tous avec liberté et avec amour, quand le tronc immortel du christianisme, qui renouvelle ses rameaux et son feuillage selon les besoins des temps, aura porté et multiplié pour nous ses derniers fruits.  (p. 384-385)

 

Aussi la séparation de l’Église et de l’État est-elle impérative :

 

 Heureuse et incontestable nécessité d’une époque où le pouvoir appartient à tous et non à quelques-uns ; incontestable, car, sous un gouvernement universel et libre, un culte ne peut être exclusif et privilégié ; heureuse, car la religion n’a de force et de vertu que dans la conscience ; elle n’est belle, elle n’est pure, elle n’est sainte qu’entre l’homme et son Dieu […]. Si l’État s’interpose entre l’homme et ce rayon divin qu’il ne doit chercher qu’au ciel, il l’obscurcit ou il l’altère. La religion devient alors pour l’homme quelque chose de palpable et de matériel, qu’on lui jette ou qu’on lui retire, au caprice de toutes les tyrannies ; […] c’est la parole de vie dans une bouche morte ; c’est le trafic dans le temple ! Ce système fait des hypocrites quand l’Etat est chrétien, des incrédules quand il est sceptique, des athées ou des martyrs quand il est persécuteur. » (p. 373)

 

Sans perdre tout à fait son statut de religion révélée, le christianisme de Lamartine tourne ainsi le dos au dogme et à l’institution religieuse pour se résumer tout entier en une validation, une prédestination et une orientation divines du principe démocratique – principe accessible d’abord, en chaque sujet, à la « conscience », à « l’âme ».

La pratique politique de Lamartine sera globalement conforme à cette « théorie ». Récusant toute appartenance partisane au nom d’un « parti social » en quelque sorte virtuel, s’habituant à « parler par la fenêtre », via la presse, à une opinion publique en formation plutôt que d’œuvrer à la constitution de majorités parlementaires, convoquant, sur toutes sortes de sujets, le « pays réel » (le peuple, les femmes, les enfants trouvés, les esclaves…) à la tribune du « pays légal », l’orateur Lamartine déploie un « lyrisme démocratique[11] » qui travaille à dégager une unanimité fondée sur un progressisme chrétien censément universel et opérée par un art oratoire, une éloquence sensible, qui vise à l’effusion des âmes comme à l’harmonie des voix subjectives. Lamartine s’efforce d’incarner le « représentant lyrique » en qui « se rencontrent un souffle né d’un forum populaire et un souffle né d’une âme singulière » (Dupart, p. 222). Il faut croire qu’il y parvint, suffisamment pour apparaître comme le mieux à même de diriger le « miracle » de février 1848. Son unanimisme spiritualiste et compassionnel apparut  parfaitement adéquat à l’élan « fraternitaire » qui rendit possible le passage au suffrage universel, et l’on put croire un moment que seules la limitation artificielle de la citoyenneté aux possédants, et la politique des intérêts égoïstes qu’elle déterminait, avait jusqu’alors empêché cette unanimité, cette harmonie des âmes citoyennes identifiée à la démocratie. Et celui dont Louis Blanc écrivait qu’il était « chrétien par les entrailles » (cité par Dupart, p. 23) incarnait admirablement ce christianisme diffus mais puissant, semblait naturellement parler au nom de ce « Christ des barricades » (F. P. Bowman) qui donna sa couleur au mouvement de février – même si, ou, peut-être, d’autant mieux que, les œuvres de Lamartine avaient déjà été mises à l’index par Rome.

Mais ce qui fit sa force fit aussi sa faiblesse. Car l’échec de Lamartine n’est pas imputable, comme on le croit encore trop souvent, à l’amateurisme d’un poète fourvoyé en politique. Au contraire, l’auteur des Méditations fit preuve à maintes reprises d’un réel sens politique. Mais il s’avéra prisonnier de son idéal unanimiste, de son dédain de toute sociabilité de groupe, de son refus de toute citoyenneté de parti. Porté par tous dans l’élan fondateur de la République, il fut lâché par tous et définitivement quand vint l’heure des grandes polarisations. Sans doute manqua-t-il à « l’âme politique » lamartinienne une pensée et une pratique de la conflictualité d’une part, une pensée et une pratique des fraternités concrètes et limitées, d’autre part.     

  

 

Sand ou les limites du modèle religieux.

Le cas de George Sand est particulièrement intéressant, en ce qu’il permet d’articuler les questions politique et religieuse à celle de la répartition des rôles sexuels. Ses origines la placent doublement parmi ces êtres capables de transcender les identités sociales et d’accéder à ce moi « élargi » qui fondent le citoyen, et dont le génie romantique est le modèle : mi-aristocrate, mi-roturière, elle se pense, à l’instar de Hugo, comme une « métisse sociale »[12] ; et, comme s’en étonnent nombre de ses contemporains, elle est à la fois homme et femme – « le troisième sexe », résumait Flaubert.

Or, comme le dit Michelle Perrot, « le XIXe siècle accroît encore la séparation du public et du privé, considérés comme des sphères équivalentes aux deux sexes »[13]. Aux femmes donc, l’intériorité, les sentiments, l’affectif, la famille ; aux hommes, l’extérieur, la raison, les affaires. Mais l’âme, à cheval sur les deux mondes, à la fois force politique et sentiment intime, permet de faire le lien, et assure la porosité d’une sphère à l’autre.    

  Dans ce contexte, l’affirmation de la notion d’âme permet d’effacer cette frontière essentialiste, artificielle et culturellement construite, et de permettre – même si Sand, comme le pointe Michelle Perrot, se pense encore à ce moment comme « une exception »[14] – l’irruption des femmes dans la vie publique. George Sand s’est toujours méfiée des féministes pour qui « la question du sexe […] efface la notion de l’être humain. »[15] Son propos, dans la lignée d’une compréhension généraliste des droits de l’homme, est profondément universaliste :

 

Homme ou femme, […] l’être humain […] est toujours le même être, et […] ne devrait se perfectionner ni comme homme ni comme femme, mais comme âme et comme enfant de Dieu.[16]

 

Autrement dit, c’est parce que l’être humain est une âme avant d’être homme ou femme qu’il devrait être égal devant la loi.

Chez Sand comme chez beaucoup de romantiques, la Révolution a inauguré une nouvelle ère de progrès, qui va permettre par la rupture historique de retrouver dans l’ici-bas les vérités éternelles. L’Histoire est « en marche vers Dieu »[17], comme le dit Claude Millet – c’est à dire aussi vers la fin de l’Histoire. La prise de pouvoir par un peuple éclairé constitue ainsi pour Sand l’actualisation dans le politique des enseignements christiques :

 

Quand le Tocsin populaire ébranle la volonté des cieux, quand la nuée s’entrouvre, quand le voile du temple se déchire du haut en bas, c’est que l’heure est venue, et que Dieu va se faire entendre (…) Une nouvelle vie commence.[18]

 

 

Mettant tous les êtres à égalité, la démocratie est donc le régime qui va permettre à tous de se perfectionner « en tant qu’âme », et non plus seulement en tant qu’homme ou femme, ou riche ou pauvre. La démocratie, c’est, elle le proclame avec enthousiasme au moment de la révolution de 1848, le système qui élève l’être à la fraternité, qu’elle définit comme « la santé de l’âme »[19]. Moins la société est inégalitaire, politiquement et socialement, plus elle est à même d’élever l’âme, de la rapprocher de sa vérité – et donc du bonheur.

Sand développait déjà cette idée alors que son engagement n’était pas encore public –  dans son roman de 1841, La Comtesse de Rudolstadt. Les principes moraux qui fondent les valeurs républicaines s’y exprimaient déjà en termes religieux. Autrement dit, et à l’inverse de la monarchie étouffante de Frédéric II, dans laquelle évolue le roman, c’est parce que l’être humain est une âme qu’il est naturellement citoyen – et qu’il ne saurait être sujet, ni même détenteur d’un pouvoir despotique – comme elle l’explique en 1848 dans une « Lettre au peuple » :

 

Le tyran (…) est aussi malheureux que l’esclave (…) Le bien-être qu’on n’espère pas faire partager aux autres (…) est un remords qui opprime l’âme. Plains-nous de l’avoir subie si longtemps, cette souffrance indicible, et fais-la cesser, toi qui es la grande âme de la patrie et de l’humanité.[20] 

 

 

Dans La Comtesse de Rudolstadt, c’est donc l’âme, c’est à dire l’être qui a pu abandonner son amour-propre, son moi égoïste, pour voir au-delà des préjugés sociaux, qui expérimente l’égalité et la fraternité dans la liberté du sentiment – ultime principe qui permet tous les autres, mais qui n’a plus grand-chose à voir avec la liberté telle que l’entendent les libéraux : lorsque l’individu, s’affirmant dans sa vérité, se libère de ses préjugés et de l’inégalité fabriquée par la tyrannie, il redécouvre sa proximité à Dieu, et, dans un même mouvement, une sensibilité républicaine qui ne s’avoue pas encore comme telle. À ce titre, le roman décline plusieurs moments de révélation de cette nature démocratique de l’âme humaine. Tout commence avec la princesse Amélie, sœur de l’Empereur. Passer une soirée hors des mondanités avec deux amies véritables, à commencer par Consuelo, l’héroïne du roman, lui permet d’accéder provisoirement – et, peut-on dire malgré elle – à cette vérité :  

 

Peu à peu la princesse poussa le ravissement de l’âme jusqu’à s’oublier elle-même pour ne plus s’occuper que de ses amies ; et dans cet essai d’égalité, elle se sentit devenir si grande, si heureuse et si bonne, qu’elle se dépouilla instinctivement l’âpre personnalité développée en elle par la passion et la souffrance. Elle cessa de parler d’elle exclusivement, elle ne songea plus à se faire un petit mérite d’être si aimable et si simple […] elle goûta un plaisir infini à lire dans l’âme d’autrui, et à voir enfin, dans ces êtres différents d’elle jusque-là, des êtres semblables dans leur essence, aussi méritants devant Dieu, aussi bien doués de la nature, aussi importants sur la terre qu’elle s’était longtemps persuadé devoir l’être de préférence aux autres.[21]

 

Ainsi, dans ce roman, les principes républicains se confondent-ils avec une communication empathique, spirituelle dans le sens le plus religieux du terme, d’âme à âme. Cette communion mystique, modèle de la société démocratique future, s’incarne dans le couple fusionnel et spirituel[22] formé par Consuelo et Albert, amour absolu ayant triomphé de la mort et des conventions sociales.[23] Au sein de cette union, règnent les trois piliers de la République : la liberté, puisque on refuse à Consuelo le titre d’épouse d’Albert, lorsqu’elle le garde par pure fidélité à sa parole, et non par amour ; l’égalité, puisqu’ils se trouvent tous les deux rigoureusement au même niveau ; la fraternité, puisqu’on lui assure, alors même qu’elle croit son époux mort, qu’  

 

entre l’âme d’Albert et la (s)ienne, une chaîne de mains invisibles est tendue incessamment pour mettre en rapport celle qui agit sur la terre à la lumière du soleil, et celle qui travaille dans un monde inconnu, à l’ombre du mystère, loin du regard des vulgaires humains.[24]

 

Ce couple idéal ne peut s’épanouir qu’au sein d’une organisation qui constitue elle-même un modèle de société idéale – utopie de la démocratie future : la confrérie des Illuminés de Bavière, sorte de Franc-maçonnerie triée sur le volet, non pas selon les critères qui régissent la société (sexe, naissance, fortune, éducation…), mais selon la hiérarchie revendiquée par l’Évangile. Chez les Invisibles, tout comme au Royaume des Cieux, les cœurs purs et les simples d’esprit entrent les premiers et guident les autres âmes vers la vérité. Cette organisation secrète, inspiratrice de la Révolution Française, revendique le lien indissoluble entre la rénovation spirituelle et le combat politique :

 

C’est la religion que nous voulons constituer, pas seulement un empire universel. Nous sentons bien, d’ailleurs, que l’un est impossible sans l’autre.[25]

           

La Comtesse de Rudolstadt développe donc l’idée, qui s’épanouira dans l’engagement de l’auteur en 1848, que la démocratie constitue le régime naturel de l’âme humaine, alors que tous les autres systèmes politiques sont artificiels et éloignent les individus de leur essence, en même temps qu’ils les coupent de Dieu. La démocratie est donc présentée par George Sand comme une nécessité non seulement politique, mais aussi religieuse – voie d’accès royale au bonheur, non seulement matériel, mais aussi à l’accomplissement spirituel.

 

Mais le paradoxe est que tout se passe comme si Sand, au travers même de son combat socialiste et de ses revendications répétées d’égalité entre homme et femme, continuait à malgré tout à fonctionner selon le modèle de séparation des rôles qu’elle critique par ailleurs. Elle ne peut ainsi s’autoriser à investir la sphère publique – chez les hommes – qu’en transposant en elle, purement et simplement, la sphère privée :   

 

Les chagrins personnels disparaissent quand la vie publique nous appelle et nous absorbe. La République est la meilleure des familles. Le Peuple est le meilleur des amis.[26]

 

Ici on touche aux limites de son engagement public. Sand pense la politique comme pur un lien affectif. L’harmonie sociale future, libérée de la lutte des classes, est pensée sur le modèle d’une famille qui se réunit après avoir été longtemps séparée. Le programme pour lequel elle se bat est sentimental, ou religieux, et elle le revendique comme tel :

 

Nous allons nous connaître, nous allons nous aimer, nous allons chercher ensemble et trouver la vérité sociale […] Notre chez-nous c’est la place publique ou la presse, l’âme du peuple enfin […] La République c’est la vie.[27]

 

 À l’inverse, et à de nombreuses reprises, elle rappelle coquettement sa « nature féminine » pour justifier à ses interlocuteurs qui l’exhortent à intervenir plus directement en politique son refus de considérer le jeu des intérêts, des ambitions, ou tout simplement des tractations inhérentes au débat démocratique[28] :

 

J’aime mieux mon bâton de pèlerin que ton sceptre […] Je suis de nature poétique et non législative, guerrière au besoin, mais jamais parlementaire. [29]

 

 Tout se passe comme si, pour elle, la « politique » demeurait une affaire d’hommes, et ne s’expliquait que par l’égoïsme de ses différents acteurs – comme si, à l’image du modèle communautaire religieux, la « vérité sociale » devait absolument faire l’objet d’un consensus absolu, et que tout désaccord le mettait profondément en péril.

 

 

Elle se trouve donc totalement découragée lorsque la division et les égoïsmes affleurent. Sa déconvenue est grande et rapide en 1848 – et était, en fait, déjà annoncée par le retrait d’Albert et Consuelo dans l’épilogue de La Comtesse de Rudolstadt. On les avait quittés lors de leur (re)mariage chez les Invisibles, et on les retrouve errant sur les routes, retirés des considérations politiques, se consacrant exclusivement à l’Art, en l’occurrence à leur musique – retrouvant ainsi le modèle traditionnel de l’âme romantique décrit par Albert Béguin. Ils ont été écœurés par la folie de la Terreur, et l’échafaud sur lequel ont péri les Illuminés les plus fervents. Ils sont revenus de l’idéalisation des Illuminés, qui compte en ses rangs nombre d’ambitieux sans scrupules. Même le modèle maçonnique de l’initiation leur est devenu odieux, puisqu’il recrée une hiérarchie, et donc une inégalité, entre les hommes.

Le salut, pour eux, est donc désormais hors de la société. N’est-ce qu’une question de moment ou cet échec est-il inhérent à sa représentation du politique ? Plus tard, le temps de la révolution ultime viendra-t-il ? Elle le croit en 1848, mais déchante vite. Sand, de toute évidence, continue à rêver d’un monde où les êtres ne seront plus que des âmes, et donc où l’harmonie sociale et politique ira de soi ; mais elle ne parvient pas à penser la transition d’une société en recherche d’elle-même, hors du modèle de l’Unité. Pour elle, la conception libérale du moi, sur laquelle se construit toute cette politique qu’elle rejette comme un agrégat d’égoïsmes et d’ambitions particulières, ne peut être vu autrement que comme un danger pour la démocratie. 

La représentation que Sand se fait du sujet politique reste donc profondément religieuse : il est avant tout un « fidèle », qui, comme elle le dit pour elle-même à Louis Blanc, « ne demande pas mieux que d’être endoctriné » et « doit avoir la foi pour avoir du courage. »[30] Pour elle, l’individu post-révolutionnaire passe d’une Église à une autre, voilà tout. Il est « citoyen » dans la mesure où sa nouvelle religion est démocratique et que l’adhésion qu’il lui porte n’est déterminée par aucune contrainte extérieure et émane du plus profond de son âme ; mais, méfiante vis-à-vis de la vie politique dans sa mise en place concrète, Sand a du mal à penser le rôle actif du citoyen dans la construction de valeurs et de lois à établir dans un débat public ; pour elle, il n’y a qu’une « vérité sociale », que l’âme débarrassée de ses préjugés doit instinctivement reconnaître. Ainsi, pourrait-on dire, le « fidèle » de la nouvelle religion républicaine s’abaisserait-il fatalement à jouer le jeu de la politique, et donc à être citoyen au sens où nous l’entendons aujourd’hui.  

 

 

Hugo : Institutionnalisation du dissensus et foi démocratique   

Hugo partage avec Sand et Lamartine, comme avec la plupart des romantiques de sa génération, cette idée d’une « âme » qui offrirait une validation transcendante à l’autonomie du sujet tout en la garantissant contre le solipsisme individualiste, conjurant ainsi la double hantise d’une société ligotée dans des fidélités de groupe, régressant vers un organicisme d’Ancien Régime, ou pulvérisée en juxtaposition d’individus. Le plus négatif des personnages des Misérables, le seul peut-être uniment négatif, ce n’est pas Thénardier, c’est le Comte Néant, bourgeois enrichi sous la Révolution, anobli sous l’Empire, et qui, niant l’âme, assume un cynisme qui se compose d’égoïsme social, d’opportunisme politique, et d’une défense de la religion-pour-le-peuple comprise comme moyen nécessaire de contrôle social. Chez Hugo, cette sorte de « matérialisme » (il y en a d’autres, porteurs d’autres significations et d’autres valeurs) est toujours le principe de la tyrannie, au moins dans les temps modernes. Inversement, « la démocratie veut croire » (Philosophie. Commencement d’un livre, p. 520).

Mais Hugo nous paraît plus sensible que la plupart des républicains romantiques à la nécessité d’intégrer à la citoyenneté moderne la réalité du dissensus, voire de la conflictualité. Certes l’unanimisme constitue pour lui l’horizon de l’humanité politique. Reste que, dès les lendemain de juillet 1830, alors que Lamartine publie sa « Politique rationnelle » dans laquelle, on l’a vu, la conscience subjective et la référence chrétienne sont censées révéler une unanimité politique à portée de main, Hugo, dans le poème liminaire des Feuilles d’automne, expose une « âme » poético-politique qui, articulant l’intime et le collectif, intériorise le conflit au cœur même du sujet. Ce poème autobiographique (bien plus explicitement autobiographique que ne le sont les méditations lamartiniennes) est tendu vers une définition à la fois essentielle et fonctionnelle du sujet poétique compris comme « âme de cristal », réceptive à toutes les voix du monde, une « âme aux mille voix que le dieu que j’adore / Mit au centre de tout comme un écho sonore ». Cette âme, sujet au cœur du tout, fonde une éthique qui est aussi une politique, en ce qu’elle exige une fidélité contradictoire.  Dans les deux derniers vers du poème, Hugo s’énonce « Fidèle enfin au sang qu’ont versé dans mes veines / Mon père vieux soldat, ma mère vendéenne. » Convoquant le mythe familial, le couple parental, Hugo s’affirme sujet individuel dans sa dette envers l’histoire collective, et place son âme cristalline au cœur d’une Cité héritée de la guerre civile.

Certes, il faudra bien choisir son camp. Et Les Contemplations, ces « mémoires d’une âme », poursuivront vingt-cinq ans plus tard les Feuilles d’automne en évoquant ce vieil aristocrate charmant et désastreux (« Je me souviens de vous. Vous veniez chez ma mère ») qui s’étonne que le fils de la « vendéenne » soit devenu républicain. « J’ai grandi », lui répond le poète (« Quand j’étais royaliste et quand j’étais petit. »[31]). Soit. Mais on ne tue pas sa mère pour autant. Et Hugo saura développer cet alliage de conflits de fidélités et d’instabilité des discours idéologiques pour en faire, en littérature, la configuration même de la citoyenneté contemporaine, ce qu’on pourrait nommer la démocratie historique. Ainsi Les Misérables travaillent à associer la directivité exigeante de la conscience, et la plurivocité plus ou moins chaotique du réel. Les analyses de Guy Rosa sur la « stéréophonie discursive » caractéristique de ce roman-monstre, ou de Claude Millet sur « l’amphibologie » des opinions qui y circulent , dont le degré de vérité n’est jamais clairement assignable au territoire éthique des personnages qui les énoncent (il arrive même à Thénardier de dire le vrai), concordent pour voir dans ce roman, « livre religieux » selon son auteur, dont « le premier personnage est l’infini », le roman démocratique par excellence. Et qui sans doute n’aurait pas été tel si n’y dialoguaient aussi, en son sein, le pair de France qui écrit Les Misères de 1845 à 1848, et le proscrit républicain qui reprend, réécrit et achève Les Misérables de 1860 à 1862.  

 

 

La fin de Quatrevingt-Treize révèle à quel point, dans l’imaginaire romantique, sont liées et se travaillent les unes les autres les notions religieuses, politiques et historiques. Cimourdain, partisan de la terreur, est contraint de condamner à l’échafaud Gauvain, son fils spirituel devenu général en chef chargé de la guerre en Vendée, chantre lui de la clémence, parce que ce dernier a laissé volontairement échapper son aïeul, Lantenac, chef des Chouans. Hugo nous fait dans ce dernier roman assister à une cascade de « tempêtes sous un crâne », comme il le disait à propos de Jean Valjean dans Les Misérables : Gauvain reste fidèle à son idée que « Amnistie est le plus beau mot de la langue humaine »[32] en sauvant Lantenac, mais ce pari ne va pas sans doutes et combat intérieur, car il sait qu’il risque par ce geste de mettre à mal la république, en permettant à Lantenac de continuer la lutte ; mais c’est que Lantenac a lui-même su agir contre son camp, en libérant les trois enfants qu’il avait pris en otage ; de même, Cimourdain ne peut supporter jusqu’au bout la logique implacable qui mène à l’exécution de la seule personne qu’il ait jamais aimé ; il se suicide d’un coup de feu au moment même où Gauvain meurt. Ainsi, chacun à leur façon, les trois personnages principaux du roman ont démontré par leurs actes une capacité à dépasser leurs antagonismes rigides pour vivre ensemble, unis par un désir profond, viscéral, presque inconscient : une injonction divine qui les pousse malgré leurs choix politiques à refuser la mort de leur semblable. Cette idée se retrouvait déjà chez Sand : les lois fondamentales de la République dérivent aussi chez elles d’un sentiment profond de l’âme, expression de notre vertu naturelle, permettant ainsi à tous, même à ceux qui ne sont pas encore parvenus à se départir de leur moi égoïste, d’agir en accord avec leur nature profonde. La peine de mort est ainsi, pour elle également, inconcevable dans un régime juste, puisqu’

 

une âme droite et pieuse ne saurait aborder la pensée et concevoir la résolution de l’homicide sans maudire et déplorer les circonstances qui placent l’honneur et la vie sous la sauvegarde du poignard.[33]

 

Quatrevingt-Treize se clôt par ce que l’on ne peut appeler autrement qu’une ascension :   

 

Et ces deux âmes, sœurs tragiques, s'envolèrent ensemble, l'ombre de l'une mêlée à la lumière de l'autre.

 

Au-delà de la mort, la réconciliation des deux positions révolutionnaires antagonistes se fait donc sous l’égide de Dieu. On pourrait aussi rêver à la rédemption future de Lantenac, qui, de fait, mérite au moins autant le paradis que Sultan Mourad, dans la première série de La Légende des Siècles, sauvé des Enfers pour avoir soulagé l’agonie d’un porc. La rédemption des personnages est religieuse, puisque l’âme lumineuse de Gauvain entraîne dans son sillage l’âme sombre de Cimourdain, qui est son alter ego ; elle est aussi historique, et correspond à la décision de Hugo d’assumer, après bien des hésitations, la révolution en bloc, « 89 aussi bien que 93 » comme il le dit dans William Shakespeare[34] ; ainsi inclut-il ici symboliquement, dans l’espace de la mémoire démocratique, aussi bien les républicains modérés que les jusqu’au-boutistes, selon un principe d’unité qu’il poursuivra avec les paysans vendéens, par le poème de la Nouvelle série de La Légende des Siècles « Jean Chouan ». 

 

Mais surtout, une telle fin revêt le sens d’un symbole politique extrêmement fort, puisqu’elle participe de la création d’une mythologie républicaine, réunissant les ennemis de l’Histoire d’hier autour d’une valeur absolue, à la fois religieuse et politique, pour renforcer la cohésion future de leurs descendants dans un régime juste à construire. Une telle fin dépasse l’individualité des destinées pour fournir au lecteur, comme George Sand avec le couple Albert-Consuelo, le modèle d’un noyau minimal de société, à méditer pour se figurer l’harmonie démocratique future. Ici les différences sont irréductibles ; il ne s’agit en aucun cas, même après la mort, d’une fusion dans un équivalent républicain de l’Un religieux. L’âme « coupée en deux »[35] que constitue le couple Gauvain-Cimourdain ne se ré-agrège pas, alors que la narration semblait nous y préparer ; l’âme sombre s’envole avec l’âme lumineuse, mais à aucun moment les deux ne se confondent. De même, Lantenac ne reniera jamais la monarchie, mais pourra un jour trouver sa place dans la société future, si, comme il s’est montré capable de le faire lors de l’épisode de la Tourgue, il baisse les armes devant les enfants que la République a adoptés.

 

Ainsi, la narration, dépassant le modèle uniciste propre aux sociétés religieuses, institutionnalise-t-elle symboliquement le dissensus comme fondement du débat démocratique – désignant le socle irréductible sur lequel pourra se construire la société future, celui que défend Gauvain tout au long du roman, contre les logiques « pragmatiques » de la nécessaire implacabilité en temps de guerre des deux autres : placer le respect de ma vie humaine au-delà de tout. Programme minimal, certes ; il ne suffit pas de ne pas se tuer et de cesser la guerre ouverte pour vivre ensemble ; mais programme courageux en contexte, puisque Hugo le proclame au moment où la Troisième République se fonde sur l’écrasement des communards.   

 

 

Cette acceptation du dissensus, son « institutionnalisation » au sein de l’espace littéraire comme, parfois, au sein des assemblées, font peut-être de Hugo le plus libéral des républicains romantiques. Mais du libéralisme il s’éloigne, radicalement, par sa foi politique. Il n’y a guère d’autre mot pour désigner cette certitude inquiète qui lui fait écrire « Plein Ciel[36] », l’« horizon » qu’ « on aperçoit du haut de la barricade [37]», la République universelle visionnée par Gauvain au pied de l’échafaud[38], toutes ces professions de foi en un avenir radieux que rien ne prouve et que presque tout dément, mais sans l’énergie desquelles le Progrès, seule vraie ligne de fuite du désir politique, s’éteindrait. C’est profondément en cela que la politique de Hugo est religieuse, parce que, je cite Claude Millet, la vraie « démocratie [est] cette communauté infinie d’âmes solidaires en Dieu », parce que « Démocratisation signifie intégration, union, le dissensus étant le moyen pour parvenir à la démocratie non son essence », parce que « la démocratie se reconnaît dans l’acte de relier, d’où vient le terme religion, la déliaison, la séparation, l’isolement étant précisément le fait de son opposé, la tyrannie », parce qu’elle « unit entre eux les êtres dans la cité, et […] qu’elle en appelle à leur âme », parce qu’elle « est en quelque sorte le nom politique de la Religion contre les religions »[39]. Mais aussi, et peut-être surtout, parce que cette démocratie-là rien, aujourd’hui comme hier, ne l’annonce ni ne la garantit – rien, sinon la foi et l’espérance.

 

D’où la véhémence de l’anticléricalisme hugolien, qui n’eut guère d’équivalent dans sa génération que celui d’un Michelet. De son discours de janvier 1850 à l’Assemblée législative contre la loi Falloux et jusqu’à sa mort, Hugo sut s’attirer les foudres de l’Église catholique et du « parti clérical », et il sut y répondre avec constance et pugnacité. Mais cet anticléricalisme est fort différent dans sa nature comme dans ses objectifs de celui qui domine le personnel politique républicain de gauche dans le dernier tiers du siècle. Il n’a pas grand-chose de commun avec celui d’un Ranc, d’un Clemenceau, d’un Combes – voire, pour revenir à la littérature, d’un Zola. Il n’émane pas de convictions athées ni même seulement d’un agnosticisme de combat, il ne s’appuie pas sur un scientisme plus ou moins ouvertement matérialiste, il ne milite pas même pour un refoulement du religieux en tant que tel hors de la sphère publique. Il est contemporain chez lui non d’un dépérissement de l’intérêt pour les questions religieuses, mais au contraire de leur regain spectaculaire, qui s’exprime alors dans toute son œuvre, notamment avec Dieu, de La Fin de Satan, le projet de préface des Misérables, mais aussi le dernier livre des Contemplations (« Au bord de l’infini ») ou, cinq ans avant sa mort, le volume poétique Religion et religions. Ce que Hugo combat dans le « cléricalisme », c’est son refus de la démocratie : c'est-à-dire à la fois son dogmatisme qui entrave toute institutionnalisation du dissensus et menace en permanence de rallumer la guerre civile,  son dévoiement du message évangélique dans sa collusion avec les puissances du passé, brouillant ainsi l’espérance « chrétienne » en une démocratie absolue toujours à venir – mais aussi, et peut-être surtout, sa défense d’un monopole institutionnalisé de la croyance. « À l’évêque qui [l]’appelle athée » (titre d’un poème de L’Année terrible (1872)), Hugo répondra toujours en substance : l’athée, c’est toi, catholique romain du dix-neuvième siècle – quant à moi, « Je refuse l’oraison de toutes les églises, je demande une prière à toutes les âmes. Je crois en Dieu. »

 

*

 

Les romantiques républicains ont donc tenté de concevoir un sujet aux confins du politique et du religieux, de l’individu et du collectif, de l’historique et de l’absolu. C’est dire à quel point l’avènement de la démocratie constitue pour eux une révolution : c’est l’entrée de l’ici-bas dans le royaume de Dieu. Faisant du citoyen un nouveau fidèle, ils ont infléchi les principes fondateurs des droits de l’homme, hérités des Lumières, dans le sens d’une évidence qui n’a plus rien de rationnel : ceux-ci émanent de ce « lieu de nos certitudes »[40], l’âme, qui est en relation directe avec Dieu et qui place l’individu en empathie avec les autres hommes, fondant naturellement la relation de fraternité et d’égalité qui l’unit aux autres citoyens en démocratie.

C’est aussi justement cette parcelle d’absolu, l’âme, que le poète sait écouter davantage que les autres, qui empêche le génie romantique de se retirer dans cette « autre réalité » qu’il perçoit, et à laquelle, comme le dit Albert Béguin pour Hugo, « toute une part de lui-même est vouée »[41]. Au contraire, elle lui assigne le devoir d’être au premier rang de la transformation de la société, et de tout faire pour qu’elle ressemble à cette patrie lointaine des âmes qu’il entrevoit dans ses songes, et qui, comme tout rêve, « vient de plus loin que moi-même, d’une réminiscence ancestrale ou d’une région qui n’est pas celle de mon âme individuelle »[42] – celle-là même que promettent à leur façon les religions révélées, et que les romantiques œuvrent à faire advenir, rompant avec celles-ci dans une optique providentialiste mais non traditionaliste. « Une nouvelle ère commence », comme disait Sand, qui porte toujours en elle, encore plus concrètement peut-être qu’avant, les promesses de la religion, mais se formule désormais sans dogmes, en termes d’action strictement politique.

À l’issue de cette brève enquête, on mesure mieux peut-être combien fut difficile, hésitante et longtemps disputée, l’émergence de cette « laïcité à la française », caractérisée par l’éviction du religieux hors de la sphère politique, sa privatisation sourcilleuse, son refoulement tendanciel dans la seule sphère de la conviction individuelle. L’examen de l’œuvre et de l’action de Lamartine, de Sand, de Hugo, dont on aurait tort de trop limiter la représentativité et l’influence, montre combien, dans la France postrévolutionnaire, le désir démocratique et républicain s’accompagna structurellement d’une aspiration à un théologico-politique inédit[43]

 


[2] Philosophie [projet de préface des Misérables], Œuvres complètes, Critique, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, p. 468.

[3] Actes et Paroles IV, Depuis l’exil, Œuvres complètes, Politique, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, p. 1037.

[4] Voir Avner Ben Amos, « Les Funérailles de Victor Hugo », dans P. Nora dir., Les Lieux de mémoire I, La République (1991), Paris, Gallimard, « Quarto », 1997, pp. 425-494, et M. Agulhon et M. Rébérioux, « Hugo dans le débat politique et social », dans P. Georgel dir., La Gloire de Victor Hugo, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1985, pp. 190-255.

[5] A. Béguin, L’Âme romantique et le rêve (1936), José Corti, LP, Biblio « Essais », 1991, p. 539.

[6] Ibid., pp. 539-540.

[7] Ibid.

[8] Ibid., Introduction p. XI.

[9] Ibid., p. 13.

[10] Œuvres complètes, Mémoires politiques I, tome XXXVII, chez l’auteur, 1863, p. 362.

[11] Selon l’expression de Ch.  de Rémusat, reprise par Dominique Dupart pour titre de son ouvrage Le Lyrisme démocratique ou la naissance de l’éloquence romantique chez Lamartine (1834-1849), Paris, Honoré Champion, 2012.

[12] M. Perrot, introduction à G. Sand, Politique et Polémiques, Belin, « Littérature et Politique », p. 11.

[13] Ibid., p. 7.

[14] Ibid., p. 41.

[15] G. Sand, Correspondance, éd. G. Lubin, Paris, Classiques Garnier, 1964-91, t. VIII, p. 640, L. 4050, à Mazzini, Nohant, 30 octobre 1848.

[16] M. Perrot, introduction à G. Sand, op. cit., p. 7.

[17] C. Millet, Le Légendaire au XIXe siècle, PUF, 1994, p. 134.

[18] G. Sand, Politique et Polémiques, éd. M. Perrot, Belin, « Littérature et Politique », Lettres au Peuple, pp. 239-242.

[19] Ibid., Aux riches, p. 231.

[20] Ibid., Lettres au Peuple, p. 243.

[21] G. Sand, La Comtesse de Rudolstadt, Phœbus, 1999, p. 130.

[22] Sur la dimension mystique de leur amour, cf. les paroles de Consuelo à propos d’Albert, alias le Chevalier : « Je sens que ma tête brûle et que mon cœur tressaille, comme s’il voulait s’élancer hors de moi et se perdre dans une autre âme... Tiens, je te le dirai tout simplement, car tout est dans ce mot : j’aime ! […] L’amour nous vient de Dieu. Il ne dépend pas de nous de l’allumer en notre sein, comme nous allumerions un flambeau sur l’autel » ; et la lettre d’Albert à Consuelo, p. 564 : « J’ai à peine vu vos traits, je ne sais rien de votre vie ; mais j’ai senti que mon âme vous appartenait, et que je ne pourrais jamais la reprendre. »

[23] Consuelo avait épousé Albert de Rudolstadt, gravement malade, en croyant n’éprouver pour lui que de l’estime ; persuadée qu’il est mort, elle tombe éperdument amoureuse d’un mystérieux Chevalier, qui s’avère in fine n’être autre qu’Albert.

[24] Ibid., p. 280.

[25] Ibid., p. 369.

[26] G. Sand, Correspondance, éd. G. Lubin, t. VIII, L. 3849, à F. Girerd, Paris, 6 mars 1848.

[27] Ibid., p. 242.

[28] Lettre à Ch. Meure, 1822 : « Je ne veux pas vous parler politique ; c’est trop savant et trop ennuyeux par-dessus le marché » ; Lettre à  Ch. Meure, Nohant, 17 septembre 1830 (Corr., t. I, p. 764, L. 319) : « Tant que je n’ai pas de barbe au menton, je puis bien m’amuser sans inconvénient à bâtir ma petite chimère dans mon cerveau »

[29] G. Sand, Lettre d’un voyageur, Lettre VI, à Everard (11 avril 1835), in Oeuvres Autobiographiques, Paris, Gallimard, “La Pléiade”, 1970, t. I, pp. 779-817.

[30] Ibid.

[31] « Écrit en 1846 », Les Contemplations, V, 3

[32] V. Hugo, Quatrevingt-Treize, p. 296.

[33] Ibid., p. 518.

[34] V. Hugo, William Shakespeare, IIIème Partie, Livre II, Chapitre I.

[35] V. Hugo, Quatrevingt-Treize, p. 291.

[36] La Légende des siècles. Première Série, XIV, II.

[37] Les Misérables, V, I, 5.

[38] Quatrevingt-Treize, III, VII, 5.

[39] Article « Démocratie », dans Cl. Millet et D. Charles (dir.), Dictionnaire Victor Hugo, Paris, Classiques Garnier, à paraître.

[40] A. Béguin, p. 539.

[41] A. Béguin, p. 502.

[42] A. Béguin, introduction p. X.

[43] Voir notamment « Permanence du théologico-politique ? », dans Cl. Lefort, Essais sur le politique. XIX°-XX° siècles, Paris, Le Seuil, « Esprit-Seuil », 1986, p. 251-300.