Yvette Parent : La défense de l'utopie et Victor Hugo

Communication au Groupe Hugo du 12 septembre 2015
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« Un immense besoin de dévouement, voilà la loi des mondes ; la nuit c’est la démocratie étoilée ; le firmament, c’est la république symbolique qui mêle les astres de tous les rangs et réalise la fraternité par le... – J’ai dit : L’avenir c’est l’hymen des hommes sur la terre / Et des étoiles dans les cieux. – ... rayonnement[1]. »

 

 

Préambule[2]

Les régimes qui viennent après la fin du XVIIIe siècle s’emploient à rendre inaudible l’héritage politique de la Révolution. Il faudra deux révolutions et une défaite pour remettre un peu de démocratie, de droits de l’homme et de liberté dans la marche en avant de l’histoire du XIXe siècle. Au-delà des luttes idéologiques, le vrai conflit est entre le libéralisme économique de type concurrentiel et le libéralisme politique appuyé sur l’égalité et la fraternité. Louis Blanc a fortement aidé Victor Hugo à en prendre conscience, mais non au point de lui en faire approfondir le mécanisme. Hugo lui emprunte des concepts (répartition, consommation, plus value, distribution, etc.), mais il n’entre pas ou peu dans le dysfonctionnement de la « compétition universelle » que dénonce Louis Blanc. Devant la catastrophe humaine que représente l’extension industrielle dont il voit les effets en suivant Adolphe Blanqui dans les caves de Lille, il passe tout à coup (l’exil aidant) du côté de l’utopie armée, tout en la regrettant. C’est ce parcours politique que j’ai essayé de suivre avec les énoncés du nom « utopie » au singulier et au pluriel dans son œuvre.

 

1ère partie

 L’évolution diachronique du mot

À l’aube du XVIe siècle, le mot « Utopia » dérivé du grec (« ou topos » = non lieu) conceptualisa et nomma la représentation d’un système idéal de société dans l’ouvrage que Thomas More, grand chancelier d’Angleterre et humaniste, fit paraître en 1516 : De optimo rei publicae statu, deque nova insula Utopia (De la meilleure forme de gouvernement et de la nouvelle île d’Utopie). Dans Pantagruel en 1532, Rabelais le maintint comme toponyme et le traduisit en français : il fit naître son héros, Pantagruel, de « Badebec fille du roy des Amaurotes en Utopie », pays qui est le royaume même de Gargantua son père.

L’Utopie, nom du pays de nulle part et de la contrée qui n’existe pas[3], devient un nom commun chez Leibnitz (Théodicée 1710) qui, au contraire de Platon dans La République, refuse l’idée d’un gouvernement idéal dirigé par la philosophie, car selon lui Dieu a créé le meilleur des mondes possibles. Voltaire lui répondit sans prononcer le nom d’« utopie »[4] dans un épisode de Candide où le pays d’Eldorado est la représentation fictionnelle d’un monde qui  fonctionne à l’inverse du reste de l’univers pour le plus grand bonheur de ses habitants. L’utopie comme genre littéraire sera encore illustrée au XIXe siècle, entre autres, par Étienne Cabet qui utilise cette forme romanesque pour vulgariser son idéal communiste dans Voyage en Icarie.

Pendant la Révolution française, le nom prend un sens politique qui oppose les valeurs et les principes aux attitudes pragmatiques. Camille Desmoulins, en 1793, fidèle à l’idéal  de 1789, attaque ainsi la pratique autoritaire du Comité de Salut Public : 

 

On voit que ce qu’on appelle aujourd’hui dans mes feuilles, du modérantisme, est mon vieux système d’utopie. On voit que tout mon tort est d’être resté à ma hauteur du 12 juillet 1789, et de ne pas avoir grandi d’un pouce non plus qu’Adam ; tout mon tort est d’avoir conservé les couleurs de la France libre [...] et de ne pas avoir renoncé aux charmes de ma république de cocagne[5].

 

Il est un des rares révolutionnaires à donner à « utopie » un sens positif, car par dégradation de sens le nom a fini par signifier une projection irréaliste, irréalisable et chimérique. Au XIXe siècle, les membres des différents partis s’accuseront réciproquement d’être des utopistes : la droite accusant les communistes et les socialistes d’utopie et de rêve, et ces derniers contre attaquant et qualifiant d’utopie le scientisme bourgeois. À gauche, Proudhon et Fourier s’accusent mutuellement de véhiculer des utopies et Blanqui critique les systèmes utopiques de Fourier, Saint-Simon et Proudhon :

 

Le communisme, qui est la Révolution même, doit se garder des allures de l’utopie et ne se séparer jamais de la politique […] Il lui est impossible de s’imposer brusquement, pas plus le lendemain que la veille d’une victoire. Autant vaudrait partir pour le soleil. Avant d’être bien haut, on se retrouverait par terre, avec membres brisés et une bonne halte à l’hôpital[6].

 

Pierre Leroux en 1848 dans De la ploutocratie tente d’arrêter à gauche le tir entre familles d’utopistes : « À quiconque parle de la nation, des intérêts de la nation, du peuple, des classes pauvres, des travailleurs ; à quiconque réclame au nom de la morale et de la raison, elle [la presse] dit dédaigneusement : vous êtes un utopiste ou un révolutionnaire[7] ». 

 

L’utopie comme genre littéraire

L’utopie comme genre littéraire possède une vocation didactique. Même ludique, comme dans Candide, le monde imaginaire vise à corriger le monde réel de ses maux politico sociaux. On trouve dans toutes les représentations de contrées utopiques des constantes dont les principales sont : la clôture, la dévalorisation monétaire, le collectivisme, le pacifisme.

La première condition pour que l’utopie fonctionne est d’intéresser un monde clos[8]. Chez Thomas More, le fondateur a séparé l’île du continent pour pouvoir réaliser son rêve. L’Icarie d’Étienne Cabet est aussi une île, et le pays d’Eldorado est enserré dans un cirque de montagnes infranchissables. Dans les représentations de l’utopie, les thèmes de la remise en question des échanges monétaires et de leur remplacement par la propriété collective sont liés. La société communiste de Cabet, est fondée sur le mot d’ordre « De chacun selon ses besoins. De chacun suivant ses forces[9]. » Le pays d’Eldorado a une monnaie fiduciaire, mais laisse les diamants et les pierres précieuse être les cailloux des chemins[10]. Chez Thomas More, l’économie et la propriété sont planifiées par l’État. Concession faite au monde réel, malgré le pacifisme dont se réclament les utopiens[11], ils doivent parfois faire la guerre pour se protéger des pays voisins ; de là le maintien d’une armée pour défendre l’île chez Thomas More, et la contrée chez Rabelais. Les régimes varient d’une utopie à l’autre, mais tous témoignent de la primauté de l’intérêt collectif. Exceptionnellement dans Gargantua Rabelais imagine l’Abbaye de Thélème sans muraille, sans horloge, mIXte et sans maîtres. La devise en est « FAY CE QUE VOULDRAS », mais ce contre couvent ne peut recevoir que de belles adolescentes de dIX à quinze ans et de beaux adolescents de douze à dIX-huit ans[12].

Dans la réalité, plusieurs tentatives furent faites au XIXe siècle pour créer des communautés selon les systèmes utopiques décrits par les auteurs (phalanstères fouriéristes, communautés saint-simonienne, etc.) ; c’est ce que Engels dénonce dans son ouvrage Socialisme utopique et socialisme scientifique en 1880[13].

Victor Hugo, quant à lui, se garde bien de situer géographiquement l’utopie et d’en faire un lieu circonscrit, ne serait-ce que de façon imaginaire, car il la veut universelle. Tout juste fait-il célébrer par Monseigneur Bienvenu dans Les Misérables « une petite république » idyllique, fidèle à un modèle ancien de communautarisme rural, située dans les environs de Digne :

 

Aux cantons qui ont le goût des procès et où les fermiers se ruinent en papier timbré, il [monseigneur Bienvenu] disait : – Voyez ces bons paysans de la vallée de Queyras. Ils sont là trois mille âmes. Mon Dieu ! c’est comme une petite république. On n’y connaît ni le juge, ni l’huissier. Le maire fait tout. Il répartit l’impôt, taxe chacun en conscience, juge les querelles gratis, partage les patrimoines sans honoraires, rend des sentences sans frais ; et on lui obéit, parce que c’est un homme juste parmi des hommes simples. 

 

Les conditions de cette harmonie politico sociale, inattendue sous le ier Empire, et où la vertu du premier magistrat est essentielle, donne à cette description une connotation rousseauiste.

Hugo cite plusieurs fois Thomas More de son nom latin Morus, et Campanella, mais jamais leurs œuvres ; ils sont dans la longue cohorte des victimes de la tyrannie, More en relation avec « le billot[14] », et Campanella torturé par l’Inquisition[15]. En ce qui concerne Cabet, il ne l’attaque pas directement mais qualifie en 1859 de « grotesques du socialisme, béatifiant l’Icarie ou adorant le circulus[16] » ses adeptes et ceux de Pierre Leroux.

 

La théorisation de l’utopie dans la perspective révolutionnaire : Anacharsis Cloots[17]

Michelet l’appelle « l’ange blanc  des cordeliers[18] ». Il a le type physique de l’utopiste rigoureux que Hugo décrit dans Les Misérables en évoquant Enjolras : « Beaucoup de front dans un visage, c’est comme beaucoup de ciel dans un horizon » (Roman II, 515). Anacharsis Cloots répond physiquement à cette exigence sur l’estampe dessinée et gravée faite au physionotrace par Edmée Quenedey en 1792 (estampe BNF n° 6251). Michelet a beau en faire une victime innocente, il est de son époque, c’est à dire de la Convention montagnarde, et malgré son pacifisme, il constate que : « le sang coule nécessairement lorsqu’un roi tergiverse, et force un peuple magnanime à s’armer contre sa pitoyable politique[19] ».

Sur bien des points, le Hugo de l’exil lui ressemble. Dès avant 1789 Cloots avait rédigé plusieurs écrits dénonçant le Révélationnisme, et pour contourner la censure, ce sont les miracles des religions juive et mahométane qu’il dénonçait clairement dans ses écrits[20]. En 1793, il reprendra les mêmes arguments en y ajoutant le christianisme :

 

Admettre un roi dans le firmament, c’est introduire dans nos murs le cheval de Troie, qu’on adore le jour et qui vous dévore la nuit. Un rêveur, dans son cabinet, peut se préserver des conséquences de sa folie platonique ; mais un peuple théiste devient nécessairement révélationniste, c’est à dire l’esclave des prêtres, des intermédiaires entre Dieu et lui, des médecins d’une âme damnable. Le Nil, fleuve, coule tout seul ; le Nil, dieu, marche avec un cortège. La nature, charmante par elle-même, perdrait beaucoup par une superfétation cabalistique. Le soi-disant theos gâte le très réel cosmos. (Écrits révolutionnaires,  641-643.)

 

À quoi Hugo fait écho dans la Première Série de La Légende des siècles, avec le grand navire triomphant qui est la métaphore de l’utopie dans « Plein Ciel : « Tout s’envola dans l’homme, et les fureurs, les haines, / Les chimères, la force évanouie enfin, / L’ignorance et l’erreur, la misère et la faim, / Le droit divin des rois, les faux dieux juifs ou guèbres, / Le mensonge, le dol, les brumes, les ténèbres, / Tombèrent dans la poudre avec l’antique sort, / Comme le vêtement du bagne dont on sort[21]. »

 Cloots est partisan de la république universelle, ce dont Hugo se souviendra lorsqu’il l’évoque dans Les Misérables en en faisant un des maîtres à penser de Combeferre :

 

Enjolras avait en lui la plénitude de la révolution ; il était incomplet pourtant, autant que l’absolu peut l’être ; il tenait trop de Saint-Just, et pas assez d’Anacharsis Cloots ; cependant son esprit dans la société des Amis de l’A.B.C. avait fini par subir une certaine aimantation des idées de Combeferre ; depuis quelque temps, il sortait peu à peu de la forme étroite du dogme et se laissait aller aux élargissements du progrès, et il en était venu à accepter, comme évolution définitive et magnifique, la transformation de la grande république française en immense république humaine. (Roman II, 939.)

 

2e partie

Utopie et utopies dans l’œuvre de Victor Hugo

C’est dans Les Misérables que les occurrences sont les plus nombreuses, posant le problème de l’utopie violente et de l’utopie pacifique en relation avec la révolution, l’insurrection  et l’émeute en général. Les textes regroupés dans Actes et Paroles i et II, concernant la période où Hugo intervient à la Chambre de façon militante ou prend position à partir de l’exil, contiennent aussi plusieurs énoncés qui définissent l’utopie comme principe directeur de la marche en avant de l’humanité.

 

I. Chronologie des énoncés

Avant 1848

Le nom « utopie » apparaît pour la première fois en 1832 dans la préface du Dernier jour d’un condamné en relation avec l’abolition de la peine de mort. On le retrouve en 1840 dans Les Rayons et les ombres, dans deux énoncés de « Fonction du poète » (Poésie I, 923 et 924). Utopie est employé ensuite trois fois dans Le Rhin en 1842, dont une fois pour qualifier l’Allemand : « [...] construire des utopies, déranger le présent, arranger l’avenir, faire éveillé tous les beaux songes qui voilent la laideur des réalités, oublier et se souvenir à la fois, et vivre ainsi, noble, grave, sérieux, le corps dans la fumée, l’esprit dans les chimères, c’est la liberté de l’allemand. » (« Conclusion XVII », Voyages, 424.)

De 1848 à 1870

Après Le Rhin, l’essentiel des énoncés – dont ceux des Misérables qui sont tous postérieurs à la reprise des Misères en 1860 – concerne l’évolution de la pensée politique de Victor Hugo à partir de 1848 (pendant la Deuxième République et pendant l’exil) jusqu’à la chute du Second Empire. À l’éclectisme des énoncés de la période précédente succède un recentrage sur la valeur performative du nom.

De 1871 à 1875

En août 1871, après le retour en France du poète, un vers de l’Année terrible fait référence à l’agression prussienne : « L’utopie est livrée au juge martial » (Poésie III, 156). À part cet élément actualisant, les énoncés suivants reprennent les grands thèmes des discours et des œuvres de 1848 à 1865. Ainsi en 1874 Quatrevingt-Treize fait écho aux Misérables et renoue avec la confrontation entre l’utopie violente et l’utopie pacifique[22]. Dans Le Droit et la loi qui servit d’introduction à « Avant l’exil », le premier des trois livres des discours et textes politiques que Hugo fit publier en juin 1875, il réaffirme l’idée de paIX perpétuelle (Actes et Paroles i, 84). Dans « Une rougeur au zénith », poème de juillet 1875, il menace les forces réactionnaires qui asservissent les peuples[23], et en novembre 1875 dans Ce que c’est que l’exil, il récapitule les idéaux au nom desquels on l’a condamné[24]. Après 1875, le mot « utopie » disparaît du vocabulaire de l’œuvre numérisée.

 

 II. Sémantique et rhétorique du nom

L’utopie est prioritairement chez Hugo un concept du vocabulaire politique et un terme  générique. Au singulier avec l’article défini comme seul déterminant[25], c’est un abstrait à valeur absolue et il est laudatif. Sans déterminant et comme simple concept, il donne lieu à une sentence optimiste : « Utopie aujourd’hui, chair et os demain » (Mis., 513), et, pris adverbialement dans Le Rhin, il a une fonction concessive dans un contexte de pacification : « la civilisation [...] ira s’éloignant de plus en plus chaque jour de cette Charybde qu’on appelle guerre et de cette Scylla qu’on appelle révolution. Utopie, soit » (Voyages, 429).

Utopie sert de synonyme à l’abolition de la peine capitale dans la deuxième préface du Dernier jour d’un condamné[26]. En 1829 ce récit avait été le point de départ d’une longue lutte que Victor Hugo soutiendra toute sa vie contre la peine de mort. L’événement déclencheur de la nouvelle préface est le procès des quatre ministres de Charles x que la Chambre des pairs ne voulait pas condamner à mort en 1830, ce qui fit songer à l’abolition. « Remarquez, messieurs, qu’hier encore, vous traitiez cette abolition d’utopie, de théorie, de rêve, de folie, de poésie » (Roman I, 404), ironise le poète sans illusion sur  la réhabilitation de l’utopie, mais qui l’avait trouvé bonne à saisir. Le projet abandonné, il constate sarcastiquement le revirement des politiques en employant l’article défini dans un cas et en supprimant le déterminant dans l’autre : « Le procès des ministres fut mené à fin. Je ne sais quel arrêt fut rendu. Les quatre vies furent épargnées. Ham fut choisi comme juste milieu entre la mort et la liberté. Ces divers arrangements une fois faits, toute peur s’évanouit dans l’esprit des hommes d’État dirigeants, et avec la peur l’humanité s’en alla. Il ne fut plus question d’abolir le supplice capital ; et une fois qu’on n’eut plus besoin d’elle, l’utopie redevint utopie, la théorie, théorie, la poésie, poésie[27]. » (Roman I, 407.)

Par la suite, Hugo confrontera souvent le sens dépréciatif que ses détracteurs confèrent à l’utopie au sens positif que lui-même lui assigne. Il prend néanmoins à son compte le sens dépréciatif lors d’une séance au Conseil d’État du 17 septembre 1849, préparatoire à la loi sur les théâtres, quand il confronte l’utopie à la nécessité de l’organisation : « Ce ne sont point là des utopies, des rêves [...] La liberté est un principe fécond ; mais pour qu’elle produise ce qu’elle peut et doit produire, il faut l’organiser. » (Actes et paroles I, Politique, 372.) Cette rupture entre le dire et le faire se retrouve dans un passage du discours sur la misère qu’il ne put pas prononcer à l’Assemblée en 1851 : « Les Assemblées ont en général fort mal accueilli les orateurs qui sont venus leur proposer des systèmes. “Charlatanisme” s’écrie-t-on. Monsieur Louis Blanc, Monsieur Proudhon, Monsieur Victor Considérant, Monsieur Pierre Leroux, l’ont éprouvé. Quand on se hasarde à exposer une théorie sociale à la tribune, au milieu des interruptions, des rires, des murmures, tout système devient une utopie, toute utopie est un abîme. Eh bien, moi, Messieurs, je ne vous appellerai pas sur ce terrain de l’inconnu, je ne vous apporterai pas de théories ou de systèmes, je ne vous dirai pas ce que vous pourriez faire, mais je vous dirai ce que vous pourriez ne pas faire[28]. » Après le coup d’État, l’action parlementaire n’étant plus possible, il restait à Victor Hugo à brandir l’utopie pour mettre le verbe au service de l’insurrection permanente.

La métaphore est peu présente dans les énoncés d’utopie, mais dans « Fonction du poète » des Rayons et les Ombres s’élabore l’allégorie d’une humanité naissante guidée par ceux que, dans William Shakespeare, Hugo appellera les génies : « Un œuf, l’aiglon, un gland le chêne / Une utopie est un berceau !/ De ce berceau, quand viendra l’heure, / Vous verrez sortir, éblouis, / Une société meilleure[29] », La même métaphore se retrouve dans Actes et Paroles II en 1865, où Dante couve :

 

Dante couvait au treizième siècle l’idée éclose au dIX-neuvième. Il savait qu’aucune réalisation ne doit manquer au droit et à la justice, il savait que la loi de croissance est divine, et il voulait l’unité de l’Italie. Son utopie est aujourd’hui un fait. Les rêves des grands hommes sont les gestations de l’avenir. Les penseurs songent conformément à ce qui doit être. (« Le Centenaire de Dante », Politique, 570.)[30]

 

On relève aussi dans Les Misérables une métaphore géologique au chapitre des  Mines où l’auteur évoque « tout cet immense système veineux souterrain du progrès et de l’utopie » (Mis., 570), ainsi qu’une métaphore mythologique : « C’est toujours à ses risques et périls que l’utopie se transforme en insurrection, et se fait de protestation philosophique protestation armée, et de Minerve Pallas. » (Roman II, 975.)

Plus qu’à l’analogie, le nom donne lieu à des équivalences sémantiques sur l’axe paradigmatique[31]. Dans le paradigme des presque synonymes, on trouve souvent les noms « idéal », « avenir », « progrès », « lumière" et l’association utopie / rêve ou son équivalent songe au sens laudatif[32], avec toutefois pour rêve une restriction de l’auteur qui s’appuie sur la capacité performative qu’il donne au mot « utopie » : « Rêver la rêverie est bien, rêver l’utopie est mieux. » (William Shakespeare, 399.) 

Dans Les Misérables, comme synecdoque d’abstraction, l’utopie devient un concret, un bateau à vapeur expérimenté à Paris en 1817 : « Une chose qui fumait et clapotait sur la Seine avec le bruit d’un chien qui nage allait et venait sous les fenêtres des Tuileries, du pont Royal au pont Louis XV ; c’était une mécanique propre à pas grand-chose, une espèce de joujou, une rêverie d’inventeur songe-creux, une utopie ; un bateau à vapeur » (Roman II, 96).  Hugo reprend le même procédé dans Les Travailleurs de la mer, pour nommer la Durande que Mess Lethierry arme pour faire la traversée de Guernesey à Saint-Malo[33], et ironise de la même façon sur les incrédules à l’égard des sciences et des techniques.

 

III. Vous avez dit « pluriel »

Le passage du nom dans la catégorie du pluriel induit une variation sémantique : il est nombrable, renvoie à des contextes culturels variés, et utopie au singulier devient alors implicitement un terme générique qui rassemble des formes diverses d’idéologies. Dans Les Misérables, au chapitre intitulé « Les mines et les mineurs »,  Hugo met les utopies plurielles en relation avec les hommes et les courants qui les ont conçues : « Les utopies cheminent sous terre dans les conduits » (Mis., 569) ; il les attribue par métonymie au christianisme primitif, à l’Encyclopédie, à Jean-Jacques Rousseau, Diogène, Calvin, Socin ; plus bas à Jean Huss, Luther, Descartes, Voltaire, Condorcet, Robespierre, Babeuf et Marat ; et enfin à Saint-Simon, Owen, Fourier « qui sont là aussi dans des sapes latérales » (Mis., 570). Il conclut alors à  leur finalité : « La société se doute à peine de ce creusement qui lui laisse sa surface et lui change les entrailles. Autant d’étages souterrains, autant de travaux différents, autant d’extractions diverses. Que sort-il de toutes ces fouilles profondes ? L’avenir. » (Mis., 569.)

Dans « Plein ciel[34] », utopies renvoie à la somme des découvertes scientifiques qui amènent l’homme désormais à la conquête de l’espace : « Devant nos rêves fiers, devant nos utopies / Ayant des yeux croyants et des ailes impies, / Devant tous nos efforts pensifs et haletants, / L’obscurité sans fond fermait ses deux battants ; / Le vrai champ enfin s’offre aux puissantes algèbres ; / L’homme vainqueur, tirant le verrou des ténèbres, / Dédaigne l’Océan, le vieil infini mort. / La porte noire cède et s’entre-baille. Il sort ! »

Dans Ce que c’est que l’exil[35], Victor Hugo, faisant parler ceux qui lui reprochent sa résistance à Napoléon III, emploie ironiquement le pluriel pour catégoriser les nombreux  points de son programme socio économique et les lois qui en sont la synecdoque : « C’était affreux. Et que d’utopies abominables ! » (Politique, 401.) Le pluriel est aussi l’occasion pour lui d’insister par une sorte d’emphase temporelle sur les réformes à faire et sur leur caractère inéluctable, comme dans cet énoncé prédictif concernant la paIX perpétuelle dans Le Rhin : « Mais qu’on ne l’oublie pas, quand elles vont au même but que l’humanité, c’est-à-dire vers le bon, le juste et le vrai, les utopies d’un siècle sont le fait du siècle suivant  » (Voyages, 429).

C’est le mot « édénisation » qui désigne l’aboutissement des processus utopiques dans Les Misérables ; néologisme que seul Hugo emploie, lui qui en crée peu habituellement[36].  Ce nom dérive d’éden, bien sûr, mais au lieu d’en faire le jardin de l’innocence perdue, le poète en fait l’événement qu’attend l’humanité et en attribue le projet aux hommes du faubourg Saint-Antoine en 1793 :

 

Ces hommes hérissés qui, dans les jours génésiaques du chaos révolutionnaire, déguenillés, hurlants, farouches, le casse-tête levé, la pique haute, se ruaient sur le vieux Paris bouleversé, que voulaient-ils ? Ils voulaient la fin des oppressions, la fin des tyrannies, la fin du glaive, le travail pour l’homme, l’instruction pour l’enfant, la douceur sociale pour la femme, la liberté, l’égalité, la fraternité, le pain pour tous, l’idée pour tous, l’édénisation du monde, le Progrès ; et cette chose sainte, bonne et douce, le progrès, poussés à bout, hors d’eux-mêmes, ils la réclamaient terribles, demi-nus, la massue au poing, le rugissement à la bouche. C’étaient les sauvages, oui ; mais les sauvages de la civilisation. (Mis. 675).

 

Le mot « progrès » est sur l’axe paradigmatique de « édénisation » et l’on peut y mettre aussi « civilisation ». C’est donc à l’aune du progrès socio politique que Hugo va juger l’histoire et ceux qui la font.

Au siècle dernier, comme l’utopie a à voir avec le rêve, on l’a confondue  parfois avec le mythe ; à tort, car le mythe fonctionne de manière irrationnelle et inconsciente alors que l’utopie part des faits et / ou des principes et en organise le bon fonctionnement dans un processus déductif[37]. Le peuple chez Victor Hugo relève d’un projet utopique à long terme, non d’un mythe.

 

L’historisation de l’utopie : « la révolution française est un geste de Dieu[38] »

Même si littérairement la représentation utopique avait pour but de remédier à une réalité affligeante, elle restait en dehors du temps (une « uchronie », comme la qualifient certains commentateurs). Hugo choisit de la faire entrer dans l’Histoire et de lui donner pour lieu la terre entière et pour point de départ la Révolution française[39]. Ce choIX doit beaucoup à Louis Blanc que Hugo nomme « l’austère et l’illustre historien » dans Les Misérables (Roman II, 661), et dont il suit l’orientation pro robespierriste dans L’Histoire de la Révolution française que Louis Blanc fit paraître de 1847 à 1862[40]. Comme lui, Hugo considère que la première condition pour que l’utopie s’accomplisse est la république, et la deuxième la démocratie. C’est donc sur un programme politique qu’il fonde l’utopie pour qu’elle se réalise. Son historisation est le point de départ  d’une chronologie qui n’est pas achevée au moment de l’énonciation, mais dont 1793 est le moment fort. La Constitution de l’An i n’est certainement pas étrangère à ce choIX : elle est une des plus démocratiques qu’on ait jamais écrite, affirmant même le droit à l’insurrection en cas de défaillance de l’État[41]. Elle est aussi celle qui ouvre l’avenir en proclamant la république appuyée sur les Droits de l’homme et la devise Liberté Égalité Fraternité.

Lors d’une séance violente à la Chambre le 18 juillet 1851, Hugo répondit au ministre Baroche qui n’avait cité de sa déclaration du printemps 1848 aux électeurs que la première partie. « Deux républiques sont possibles » (Politique, 383), disait-il alors. Il refusait la première « celle que l’on pouvait redouter à cette époque du 15 mai et du 23  juin[42] » dont il précisait qu’« elle abattra le drapeau tricolore sous le drapeau rouge, fera des gros sous avec la colonne, jettera bas la statue de Napoléon, dressera la statue de Marat […] ajoutera à l’auguste devise : Liberté, Égalité, Fraternité l’option sinistre ou la mort » (Politique, 381) ; mais l’autre était la bonne et correspondait au programme pacifique de l’utopie : « l’autre sera la sainte communion de tous les Français dès à présent et de tous les peuples un jour dans le principe démocratique » (Politique, 383).

Moins d’une décennie après, dans Les Misérables, Victor Hugo  avait « dit son fait à Napoléon » et fait de Cambronne le vrai vainqueur de Waterloo[43]. Il avait partiellement réhabilité Marat, était monté sur la barricade avec Enjolras et avait brandi le drapeau  rouge avec M. Mabeuf en criant « – Vive la révolution ! vive la république ! Fraternité ! égalité ou la mort ! » (Mis., 894.).  Pendant ces dIX ans d’exil, les deux républiques avaient fini par n’en faire qu’une, celle que Victor Hugo allait brandir contre Napoléon Bonaparte dit Napoléon le Petit.

 

 Les défenseurs de l’utopie : les utopistes et la dimension épique

Pendant la Révolution, le nom « utopiste » a remplacé utopien, comme partisan d’une utopie. L’utopiste est celui qui construit l’utopie comme système mais le nom utopisme n’existant pas[44], on a créé l’adjectif substantivé. Le mot « utopiste », toujours au pluriel, apparaît peu dans l’œuvre numérisée ; deux fois dans Les Misérables, une fois dans Actes et Paroles I où Hugo évoque ironiquement, en 1851, Montesquieu, Turgot, Franklin, Guizot, Louis-Philippe, entre autres, comme « les utopistes anarchiques » qui disputent à la guillotine le droit « à couper des têtes ». (« Tribunaux », Politique, 311). Dans Les Misérables, les utopistes sont les hommes des Lumières (« les utopistes, Rousseau en tête », Roman II, 788) et les jeunes insurgés de 1832 (« Ce jeune cénacle d’utopistes »[45]) que l’auteur qualifie par périphrases laudatives : « les glorieux combattants de l’avenir, les confesseurs de l’utopie » (Mis., 976). À la dérivation en iste qui suppose un système, Hugo préfère les évoquer comme des « héros ».

 

I. Le portrait physique et moral de l’utopiste : figure de fille et cœur de lion

L’utopiste est d’abord le poète lui-même, et par conséquence Victor Hugo, dans Les Rayons et les Ombres : « Le poète en des jours impies / Vient préparer des jours meilleurs. / Il est l’homme des utopies / Les pieds ici, les yeux ailleurs. » (Poésie I, 923.) Par Marius interposé, il en donne le portrait « pensif[46] » dans Les Misérables :

 

Marius à cette époque était un beau jeune homme de moyenne taille avec d’épais cheveux très noirs, un front haut et intelligent, les narines ouvertes et passionnées, l’air sincère et calme, et sur tout son visage je ne sais quoi qui était hautain, pensif et innocent. Son profil, dont toutes les lignes étaient arrondies sans cesser d’être fermes, avait cette douceur germanique qui avait pénétré dans la physionomie française par l’Alsace et la Lorraine, et cette absence complète d’angles qui rendait les sicambres si reconnaissables parmi les romains et qui distingue la race léonine de la race aquiline. (Mis., 553.)

 

Guy Rosa dans la note qu’il consacre à ce passage (Roman II, 1199, note 1) constate qu’il s’agit en effet d’un autoportrait de Hugo à vingt ans à la différence près que le poète était blond châtain. Mais si l’on complète Marius par Enjolras au moment de son discours qui dit l’utopie sur la barricade, la blondeur est là et le lion est à proximité : « Tout à coup, il dressa la tête, ses cheveux blonds se renversèrent en arrière comme ceux de l’ange sur le sombre quadrige fait d’étoiles, ce fut comme une crinière de lion effarée en flamboiement d’auréole [...] » (Mis. 940). Il n’existe pas de race léonine, tout juste des félidés d’un genre groupant des espèces voisines, mais Hugo donne à l’utopie, lorsqu’elle s’incarne dans un très jeune homme, un visage à l’ossature douce et harmonieuse, dont la « chevelure tumultueuse » (Mis. 515), par contraste, symbolise la violence latente et le courage. Outre l’auréole de ses cheveux, Hugo insiste deux autres fois sur la parenté métaphorique d’Enjolras avec l’ange[47] : il est « angéliquement beau » (Mis. 514) et est comparé au chérubin d’Ézéchiel. L’ambiguïté de l’ange se retrouve dans sa jeunesse (« Déjà homme, il semblait encore enfant », Mis. 515) et le caractère féminin de son physique (« il avait une jeunesse excessive fraîche comme chez les jeunes filles », Mis. 515) ; il est sur ce  point le frère de Gauvain près d’être guillotiné dans Quatrevingt-Treize :

 

Jamais il n’avait apparu plus beau. Sa chevelure brune flottait au vent ; on ne coupait pas les cheveux alors. Son cou blanc faisait songer à une femme et son œil héroïque et souverain faisait songer à un archange. Il était sur l’échafaud, rêveur. (Roman III, 1064.)

 

Le contraste entre l’apparence enfantine, la beauté presque féminine, et la violence révolutionnaire ou insurrectionnelle dans laquelle ces personnages se meuvent, aboutit dans le portrait de l’utopiste à un oxymore fictionnel.

 

II. Utopistes et  insurrection : « République ou la mort[48] »

Si  Cloots met en relation l’utopie et la révolution, la barricade Saint-Merry de 1832 qui sert de référent dans Les Misérables  à la barricade Chanvrerie unit l’utopie à l’insurrection, car  pour Hugo les deux mots sont devenus synonymes ; au point qu’il crée le mot composé « utopie insurrection » (« L’utopie insurrection combat, le vieux code militaire au poing [...][49]  ») et fait de la mort le mot d’ordre de l’utopie insurrection qui échoue. Les deux barricades se font écho dans le roman, et le glas de l’église Saint-Merry sert de fond sonore à l’action de la barricade Chanvrerie ; les paroles de Jeanne : « – Il est quatre heures... Dans une heure nous serons tous morts !!... » servent aussi de repère chronologique à son agonie.

Traditionnellement, Charles Jeanne, chef de la barricade Saint-Merry en 1832 est donné comme modèle d’Enjolras, incarnation de l’utopie dans Les Misérables. Il est pourtant différent de lui. Dans le livre qu’il consacre à Jeanne, Thomas Bouchet donne de précieux renseignements sur le personnage[50]. Il a 32 ans quand il commande à Saint-Merry ; il a été à quatorze ans soldat de l’Empire, licencié sans solde sur la Loire après les Cent jours. Soldat à nouveau en 1823, médaillé de juillet et garde national, membre aussi de la société Gauloise (signalée une fois dans Les Misérables, Roman II, 673), société mIXte faite de carlistes et de républicains[51]. Il est pendant les barricades, à Saint Merry, au centre  de ce que Le Moniteur universel du 8 juin 1832 nomme « le foyer de l’insurrection ». Thomas Bouchet signale qu’il « parvient à s’extraire de la barricade les armes à la main, juste avant l’assaut final[52] ». Arrêté sur dénonciation par la suite, son procès en fait un héros médiatique que se disputent les journaux. Louis Blanc sera son chantre dans Histoire de dIX ans. Politiquement, Thomas Bouchet le décrit comme le contraire d’un républicain rouge. Il hait Louis Philippe, se réfère, certes, à 1789 et à Valmy, mais paraît plus bonapartiste que républicain et plus patriote que désireux de se poser la question sociale et d’affirmer la priorité de l’éducation. Transféré au Mont-Saint-Michel, puis à Bicêtre, puis à Doullens, il meurt l’année de l’amnistie en 1837.

Charles Lagrange est l’autre référent possible d’Enjolras par l’admiration que lui portent des hommes comme Lamennais qui célébra avec enthousiasme les discours qu’il tint devant ses juges[53] et essaya d’être son défenseur lors du procès des insurgés de la seconde révolte des canuts de 1834, « procès d’avril » ou « procès monstre » selon la presse. En 1834, ce républicain sincère, membre de la  société du Progrès, commandait sur la barricade de la place des Cordeliers à Lyon. Dans son œuvre numérisée, Hugo cite plusieurs fois Lagrange au long de sa carrière que résume très bien Guy Rosa dans l’Index de l’édition d’Histoire d’un crime[54]. Devant la chambre des Pairs en 1835, Charles Lagrange  intervint pour dénoncer le sort des ouvriers lyonnais et essayer de sauver le projet utopique du combat mutuelliste en célébrant l’association ouvrière :

 

Tous les hommes du peuple sont accourus à notre voIX, et nous leur avons dit : associez-vous ! Associez-vous, parce que, quand vous serez réunis, vous pourrez porter haut votre parole […] Quand nous avons vu les associations s’élever, protectrices, bienfaisantes, nous avons été heureux, parce que nous avons compris qu’on allait réaliser la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, le triomphe du peuple, comme nous l’entendons, c’est à dire la plus grande masse de bonheur possible pour le plus grand nombre possible d’hommes du peuple[55].

 

Suivre son parcours dans ce qu’en dit Hugo illustre la spécificité de la fiction par rapport au réel. Dans Les Misérables, le procès est déplacé de 1835 en 1832 pour les besoins du narrateur et Charles Lagrange harangue et réconforte ses compagnons à la Conciergerie  et non sur une barricade[56].

Contrairement aux personnages romanesques, aucun des deux référents possibles d’Enjolras dans la réalité n’est tué au combat ; ni Jeanne en 1832 à Saint-Merry, ni Lagrange lors de la semaine sanglante de la CroIX-Rousse à Lyon ; mais d’autres moins connus le furent, des « passant[s] héros » comme les nomme l’auteur (Roman II, 934) ; ils participent de l’utopie qui se bat, meurent en grand nombre, font des  tas sanglants sur le pavé et écrivent sur les murs : « Vivent les peuples ! » (Roman II, 931). Dans la préface qu’il donne à Histoire d’un crime, Jean-Marc Hovasse remarque que Hugo, pendant le Coup d’État de 1851 se montre très expert en barricade : « Si l’auteur d’Histoire d’un crime reconnaît au début avec humilité que “l’expérience du procédé révolutionnaire [lui] manquait” (i, 7), il l’acquerra avec une rapidité déconcertante – à croire qu’il avait de très bonnes prédispositions[57]. »

 

Hugo et la problématique de l’utopie

  I. Le facteur temps

Le facteur temps peut être un avantage quand, grâce au regard sur le passé, on constate que des utopies ont pu se réaliser. Ainsi dans son discours sur La Liberté de l’Enseignement du 15 janvier 1850, Hugo défend-il contre la loi Falloux et par récurrence la pertinence de la laïcité en matière d’éducation : « J’entends maintenir, quant à moi, et au besoin faire plus profonde que jamais, cette antique et salutaire séparation de l’Église et de l’État, qui était l’utopie de nos pères, et cela dans l’intérêt de l’Église comme dans l’intérêt de l’État. »  (Politique, 219.) Sous forme de prophétie, l’utopie est brandie par ailleurs comme une menace à long terme dont Dieu sera le garant contre les puissants dans Les Quatre vents de l’esprit rédigé en 1875 :

 

Quoi ! ce n’est pas réel parce que c’est lointain !

Ne croyez pas cela, vous qu’un hasard hautain,

Une chance, une erreur, l’invention des prêtres,

Un mensonge quelconque, a fait rois, princes, maîtres,

Papes, sultans, césars, czars, qui que vous soyez,

Qui tenez les vivants sous le sceptre ployés,

Et qui mettez Berlin, Stamboul, Pétersbourg, Rome,

Les ténèbres, le dogme et le sabre, sur l’homme

Vous qui vous croyez grands et nous croyez petits,

Regardez la lueur, et soyez avertis

Que nous ne serons pas toujours le troupeau triste,

Rois, et que l’avenir, ce flamboiement, existe.

On vous rassure. On dit : utopie ! Eh bien non ;

Ayez peur.

(« Une rougeur au zénith », Poésie III, 1361.)

 

Plusieurs énoncés déplorent néanmoins le décalage entre l’utopie et sa réalisation future, et Hugo le constate en période électorale en décembre 1848 à propos de militants dont il diffère : « L’affiche faisait les promesses habituelles des partis extrêmes, théories, spéculations, utopies, qui n’ont souvent d’autre tort que de vouloir devenir immédiatement des réalités. Tort grave, car la première condition de toute moisson  c’est la maturité. » (Choses Vues, Histoire, 1122.)  C’est un des thèmes itératifs des Misérables où Hugo consacre tout un chapitre (« Les morts ont raison et les vivants n’ont pas tort[58] ») à l’utopie qui anticipe. Cette antériorité suscite la violence et rencontre l’hostilité des individus ordinaires : « L’utopie qui s’impatiente et devient émeute sait ce qui l’attend ; presque toujours elle arrive trop tôt » (Mis., 975).

 

II. La double incarnation de l’utopie : le soldat et le penseur 

Victor Hugo et Louis Blanc se rejoignent pour souhaiter que les idées soient le moteur pacifique de l’Histoire. Mais à partir de 1851, tant que la république et la démocratie sont absentes, l’insurrection est militairement et politiquement pour Hugo un moyen légal de faire progresser l’utopie. C’est ce qui la différencie de l’émeute, bien que parfois l’émeute se continue en insurrection et se termine en révolution. Concernant la violence utopique insurrectionnelle, Hugo réfléchit dans Les Misérables à ce que représentent les positions distinctes d’Enjolras et de Combeferre. Selon que l’on va de l’un à l’autre, on a « le progrès en pente douce » que souhaite Combeferre (Roman II, 516) ou « l’apocalypse révolutionnaire » d’Enjolras (Roman II, 515). Les moyens violents les séparent ; en ce qui concerne Combeferre «  dans la vérité, un 93 l’effarait » (Roman II, 516) ; quant à Enjolras « soldat de la démocratie[59] », en réponse à la violence d’État, « il était resté de cette école épique et redoutable que résume ce mot : Quatrevingt-treize » (Roman II, 939). Mais, dans le récit, Hugo plonge Combeferre dans la fumée brûlante du corps à corps en même temps qu’il dresse la liste des morts qui l’accompagnent : « Bossuet fut tué ; Feuilly fut tué ; Courfeyrac fut tué ; Joly fut tué ; Combeferre, traversé de trois coups de bayonnette dans la poitrine au moment où il relevait un soldat blessé, n’eut que le temps de regarder le ciel et expira » (Roman II, 982). Jean Prouvaire, le doux poète, était mort le premier, fait prisonnier et exécuté aussitôt ; Bahorel avait suivi, transpercé par un garde municipal. C’est précédé de ce cortège de « héros » qu’Enjolras va représenter l’ultime héroïsme de l’utopie avec l’ironique et cordial Grantaire : Don Quichotte et Sancho Pança, la foi et le doute solidaires.

Dans Quatrevingt-Treize, les deux utopies de la paIX et de la violence sont situées au sein même de la Convention : « À ces hommes pleins de passions étaient mêlés des hommes pleins de songes. L’utopie était  là sous toutes ses formes, sous sa forme belliqueuse qui admettait l’échafaud, et sous sa forme innocente qui abolissait la peine de mort ; spectre du côté des trônes, ange du côté des peuples », écrit Hugo[60]. Le long dialogue final de Cimourdain et de Gauvain réalise la même confrontation dans le cadre mortifère du cachot quant aux deux visages de l’utopie, celle à court terme du soldat, celle à long terme du penseur :

 

Ô mon maître, voici la différence entre nos deux utopies. Vous voulez la caserne obligatoire, moi, je veux l’école. Vous rêvez l’homme soldat, je rêve l’homme citoyen. Vous le voulez terrible, je le veux pensif. Vous fondez une république de glaives, je fonde... Il s’interrompit : – Je fonderais une république d’esprits. (Roman III, 1059.)

 

III. Les contradictions de l’utopie. La violence des moyens : le je et l’autrui.

« […] les insurgés sentirent retomber sur eux cette espèce de chape de plomb que l’indifférence du peuple jette sur les obstinés abandonnés. » (Les Misérables, Roman II, 957.)

« L’utopie d’ailleurs, convenons-en, sort de sa sphère radieuse en faisant la guerre, constate Hugo dans Les Misérables. Elle, la vérité de demain, elle emprunte son procédé, la bataille, au mensonge d’hier. Elle, l’avenir, elle agit comme le passé. Elle, l’idée pure elle devient voie de fait. Elle complique son héroïsme d’une violence, dont il est juste qu’elle réponde ; violence d’occasion et d’expédient, contraire aux principes, et dont elle est fatalement punie  » (Mis. 976). La violence de l’utopie insérée dans l’Histoire est pourtant due à la référence historique originelle qu’il a choisie : 1793[61]. Il ne souhaite évidemment pas que la Terreur de la ière République se reproduise, mais il n’a pas non plus l’illusion que le progrès se déroulera sans heurts[62]. Il a fait justifier 1793, lors de la rencontre entre l’évêque de Digne et l’ancien conventionnel, par l’urgence de la défense républicaine et le poids des séquelles de l’Ancien Régime. Mais en 1871, il reproche à la Commune de Paris la mort des otages et, en juin 1848, il reproche à l’émeute de n’être ni républicaine, ni démocratique. Néanmoins la scission entre la minorité sociale qui s’insurge et le peuple votant légal brouille les données du problème proprement politique et fait s’interroger Victor Hugo sur l’équité du peuple souverain. Qu’est-ce d’ailleurs que ce peuple souverain qui dans les campagnes se sent menacé par le fameux « spectre rouge » que Hugo dénonce dans Les Misérables[63] ? Le poème des 7.500.000 oui qui inaugure L’Année Terrible dit assez le désarroi du poète à ce sujet : « La foule et le songeur ont des rencontres rudes[64] ».

La Révolution française en proclamant les Droits de l’Homme avait donné à l’individu ses lettres de noblesse et, à plusieurs reprises, Hugo a insisté sur le caractère non réductible de  l’individu au nombre[65]. La relation du je avec autrui est censée être réglée par le contrat social ; mais qui dit contrat dit aussi qu’il peut être rompu. En mettant en accusation l’utopie violente dans Les Misérables, Hugo constate les bonnes raisons qu’ont les individus ordinaires de ne pas suivre les utopistes[66], mais il dénonce aussi la responsabilité des politiques pragmatiques :

 

[...] dans les époques dites époques paisibles, on dédaigne volontiers les idées, il est de bon goût de les railler. Rêve, déclamation, utopie ! s’écrie-t-on. On ne tient compte que des faits, et plus ils sont matériels, plus ils sont estimés ; on ne fait cas que des gens d’affaires, des esprits pratiques comme on dit dans un certain jargon (Très bien !), et de ces hommes positifs, qui ne sont, après tout, que des hommes négatifs  (C’est vrai !), Discours sur « La Déportation, du 5 avril 1850, à l’Assemblée Nationale.[67]

 

Il met assez sèchement le peuple souverain face à ses responsabilités : « En somme, convenons-en, lorsqu’on voit le pavé, on songe à l’ours, et c’est une bonne volonté [l’utopie] dont la société s’inquiète. Mais il dépend de la société de se sauver elle-même ; c’est à sa propre volonté que nous faisons appel » (Mis., 977).

 

IV. L’homme sans utopie

Il s’agit de Louis-Philippe, incarnation d’ « une révolution arrêtée à mi-côte » par, précise Hugo, « la bourgeoisie » (Mis., 656). Son portrait qui tient un chapitre entier dans Les Misérables, fut apprécié de la famille qui en remercia l’auteur. Ce portrait dénonce pourtant le pragmatisme et la gestion à court terme du souverain. Si on laisse de côté l’énoncé des qualités non négligeables que Hugo lui reconnaît, en ne retenant que ce qui caractérise son absence d’idéal et de grandeur épique, on obtient un montage assez rude : « lettré et peu sensible aux lettres ; gentilhomme, mais non chevalier [...] homme d’état désabusé, intérieurement froid, dominé par l’intérêt immédiat, gouvernant toujours au plus près, incapable de rancune et de reconnaissance, usant sans pitié les supériorités sur les médiocrités, habile à faire donner tort par les majorités parlementaires à ces unanimités mystérieuses qui grondent sourdement sous les trônes ;  expansif, parfois imprudent dans son expansion, mais d’une merveilleuse adresse dans cette imprudence ; fertile en expédients, en visages, en masques ; faisant peur à la France de l’Europe et à l’Europe de la France ; aimant incontestablement son pays, mais préférant sa famille ; prisant plus la domination que l’autorité et l’autorité que la dignité, disposition qui a cela de funeste que, tournant tout au succès, elle admet la ruse et ne répudie pas absolument la bassesse [...] inaccessible à l’abattement, aux lassitudes, au goût du beau et de l’idéal, aux générosités téméraires, à l’utopie, à la chimère  [...] » (Mis., 658), et conclut  Hugo : « ayant quelque chose de Charlemagne et quelque chose d’un avoué ».

 

Le programme utopique et le Verbe : la défense de l’universel

En inaugurant le mot « utopie » en 1832, Hugo réclamait une réforme judiciaire précise, l’abolition de la peine de mort : « l’utopie sublime de César Bonesana[68] ». Le nom « abolition » en suggère une autre bien évidemment, l’abolition de l’esclavage. Mais malgré ou à cause de Bug-Jargal, le roman de la révolte noire de 1791 à Saint-Domingue[69], Hugo n’inscrit pas explicitement l’abolition de l’esclavage dans le programme de l’utopie. En revanche, en mai 1851, il avait répondu à la lettre d’une anti esclavagiste de Boston, Maria Chapman, en concluant sa missive par : « Il faut que les États-Unis renoncent à l’esclavage, ou il faut qu’ils renoncent à la liberté[70] » ; sa campagne en faveur de John Brown en 1859 confirme cet engagement. L’expression « abolition de l’esclavage » n’apparaît dans sa correspondance qu’à partir de 1861 dans une lettre à Paul Chenay (Massin, tome XII, 1110), suivie d’une lettre à Octave Giraud du 13 janvier 1862 (Massin, tome XII, 1139) où Hugo déplore que les États Unis n’aient pas encore aboli ce « crime » : « L’esclavage est un ulcère à la jeune république américaine, elle a beau se débattre, malgré elle nous la délivrerons de son ulcère, et nous la guérirons ». « Nous » ce sont « les penseurs » pour qui l’abolition est « le but suprême ».  Tous les mots de cette lettre sont dans le paradigme de l’utopie (république, progrès, liberté, droit), mais l’esclavage a été aboli en 1848 par la Deuxième République grâce à Schœlcher, et la France peut maintenant se trouver quitte de ce que Hugo appelle « la plus haute offense qui puisse être faite à Dieu, seul maître du genre humain » (Massin, tome XII, 1139).

En juin 1851, la peine de mort avait été abolie dans plusieurs pays, quand Hugo au Procès de l’Événement en était encore à réclamer son abolition totale en France[71] :

 

Messieurs les jurés, il y a dans ce qu’on pourrait appeler le vieux code européen, une loi que, depuis plus d’un siècle, tous les philosophes, tous les penseurs, tous les vrais hommes d’état, veulent effacer du livre vénérable de la législature universelle […] une loi dont la Chambre des députés réclamait par acclamation  l’abrogation, il y a vingt ans au mois d’octobre 1830, et qu’à la même époque le parlement demi-sauvage d’Otahiti rayait de ses codes ; une loi que l’Assemblée de Francfort abolissait il y a trois ans, et que l’Assemblée constituante de la République romaine, il y a deux ans, presqu’à pareil jour, a déclaré abolie à jamais […] une loi enfin dont la Toscane ne veut plus, dont la Russie ne veut plus, et dont il est temps que la France ne veuille plus […]  (« Tribunaux », Politique, 309).

 

L’abolition est pour lui le premier pas vers la suppression de la guerre et la condition pour un pacifisme universel. C’est sur le mode ironique qu’il revendique les deux thèmes en 1862 dans La Lettre sur Genève et la peine de mort : « Ces gens-là [les philosophes] sont dans les nuages. Ils crient à la sauvagerie et à la barbarie parce qu’on pend un homme et qu’on coupe une tête de temps en temps. Voilà des rêveurs ! Pas de peine de mort, y pense-t-on ? Peut-on rien imaginer de plus extravagant ? Quoi, plus d’échafauds, et en même temps plus de guerre ! ne plus tuer personne, je vous demande un peu si cela a du bon sens ! qui nous délivrera des philosophes ? quand aura-t-on fini des théories, des impossibilités et des folies ? folies au nom de quoi, je vous prie ! au nom du progrès ? mot vide ; au nom de l’idéal ? mot sonore. Plus de bourreau, où en serions nous ? une société n’ayant pas la mort pour code, quelle chimère ! la vie, quelle utopie ! » (Politique, 548.) Hugo défendra toujours le projet de paIX perpétuelle comme projet à long terme. À partir de 1849, il agit politiquement en présidant le Congrès de la PaIX européen qui se tint à Paris le 21 août. Il se montre conscient néanmoins dans son discours inaugural qu’à court terme le projet d’abolition de la guerre à l’échelle du monde peut paraître chimérique : « Quand vous affirmez ces hautes vérités, il est tout simple que dans cette heure de nos troubles et de nos déchirements, l’idée de la paIX universelle surprenne et choque comme l’apparition de l’impossible et de l’idéal, il est tout simple que l’on crie à l’utopie », écrit-il (Politique, 300). Mais son action se prolongera pendant l’exil avec sa participation comme président d’honneur au Congrès de Lausanne en 1869[72]. Confiant dans le progrès technique, il avait déjà annoncé la réalisation d’un pacifisme généralisé dans la « Conclusion XVII » du Rhin en 1842, grâce aux chemins de fer et à la diffusion de la langue française, langue universelle, s’il en est, par les idées dont elle est porteuse :

 

Mais qu’on ne l’oublie pas, quand elles vont au même but que l’humanité, c’est-à-dire vers le bon, le juste et le vrai, les utopies d’un siècle sont le fait du siècle suivant . Il y a des hommes qui disent : cela sera ; et il y a d’autres hommes qui disent : voici comment. La paIX perpétuelle a été un rêve jusqu’au jour où le rêve s’est fait chemin de fer et a couvert la terre d’un réseau solide, tenace et vivant. Watt est le complément de l’abbé de Saint-Pierre[73]. Autrefois, à toutes les paroles des philosophes, on s’écriait : Songes et chimères qui s’en iront en fumée ! – Ne rions plus de la fumée ; c’est elle qui mène le monde. Pour que la paIX perpétuelle fût possible et devînt de théorie réalité, il fallait deux choses : un véhicule pour le service rapide des intérêts, et un véhicule pour l’échange rapide des idées [...] Ces deux véhicules, qui tendent à effacer les frontières des empires et des intelligences, l’univers les a aujourd’hui : le premier, c’est le chemin de fer ; le second c’est la langue française.  (Voyages, 429.)


La libre circulation au service de l’universalisme reste une constante de sa pensée[74]. Ayant foi dans le pacifisme des échanges, il mettra en  rapport dans plusieurs de ses discours ultérieurs le développement des transports avec la diffusion des idées et ce qu’il nomme « le service rapide des intérêts »[75].

Les principaux énoncés précisant les autres buts réformateurs de l’utopie figurent dans Quatrevingt-Treize et dans Les Misérables pour l’œuvre romanesque ; dans Le Rhin, William Shakespeare et Actes et Paroles en ce qui concerne les écrits politiques. Dans Les Misérables (1862), sous la forme d’un discours vrai pour reprendre les termes de Jacques Lacan[76], Enjolras prédit longuement l’utopie future avant que la barricade ne succombe ; il affirme sa foi dans l’avènement de la paIX, de la tolérance, garantis par les idéaux et les principes de 1789, et dit son espoir dans « l’instruction gratuite et obligatoire », et le progrès technique et scientifique (« Dompter la matière, c’est le premier pas ; réaliser l’idéal, c’est le second ») ; il annonce qu’un jour  « la civilisation tiendra ses assises au sommet de l’Europe, et plus tard au centre des continents, dans un grand parlement de l’intelligence » (Mis., 940), et conclut : « Amis, l’heure où nous sommes et où je vous parle est une heure sombre ; mais ce sont là les achats terribles de l’avenir. Une révolution est un péage [...] cette barricade n’est faite ni de pavés, ni de poutres, ni de ferrailles ; elle est faite de deux monceaux, un monceau d’idées et un monceau de douleurs » (Mis. 941-942). Dans Quatrevingt-Treize (1874), Hugo énonce deux programmes utopiques sous forme de dialogue contradictoire entre Cimourdain et Gauvain. Le programme de Gauvain est à proximité des discours et écrits théoriques de l’auteur ; Hugo lui fait énumérer à la fois les buts à long terme de l’utopie pacifique et les réformes pratiques pour les faire aboutir ; entre autres le droit au salaire équitable[77].

Dans les écrits non fictionnels, l’auteur double la parole de ses personnages et produit ce qu’on peut qualifier d’énoncés programme. Dans ces suites de phrases mélangeant les moyens et les buts, il semble nécessaire de distinguer les réformes immédiates de leur portée téléologique.

Dans « Le Droit et la loi », rédigé comme préface à Actes et Paroles I en 1875, Hugo rappelle dans un énoncé programme l’historique de l’utopie et sa vocation universaliste. Il revendique à nouveau comme utopie à long terme « la fédération fraternelle des peuples » et précise le rôle initiateur et moteur de l’Europe pour y parvenir[78]. La France en a été le point de départ comme « révolution de France[79] » :

 

 Aucun fait humain n’a eu de plus magnifiques narrateurs, et pourtant cette histoire [la Révolution] sera toujours offerte aux historiens comme à faire. Pourquoi ? Parce que toutes les histoires sont l’histoire du passé et que, répétons-le, l’histoire de la Révolution est l’histoire de l’avenir [...] Quand cet ensemble sera-t-il complet ? Quand le phénomène sera terminé ; c’est à dire quand la révolution de France sera devenue comme nous l’avons indiqué dans les premières pages de cet écrit, d’abord révolution d’Europe, puis révolution de l’homme ; quand l’utopie se sera consolidée en progrès, quand l’ébauche aura abouti au chef-d’œuvre ; quand à la coalition fratricide des rois aura succédé la fédération fraternelle des peuples, et à la guerre contre tous la paIX pour tous.  (Actes et Paroles I, Politique, « Le Droit et la loi », p. 84-85.)

 

Dans William Shakespeare (1864), on trouve un  énoncé programme dont la finalité est  de faire le peuple idéal. Hugo évoque d’abord le rôle qu’ont eu les penseurs et leurs ouvrages depuis les débuts de l’humanité puis il détaille les disciplines scientifiques, intellectuelles et artistiques qui seront les agents successifs de l’utopie[80] :

 

Versez [dans l’homme] tous les esprits depuis Ésope jusqu’à Molière, toutes les intelligences depuis Platon jusqu’à Newton, toutes les encyclopédies depuis Aristote jusqu’à Voltaire. De la sorte, en guérissant la maladie momentanée, vous établirez à jamais la santé de l’esprit humain. Vous guérirez la bourgeoisie et vous fonderez le peuple [...] Quel but ! faire le peuple ! Les principes combinés avec la science, toute la quantité possible d’absolu introduite par degrés dans le fait, l’utopie traitée successivement par tous les modes de réalisation  par l’économie politique, par la philosophie, par la physique, par la chimie, par la dynamique, par la logique, par l’art ;  l’union remplaçant peu à peu l’antagonisme et l’unité remplaçant l’union, pour religion Dieu, pour prêtre le père, pour prière la vertu, pour champ la terre, pour langue le verbe, pour loi le droit, pour moteur le devoir, pour hygiène le travail, pour économie la paIX, pour canevas la vie, pour but le progrès, pour autorité la liberté, pour peuple l’homme, telle est la simplification. Et au sommet l’idéal. [...] (Critique, 397.)

 

Dans l’énoncé des moyens, le progrès des connaissances apparaît comme le principal facteur pour « faire le peuple » (i.e. réunir  la bourgeoisie et les classes populaires dans le même idéal) dans la perspective des « principes combinés avec la science ». Puis vient le vocabulaire politico social  qui en précise les effets : « l’union remplaçant  peu à peu l’antagonisme et l’unité remplaçant l’union ».  Antagonisme  – qui chez Hugo évoque pudiquement la lutte des classes tout en la refusant[81] – est un mot qu’il emprunte à Louis Blanc qui l’avait lui-même emprunté à Auguste Comte, le créateur de ce néologisme en 1826. La différence entre union et unité, en ordre de valeur croissante, vient de leurs suffIXes : ité exprime un résultat stable, ion l’aboutissement d’un processus. Suit le vocabulaire des valeurs politico morales avec un curieux retour au patriarcat : pourquoi le père plutôt que la mère pour remplacer le prêtre, si l’on admet que l’enfant est le seul objet sur lequel peut s’exercer l’autorité, comme le reconnaissait Diderot dans l’article « Autorité politique » de l’Encyclopédie ? Sur le plan économique et social, le travail est valorisé – l’on reconnaît, là encore, l’influence de Louis Blanc[82] – et la paIX  est garante de l’économie.

Dans Ce que c’est que l’exil, publié en 1875, Hugo détaille concrètement les réformes à faire, ces « utopies abominables » que lui reprochent ses adversaires politiques, en mélangeant les topiques de l’économique, du politique, du juridique et du social :

 

Il fallait bien sauver la société. De qui ? de vous. De quoi ne la menaciez-vous pas ? Plus de guerre, plus d’échafaud, l’abolition de la peine de mort, l’enseignement gratuit et obligatoire, tout le monde sachant lire ! C’était affreux. Et que  d’utopies abominables ! la femme de mineur faite majeure, cette moitié du genre humain admise au suffrage universel, le mariage libéré par le divorce ; l’enfant pauvre instruit comme l’enfant riche, l’égalité résultant de l’éducation ; l’impôt diminué d’abord et supprimé enfin par la destruction des parasitismes, par la mise en location des édifices nationaux, par l’égout transformé en engrais, par la répartition des biens communaux, par le défrichement des jachères, par l’exploitation de la plus-value sociale ; la vie à bon marché par l’empoissonnement des fleuves ; plus de classes, plus de frontières, plus de ligatures, la république d’Europe, l’unité monétaire continentale, la circulation décuplée décuplant la richesse ; que de folies ! il fallait bien se garer de tout cela. (Politique, 401.) 

 

 Après l’abolition de la peine de mort, Hugo évoque dans cet énoncé l’abolition de l’ignorance. L’instruction obligatoire et égale pour tous a été le projet de tous les réformateurs socialistes du XIXe siècle. Hugo dans Le Dernier jour d’un condamné faisait déjà le constat de l’instruction qui manque, comme étant la principale cause des désastres sociaux et, dans Napoléon le Petit, il affirmait : « Le point de départ du socialisme, c’est l’éducation, c’est l’enseignement gratuit et obligatoire, c’est la lumière[83] » (Histoire, 40). Après l’école pour tous viennent, dans l’énoncé programme, l’égalité civique de la femme et de l’homme et le droit au divorce[84]. On trouve ensuite, pêle-mêle, des suggestions précises concernant l’économie et ce que l’on pourrait appeler l’écologie – dont beaucoup figurent dans l’argumentation de Gauvain dans Quatrevingt-Treize (Roman III, 1057). Que veut signifier l’auteur par « exploitation de la plus-value sociale[85] » ? Le mot « plus-value a été créé par Proudhon en 1840 dans Qu’est-ce que la propriété ? pour désigner le bénéfice financier tiré d’une opération immobilière. Marx en étend la signification aux bénéfices que le capital retire du travail de l’ouvrier lors de l’échange d’une marchandise industrielle. Hugo, par « plus-value sociale », désigne  la plus-value générale, c’est à dire la part que l’État retire des transactions grâce à l’impôt, et les plus-values privées. L’auteur est donc dans la logique de la disparition progressive du rôle économique de l’État en évoquant : « l’impôt diminué d’abord et supprimé enfin par la destruction des parasitismes ». Le mot « parasitisme » traduit l’influence du saint-simonisme et de sa dénonciation de l’oisiveté dans la pensée socialiste[86] ; Hugo à partir de 1862 l’emploie plusieurs fois au singulier et au pluriel et, quand il précise qui sont les parasites, il accuse dans Quatrevingt-Treize : « le parasitisme du prêtre, le parasitisme du juge, le parasitisme du soldat » (Roman III, 1057)[87].  Le fameux projet d’utiliser l’égout comme producteur d’engrais lui a été suggéré par Pierre Leroux en 1853[88]. Victor Hugo y revient souvent, dans Quatrevingt-Treize, Actes et Paroles et Les Misérables où il signale en outre que ce système  fonctionne dans certaines villes d’Angleterre[89]. Son souhait que chacun devienne propriétaire est repris des idées des économistes du XVIIIe siècles, les physiocrates, et, en particulier, de Mirabeau père dans L’Ami des hommes ; celui de cultiver les jachères aussi. Il est intéressant de noter qu’en suggérant la répartition des biens communaux, il conforte son refus du communisme et du collectivisme en en contestant les formes anciennes. « La république d’Europe » et « l’unité monétaire continentale » sont aujourd’hui des utopies devenues presque réalité.

 

L’âme utopique : le contre  Saint-Jean et le contre Apocalypse

« – Chacun de ces degrés, père, mère, maître, cité, patrie, humanité, est un des échelons de l’échelle qui monte à Dieu » [locuteur : Gauvain]. (Quatrevingt-Treize, Roman III, 1058.)

La conception que Victor Hugo a de l’utopie construit une éthique du vivre ensemble. Mais elle opère aussi la jonction entre le politique et le divin, car la raison seule ne suffit pas selon lui. Le contrat social repose sur une relation bien comprise de conservation de soi-même, cela est écrit par Hobbes au XVIIe siècle, pour éviter la guerre de tous contre tous (Enjolras le redira dans son discours : « Là où deux ou plusieurs de ces souverainetés s’associent, commence l’état. Mais dans cette association il n’y a nulle abdication » (Mis., 941). Mais dans la réalité du XIXe siècle, le contrat social fonctionne au bénéfice d’une classe et au dépens du peuple misérable. Les républicains athées qui accompagnent le poète dans l’exil pensent que les réformes politiques suffiront si l’on revient à la république ; et, de fait, l’école gratuite et obligatoire de Jules Ferry sera une utopie qui se réalise du vivant de Hugo[90]. Les socialistes pour la plupart sont dans la même optique laïque, quitte à rêver pour certains d’une espèce de futur évangélique qui réinstaurerait la présence du Christ fait homme[91]. Hugo, lui, ne se contente pas du règne de la raison dans la continuation des Lumières, bien qu’il la considère comme nécessaire, et, s’il rend hommage à l’Évangile et au Christ, il ne les considère pas non plus comme un dogme, à plus forte raison comme un culte à célébrer en société. Sa relation avec Dieu, à quoi mène l’utopie telle qu’il la conçoit, est personnelle, libre de toute révélation et en cela il rejoint les athées, les agnostiques et les anarchistes qui disent « Ni dieu, ni maître ». Mais « l’homme des utopies », le poète, est aussi « le rêveur sacré[92] ». Victor Hugo argumente sur l’existence de Dieu à  partir de l’infini et fait de lui l’origine d’un déterminisme qui nous échappe, agit sur le monde et sur l’Histoire. La preuve de son existence est à la fois pour lui cosmologique (Dieu comme cause première), et relève de l’argument kantien de l’existence du sentiment moral chez  l’homme. Dans cette optique, la part vertueuse de nos élans va vers Dieu sous forme d’« âme universelle » et cette aspiration à l’idéal fait que les utopies se réalisent. On ne peut pas séparer les idées philosophiques et sociales de l’auteur des Misérables de la relation entre l’infini cosmique et le monde humain ; on peut même y lire la parabole de l’univers peuple. Il faut ajouter que la conception hugolienne et spiritualiste d’un dieu caché n’est pas si ridicule dans la mesure où de grands scientifiques l’ont formulée ; Max Planck, pour ne pas le citer, écrivait en 1944, lors d’une conférence donnée à Florence, en Italie : « Pour moi qui ai consacré ma vie à la science la plus rigoureuse, l’étude de la matière, voilà tout ce que je puis vous dire des résultats de mes recherches : il n’existe pas, à proprement parlé, de matière ! Toute matière tire son origine et n’existe qu’en vertu d’une force qui fait vibrer les particules de l’atome et tient ce minuscule système solaire qu’est l’atome en un seul morceau [...] Nous devons supposer, derrière cette force, l’existence d’un Esprit conscient et intelligent. Cet esprit est la matrice de toute la matière[93]. » À l’époque de Hugo, l’idée d’une intelligence omnisciente qui comprendrait le monde était déjà un cas de figure formulé par le mathématicien Laplace dans sa réflexion sur le calcul des probabilités.

Hugo critique l’athéisme et le matérialisme qui sont, selon lui, des morales de l’égoïsme et de l’hédonisme plus que des systèmes de pensée. Il fait le pari d’une âme universelle (ultime utopie) qu’il projette dans l’infini ; en cela il ressemble à Pascal, mais, à sa différence, il ne s’intéresse aux pères de l’Église que dans une perspective intellectuelle.

 

Quelle architecture pour l’avenir ?

« Quand il n’y aurait plus de palais, il n’y aurait plus de masures ; les maisons seraient simples et la magnificence de l’architecture et des arts serait réservée aux magasins publics, aux amphithéâtres et surtout aux lieux consacrés aux délibérations des magistrats et à l’exercice de la souveraineté populaire. »

Babeuf

Au XVIIIe siècle trois hommes s’étaient posé à différents degrés la question de l’utopie en architecture dans une perspective de renouveau, d’utilité et de progrès social : Claude-Nicolas Ledoux, Étienne-Louis Boullée, Jean-Jacques Lequeu[94]. Ledoux fut l’architecte du théâtre de Besançon et de la Saline de Chaux à Arc-et-Senans, dont la partie qui reste est inscrite aujourd’hui au Patrimoine de l’humanité. Bien avant que la Révolution ne se tourne vers des modèles gréco romains en matière d’architecture, ces architectes prônent le retour à l’antique ; de là la prise en compte de l’amphithéâtre, du cercle, de la colonne dans l’espace public. On a retrouvé dans les dessins de Boullée le projet d’une très grande bibliothèque, qui aujourd’hui encore étonne. Jean Starobinski résume ainsi cette sorte d’architecture :

[La ville idéale], comme toutes les cités utopiques, est régie par les lois d’une simple et stricte géométrie. Sa forme régulière – quadrangulaire ou circulaire – rend possibles tantôt une subdivision en parties rigoureusement égales et juxtaposées, tantôt une parfaite symétrie des éléments périphériques dominés par un centre omnipotent. Tout se passe comme si les grandes notions de l’égalité selon la nature ou de l’égalité devant la loi trouvaient immédiatement leur expression spatiale par la règle et le compas[95]

Cette architecture néo antique, à laquelle obéissent Ledoux, Boullée et Lequeu, n’a pas l’aval de Victor Hugo qui reste romantique et préfère le Moyen-Âge. Nicolas Ledoux a pourtant créé le concept d’architecture parlante que Notre-Dame de Paris réactualisera, et réalisé en pierre à Arc-et-Senans le phalanstère que Fourier imagine dans son œuvre écrite[96]. Hugo ne cite aucun des architectes utopistes dans son œuvre numérisée ; il critique par contre ce qu’il appelle « le goût Messidor » dans Notre-Dame de Paris : «  [...] un pauvre goût grec et romain, qui ressemble au Colisée ou au Parthénon comme la constitution de l’an III aux lois de Minos  [...] » (Roman I, 589). Il y revient dans Quatrevingt-Treize à propos de la Convention : « La salle de la Convention offrait le plus complet spécimen de ce que les artistes ont appelé depuis “ l’architecture messidor” ; c’était massif et grêle. Les bâtisseurs de ce temps-là prenaient le symétrique pour le beau » (Roman III, 896). Il admire en revanche l’architecture labyrinthique de Piranèse qu’admirèrent aussi Ledoux, Lequeu et Boullée[97], et le cite parmi les génies dont il loue le « vertige » dans William Shakespeare (Critique, 346).

 

 

Conclusion

« Vous êtes le néant attendant le chaos »

(Discours sur la misère, envisagé pour être dit

à  l’Assemblée Nationale en 1851 et non prononcé

pour cause de Coup d’État[98]).

Le recours au mot « utopie » a été intense dans l’œuvre de Victor Hugo après 1848 pour s’arrêter en 1875. Entre 1870 et 1875, les énoncés du nom figurant encore dans les textes  sont avant tout récapitulatifs de la période précédente et sans lien explicite avec le contexte situationnel du passage à la république. L’événement de la Commune n’est sans doute pas étranger à cette non actualisation[99]. Sous la Deuxième République, Hugo avait défendu l’utopie contre ses ennemis politiques ; pendant l’exil, ce sont les peuples qu’il questionnait sur leur relation avec elle. L’utopie active, écrivait-il, les fait hésiter : « L’entrée en guerre à toute sommation et chaque fois que l’utopie le désire n’est pas le fait des peuples. Les nations n’ont pas toujours et à toute heure le tempérament des héros et des martyrs. Elles sont positives. A priori, l’insurrection leur répugne ; premièrement, parce qu’elle a souvent pour résultat une catastrophe, deuxièmement parce qu’elle a toujours pour point de départ une abstraction » (Mis., 977). C’était dire que l’attentisme est davantage le fait des peuples que l’héroïsme. Or ce sont des héros et des martyrs que Victor Hugo évoque sur la barricade Chanvrerie où l’utopie, en l’occurrence, est d’abord la république.

Il est illusoire de prétendre suivre la création d’un personnage dans l’écriture de son auteur, mais il est néanmoins possible d’en rechercher les enjeux en rapprochant la pensée abstraite des modèles concrets. Charles Jeanne et Charles Lagrange qui ne sont pas morts au combat n’incarnent pas l’utopie bien qu’ils la servent. Même Anacharsis Cloots, l’homme-enfant (Roman III, 901) selon Hugo, diffère d’Enjolras. S’il existe des différences entre les utopistes des Misérables et leurs référents historiques, c’est qu’il fallait au poète le sublime pour imaginer l’avenir. De là, sa reconstruction des faits historiques et la dimension épique des êtres de fiction. Aux anonymes qui font l’histoire, il rend pareillement hommage tout en regrettant la violence à quoi l’utopie est condamnée par la passivité du peuple légal. Cette violence est la réponse à une autre violence et, à partir de sa visite aux caves de Lille en 1851 à la demande d’Adolphe Blanqui, Victor Hugo montre l’alternative inévitable entre les réformes que l’utopie réclame et la violence révolutionnaire :

 

Ah ! je vous le dis avec désespoir, car vous savez bien que je veux comme vous la fin des choses violentes, mais il faut bien que je vous le dise, cette malheureuse mère en haillons que j’ai vue dans les caves de Lille entourée de ses sIX enfants agonisant de dénûment, cette misérable vieille femme amaigrie par la fièvre et par la faim, gisant muette et accablée sur le pavé, si faible que sa main pouvait à peine se tendre pour l’aumône qu’on lui offrait, savez-vous le jour venu, à l’heure marquée, elle se lèvera, elle se dressera, elle grandira brusquement, elle deviendra spectre et géant, ce sera la figure même, la figure lamentable de la misère, elle saisira dans ses bras devenus tout à coup formidables et terribles, votre ordre légal, votre ordre social, vos gouvernements, vos hommes d’état, tout ce vieux monde, et elle vous dira avec une voIX qui sera comme le tonnerre : reconnaissez-moi, je m’appelle Révolution[100] !

 

Le programme économique de l’utopie hugolienne souffre néanmoins d’une aporie dont sont responsables la distorsion entre l’héritage politique de la Révolution et le fonctionnement de l’économie libérale, et les désaccords entre familles socialistes et républicaines tout au long du XIXe siècle. Les différents courants se sont affrontés sur la priorité à donner au politique ou à l’économique. Hugo choisit le politique. Or sans adopter le déterminisme de Marx, Louis Blanc, à qui Hugo doit beaucoup, avait compris dès 1839 dans son Organisation du travail (ouvrage qu’il republie en 1847) l’importance du fait économique et les perturbations que la concurrence provoque dans le domaine politique, notamment en ce qui concerne la liberté[101]. Il constatait aussi que la propriété n’était plus celle du foncier mais celle des moyens de production et que l’antagonisme était dorénavant entre ceux qui possèdent un capital et l’ouvrier qui n’en possède pas et dépend des premiers. Partisan avant la lettre de l’autogestion fondée sur l’association, Louis Blanc est dès cette époque contre ce que nous appelons aujourd’hui l’« économie de marché » et qu’il appelle économie de concurrence ou économie nouvelle qui, écrit-il, spolie non seulement l’ouvrier mais signifie « l’anéantissement de la bourgeoisie au profit de quelques oligarques[102] ». Tout en condamnant dans Les Misérables les « oligarchies superposées aux nations » à l’exemple de l’Angleterre[103], et tout en dénonçant les aspects déloyaux de la concurrence intérieure à l’égard de l’ouvrier et de l’ouvrière, Hugo passe sous silence les grands mécanismes de la spéculation et les moyens précis qu’auraient les travailleurs et la petite et moyenne bourgeoisie, de s’opposer aux monopoles financiers et industriels[104]. Quand il dénonce les parasitismes, c’est à l’État et aux responsables politiques qu’il reproche leurs dépenses inutiles et leur incurie administrative. Ayant foi dans le progrès technique, il annonce comme une utopie facilement réalisable qu’« un jour on sera stupéfait ! Le genre humain montant, les couches profondes sortiront tout naturellement de la zone  de  détresse. L’effacement de la misère se fera par une simple élévation de niveau[105] ». Condamnant le communisme, il reproche à celui-ci de supprimer l’« émulation » et veut au contraire démocratiser la propriété foncière « non en l’abolissant mais en l’universalisant[106] ». À la fin du siècle, les néo babouvistes et la classe rurale croyaient de même au partage des terres, les uns le souhaitant, l’autre le craignant.

Pendant plus de quarante ans le nom « utopie » a servi de signifiant structurant à l’idéal politique de Victor Hugo. Selon lui, l’utopie est une anticipation nécessaire et la réponse appropriée à l’histoire. Comme moteur du progrès social à court et à long terme, il la conçoit universaliste. Davantage qu’un système, elle est un programme à remplir, un horizon à prendre en compte tant qu’il n’a pas été atteint. Sa distance avec le réel donne l’illusion qu’elle est recherchée par des fous, des anges, des ridicules, mais ses détracteurs sont bien incapables de dire ce qu’ils feraient sans elle, sauf à figer l’humanité dans la désespérance sans issue ou la satisfaction sans avenir.

Dans l’énoncé du programme utopique hugolien, il faut encore distinguer dans la hiérarchie des moyens. Il y a des moyens qui sont des processus : la lutte contre l’ignorance, la science ; des moyens qui les accompagnent : la philosophie, l’art ; et des buts à plus ou moins long terme, comme la réconciliation entre la bourgeoisie et le petit peuple dans la perspective des Lumières[107]. La science, comme moteur du progrès, n’est ni un absolu, ni une religion  pour Hugo ; c’est ce qui le différencie des scientistes et des positivistes et lui évite les déviations eugénistes, autoritaires et racistes. Il fait d’ailleurs d’elle l’auxiliaire de l’art dans Les Misérables : « L’art, qui est le conquérant, doit avoir pour complément la science, qui est le marcheur » (Roman II, 978). Beaucoup des utopies envisagées par le poète se sont réalisées, mais de façon inégale, dans le monde actuel, y compris le projet européen dont Hugo pensait qu’il était le premier pas vers la paIX à l’échelle d’un continent. L’identification de la France à sa langue comme moyen de paIX en liaison avec les idées que cette langue véhicule reste une idée phare ; elle évite à Hugo le nationalisme et le chauvinisme en privilégiant le verbe politique. Certes le vingtième siècle n’a pas été heureux comme Enjolras le prédisait dans Les Misérables (« Citoyens, le dIX-neuvième siècle est grand, mais le vingtième siècle sera heureux[108] »), mais l’utopie telle que la conçoit Hugo n’en est pas responsable. Malgré l’angoisse qu’exprime le chapitre intitulé « Les deux devoirs : veiller et espérer [109] » où Hugo se pose la question : « L’avenir arrivera-t-il ?[110] », l’utopie a été  dans son œuvre un processus obligé non un rêve inatteignable ; ce fut à la fois le pari et le courage de l’auteur et de l’exilé devenu prophète.

 

 

Annexe

Énoncés  en rapport avec l’utopie

utopie :

 

Le Dernier jour d’un condamné, écrit en 1828.

« Et en effet, deux mois s’étaient à peine écoulés qu’une tentative fut faite pour résoudre en réalité légale l’utopie sublime de César Bonesana. » (403.)

« Remarquez, messieurs, qu’hier encore, vous traitiez cette abolition d’utopie, de théorie, de rêve, de folie, de poésie » (Roman I, 404.)

 « Le procès des ministres fut mené à fin. Je ne sais quel arrêt fut rendu. Les quatre vies furent épargnées. Ham fut choisi comme juste milieu entre la mort et la liberté. Ces divers arrangements une fois faits, toute peur s’évanouit dans l’esprit des hommes d’État dirigeants, et avec la peur l’humanité s’en alla. Il ne fut plus question d’abolir le supplice capital ; et une fois qu’on n’eut plus besoin d’elle, l’utopie redevint utopie la théorie, théorie, la poésie, poésie. » (Roman I, 407.)

 

Les Rayons et les ombres, « Fonction du poète », écrit en mars-avril 1839.

« Une utopie est un berceau. » (Poésie I, 924.) 

 

Le Rhin, « Conclusion XVII », écrit en juillet 1841.

« Qu’on ne se méprenne pas sur notre pensée : nous estimons que l’Europe doit, à toute aventure, veiller aux révolutions et se fortifier contre les guerres ; mais nous pensons en même temps que, si aucun incident hors des prévisions naturelles ne vient troubler la marche de majestueuse du dIX-neuvième siècle, la civilisation, déjà sauvée de tant d’orages et de tant d’écueils, ira s’éloignant de plus en plus chaque jour de cette Charybde qu’on appelle guerre et de cette Scylla qu’on appelle révolution. Utopie, soit. (Voyages, 429) 

 

Les caves de Lille, discours non prononcé, écrit au printemps 1851.

« Les Assemblées ont en général fort mal accueilli les orateurs qui sont venus leur proposer des systèmes. “ Charlatanisme” s’écrie-t-on. Monsieur Louis Blanc, Monsieur Proudhon, Monsieur Victor Considérant, Monsieur Pierre Leroux, l’ont éprouvé. Quand on se hasarde à exposer une théorie sociale à la tribune, au milieu des interruptions, des rires, des murmures, tout système devient une utopie, toute utopie est un abîme. Eh bien, moi, Messieurs, je ne vous appellerai pas sur ce terrain de l’inconnu, je ne vous apporterai pas de théories ou de systèmes, je ne vous dirai pas ce que vous pourriez faire, mais je vous dirai ce que vous pourriez ne pas faire » (Ajout sur le manuscrit, BNF, Mss, N.a.fr 24777 F° 290).

 

Les Misérables, 1861-1862.

« Une chose qui fumait et clapotait sur la Seine avec le bruit d’un chien qui nage allait et venait sous les fenêtres des Tuileries, du pont Royal au pont Louis XV ; c’était une mécanique propre à pas grand-chose, une espèce de joujou, une rêverie d’inventeur songe-creux, une utopie ; un bateau à vapeur. » (Roman II, 96.)

« Là [la société des amis de l’ABC] on sondait le principe […] Rien n’est tel que le dogme pour engendrer le rêve. Et rien n’est tel que le rêve pour engendrer l’avenir. Utopie aujourd’hui, chair et os demain. » (Roman II, 513.)

« Au-dessous de toutes ces mines que nous venons d’indiquer, au-dessous de toutes ces galeries, au-dessous de cet immense système veineux souterrain du progrès et de l’utopie, bien plus avant dans la terre, plus bas que Marat, plus bas que Babeuf, plus bas, beaucoup plus bas, et sans relation aucune avec les étages supérieurs, il y a la dernière sape. » (Roman II, 570.)

« […] inaccessible [Louis-Philippe] à l’abattement, aux lassitudes, au goût du beau et de l’idéal, aux générosités téméraires, à l’utopie, à la chimère, à la colère, à la vanité, à la crainte […]. » (Roman II, 658.)

« C’est toujours à ses risques et périls que l’utopie se transforme en insurrection, et se fait de protestation philosophique protestation armée, et de Minerve Pallas. » (Roman II, 975.)

« L’utopie qui s’impatiente et devient émeute sait ce qui l’attend ; presque toujours elle arrive trop tôt. » (Roman II, 975.)

« L’utopie insurrection combat, le vieux code militaire au poing ; elle fusille les espions, elle exécute les traîtres, elle supprime des êtres vivants et les jette dans les ténèbres inconnues. » (Roman II, 976.)

« L’utopie d’ailleurs, convenons-en, sort de sa sphère radieuse en faisant la guerre. […] Elle complique son héroïsme d’une violence, dont il est juste qu’elle réponde ; violence d’occasion et d’expédient, contraire aux principes, et dont elle est fatalement punie. » (Roman II, 976.)

« Il semble que l’utopie n’ait plus foi dans le rayonnement, sa force irrésistible et incorruptible. » (976.)

« Cette réserve faite, et faite en toute sévérité, il nous est impossible de ne pas admirer, qu’ils réussissent ou non, les glorieux combattants de l’avenir, les confesseurs de l’utopie. » (Roman II, 976.)

« L’entrée en guerre à toute sommation et chaque fois que l’utopie le désire n’est pas le fait des peuples. Les nations n’ont pas toujours et à toute heure le tempérament des héros et des martyrs. A priori, l’insurrection leur répugne ; premièrement, parce qu’elle a souvent pour résultat une catastrophe, deuxièmement parce qu’elle a toujours pour point de départ une abstraction » (Roman II, 977.)

 

William Shakespeare, écrit en 1863-1864.

« Versez [dans l’homme] tous les esprits depuis Ésope jusqu’à Molière, toutes les intelligences depuis Platon jusqu’à Newton, toutes les encyclopédies depuis Aristote jusqu’à Voltaire. De la sorte, en guérissant la maladie momentanée, vous établirez à jamais la santé de l’esprit humain. Vous guérirez la bourgeoisie et vous fonderez le peuple [...] Quel but ! faire le peuple ! Les principes combinés avec la science, toute la quantité possible d’absolu introduite par degrés dans le fait, l’utopie traitée successivement par tous les modes de réalisation  par l’économie politique, par la philosophie, par la physique, par la chimie, par la dynamique, par la logique, par l’art ;  l’union remplaçant peu à peu l’antagonisme et l’unité remplaçant l’union, pour religion Dieu, pour prêtre le père, pour prière la vertu, pour champ la terre, pour langue le verbe, pour loi le droit, pour moteur le devoir, pour hygiène le travail, pour économie la paIX, pour canevas la vie, pour but le progrès, pour autorité la liberté, pour peuple l’homme, telle est la simplification. Et au sommet l’idéal [...] » (Critique, 397.)

« Rêver la rêverie est bien, rêver l’utopie est mieux. » (Critique, 399.) 

 

Les Travailleurs de la mer, écrit en 1864-1865.

« Histoire éternelle de l’utopie » (Roman III, 79).

« Suite de l’histoire de l’utopie » (Roman III, 82).

 

L’Année terrible « Flux et reflux », écrit en août 1871, contre l’agression de la Prusse.

« L’utopie est livrée au juge martial. » (Poésie III, 156)

 

Quatrevingt-Treize, écrit en 1872-1873.

« L’utopie était  là sous toutes ses formes, sous sa forme belliqueuse qui admettait l’échafaud, et sous sa forme innocente qui abolissait la peine de mort ; spectre du côté des trônes, ange du côté des peuples. » (900.)

« Si l’on rudoie l’utopie, on la tue. Rien n’est plus sans défense que l’œuf. »  (1058.)  [locuteur : Gauvain]

« – Il faut pourtant saisir l’utopie, lui imposer le joug du réel, et l’encadrer dans le fait. » [locuteur : Cimourdain] (Roman III, 1058.)

 

Actes et Paroles I, Avant l’exil,

« Le Droit et la loi », écrit en juin 1875 comme préface à Actes et Paroles I.

« Aucun fait humain n’a eu de plus magnifiques narrateurs, et pourtant cette histoire [la Révolution] sera toujours offerte aux historiens comme à faire. Pourquoi ? Parce que toutes les histoires sont l’histoire du passé et que, répétons-le, l’histoire de la Révolution est l’histoire de l’avenir [...] Quand cet ensemble sera-t-il complet ? Quand le phénomène sera terminé ; c’est à dire quand la révolution de France sera devenue comme nous l’avons indiqué dans les premières pages de  cet écrit, d’abord révolution d’Europe, puis révolution de l’homme ; quand l’utopie se sera consolidée en progrès, quand l’ébauche aura abouti au chef-d’œuvre ; quand à la coalition fratricide des rois aura succédé la fédération fraternelle des peuples, et à la guerre contre tous la paIX pour tous. » (Politique  84-85.)

« Sur La Déportation », discours prononcé le 5 avril 1850 à l’Assemblée Nationale,

« [...] dans les époques dites époques paisibles, on dédaigne volontiers les idées, il est de bon goût de les railler. Rêve, déclamation, utopie ! s’écrie-t-on. On ne tient compte que des faits, et plus ils sont matériels, plus ils sont estimés ; on ne fait cas que des gens d’affaires, des esprits pratiques comme on dit dans un certain jargon (Très bien !), et de ces hommes positifs, qui ne sont, après tout, que des hommes négatifs (C’est vrai !) (Politique, 229.)

Discours d’ouverture du Congrès de la paIX à Paris, prononcé le 21 août 1849.

« Quand vous affirmez ces hautes vérités, il est tout simple que votre affirmation rencontre la négation ; il est tout simple que votre foi rencontre l’incrédulité ; il est tout simple que dans cette heure de nos troubles et de nos déchirements, l’idée de la paIX universelle surprenne et choque comme l’apparition de l’impossible et de l’idéal, il est tout simple que l’on crie à l’utopie ; et, quant à moi, humble et obscur ouvrier dans cette grande œuvre du dIX-neuvième siècle, j’accepte cette résistance des esprits sans qu’elle m’étonne ni ne me décourage. » (Politique, 300.)

« La Liberté de l’Enseignement », discours à l’Assemblée Nationale, prononcé le 15 janvier 1850.

« J’entends maintenir, quant à moi, et au besoin faire plus profonde que jamais, cette antique et salutaire séparation de l’Église et de l’État, qui était l’utopie de nos pères, et cela dans l’intérêt de l’Église comme dans l’intérêt de l’État. » (Politique, 219.)

 

Actes et Paroles II, Pendant l’exil.

Lettre sur Genève et la peine de mort, du 17 novembre 1862.

« Ces gens-là [les philosophes] sont dans les nuages. Ils crient à la sauvagerie et à la barbarie parce qu’on pend un homme et qu’on coupe une tête de temps en temps. Voilà des rêveurs ! Pas de peine de mort,  y pense-t-on ? Peut-on rien imaginer de plus extravagant ? Quoi, plus d’échafauds, et en même temps plus de guerre ! ne plus tuer personne, je vous demande un peu si cela a du bon sens ! qui nous délivrera des philosophes ? quand aura-on fini des théories, des impossibilités et des folies ? folies au nom de quoi, je vous prie ! au nom du progrès ? mot vide ; au nom de l’idéal ? mot sonore. Plus de bourreau, où en serions nous ? une société n’ayant pas la mort pour code, quelle chimère ! la vie, quelle utopie ! » (Politique, 548.)

Lettre au gonfalonier de Florence du 1er mai 1865.

« Dante couvait au treizième siècle l’idée éclose au dIX-neuvième. Il savait qu’aucune réalisation ne doit manquer au droit et à la justice, il savait que la loi de croissance est divine, et il voulait l’unité de l’Italie. Son utopie est aujourd’hui un fait. Les rêves des grands hommes sont les gestations de l’avenir. Les penseurs songent conformément à ce qui doit être. »  (« Le Centenaire de Dante », Politique, 570.)

 

Les Quatre vents de l’esprit, « Une rougeur au zénith », écrit en juillet 1875.

« Quoi ! ce n’est pas réel parce que c’est lointain ! / Ne croyez pas cela, vous qu’un hasard hautain, / Une chance, une erreur, l’invention des prêtres, / Un mensonge quelconque, a fait rois, princes, maîtres, / Papes, sultans, césars, czars, qui que vous soyez, / Qui tenez les vivants sous le sceptre ployés, / Et qui mettez Berlin, Stamboul, Pétersbourg, Rome, / Les ténèbres, le dogme et le sabre, sur l’homme / Vous qui vous croyez grands et nous croyez petits, / Regardez la lueur, et soyez avertis / Que nous ne serons pas toujours le troupeau triste, / Rois, et que l’avenir, ce flamboiement, existe. / On vous rassure. On dit : utopie ! Eh bien non ; / Ayez peur. (Poésie III, 1361.)

 

utopies :

 

Les Rayons et les  ombres, « Fonction du poète », écrit en mars-avril 1839.

« Le poète en des jours impies / Vient préparer des jours meilleurs. / Il est l’homme des utopies / Les pieds ici, les yeux ailleurs. (923.) »

 

Le Rhin, « Conclusion XV », écrit en juillet 1841.

« Mais qu’on ne l’oublie pas, quand elles vont au même but que l’humanité, c’est-à-dire vers le bon, le juste et le vrai, les utopies d’un siècle sont le fait du siècle suivant . Il y a des hommes qui disent : cela sera ; et il y a d’autres hommes qui disent : voici comment. La paIX perpétuelle a été un rêve jusqu’au jour où le rêve s’est fait chemin de fer et a couvert la terre d’un réseau solide, tenace et vivant. Watt est le complément de l’abbé de Saint-Pierre. Autrefois, à toutes les paroles des philosophes, on s’écriait : Songes et chimères qui s’en iront en fumée ! – Ne rions plus de la fumée ; c’est elle qui mène le monde. Pour que la paIX perpétuelle fût possible et devînt de théorie réalité, il fallait deux choses : un véhicule pour le service rapide des intérêts, et un véhicule pour l’échange rapide des idées [...] Ces deux véhicules, qui tendent à effacer les frontières des empires et des intelligences, l’univers les a aujourd’hui : le premier, c’est le chemin de fer ; le second c’est la langue française. » (Voyages, 429.)

« [...] construire des utopies, déranger le présent, arranger l’avenir, faire éveillé tous les beaux songes qui voilent la laideur des réalités, oublier et se souvenir à la fois, et vivre ainsi, noble, grave, sérieux, le corps dans la fumée, l’esprit dans les chimères, c’est la liberté de l’allemand. » (« Conclusion XVII », Voyages, 424.)

 

Choses Vues, Le temps présent III 1848 - Novembre, Décembre

«  L’affiche faisait les promesses habituelles des partis extrêmes, théories spéculations, utopies, qui n’ont souvent d’autre tort que de vouloir devenir immédiatement des réalités. Tort grave, car la première condition de toute moisson  c’est la maturité. »  (1122.)

 

La Légende des siècles 1ére série, « Plein ciel », avril 1859.

« Devant nos rêves fiers, devant nos utopies / Ayant des yeux croyants et nos ailes impies, / Devant tous nos efforts pensifs et haletants, / L’obscurité sans fond fermait ses deux battants ; / Le vrai champ enfin s’offre aux puissantes algèbres ; / L’homme vainqueur, tirant le verrou des ténèbres, / Dédaigne l’Océan, le vieil infini mort. / La porte noire cède et s’entre-baille. Il sort ! » (Poésie II, 816.)

 

Les Misérables, 1861-1862.

« Les utopies cheminent sous terre dans les conduits. » (Roman II, 569.)

 

Quatrevingt-Treize, écrit en 1872-1873.

« – Ô mon maître, voici la différence entre nos deux utopies. » (Roman III, 1059.)

 

Actes et paroles I, Séances du 17 et 30 septembre 1849 au Conseil d’État, préparatoires à la loi sur la liberté des théâtres.

« Ce ne sont point là des utopies, des rêves [...] La liberté est un principe fécond ;  mais pour qu’elle produise ce qu’elle peut et doit produire, il faut l’organiser. Organisez dans le sens de la liberté, et non pas dans le sens de l’autorité. La liberté, elle est maintenant nécessaire. Pourquoi, d’ailleurs, s’en effrayer ?  Nous avons la liberté du théâtre depuis dIX-huit mois ; quel grand danger a-t-elle fait courir à la France ? » (Politique, 372.)

 

Actes et paroles II, Ce que c’est que l’exil  novembre 1875.

« Il fallait bien sauver la société. De qui ? de vous. De quoi ne la menaciez-vous pas ? Plus de guerre, plus d’échafaud, l’abolition de la peine de mort, l’enseignement gratuit et obligatoire, tout le monde sachant lire ! C’était affreux. Et que  d’utopies abominables ! la femme de mineur faite majeure, cette moitié du genre humain admise au suffrage universel, le mariage libéré par le divorce ; l’enfant pauvre instruit comme l’enfant riche, l’égalité résultant de l’éducation ; l’impôt diminué d’abord et supprimé enfin par la destruction des parasitismes, par la mise en location des édifices nationaux, par l’égout transformé en engrais, par la répartition des biens communaux, par le défrichement des jachères, par l’exploitation de la plus-value sociale ; la vie à bon marché par l’empoissonnement des fleuves ; plus de classes, plus de frontières, plus de ligatures, la république d’Europe, l’unité monétaire continentale, la circulation décuplée décuplant la richesse ; que de folies ! il fallait bien se garer de tout cela. (Politique, 401.) 

 

utopiste

 

Les Misérables, 1861-1862.

« Dans ce jeune cénacle d’utopistes, surtout occupés de la France, il [Feuilly] représentait le dehors. » (Roman II, 517.)

« Les encyclopédistes, Diderot en tête, les physiocrates, Turgot en tête, les philosophes, Voltaire en tête, les utopistes, Rousseau en tête, ce sont là quatre légions sacrées. » (Roman II, 788.)

 

Actes et paroles I, Tribunaux, 1851, Pour Charles Hugo.

« Elle [la guillotine] s’indigne contre les utopistes anarchiques. » (Politique, 311.)

Les Misérables, 1861-1862.

édénisation

« Ces hommes hérissés [les hommes du  faubourg Saint-Antoine] qui, dans les jours génésiaques du chaos révolutionnaire, déguenillés, hurlants, farouches, le casse-tête levé, la pique haute, se ruaient sur le vieux Paris bouleversé, que voulaient-ils ? Ils voulaient la fin des oppressions, la fin des tyrannies, la fin du glaive, le travail pour l’homme, l’instruction pour l’enfant, la douceur sociale pour la femme, la liberté, l’égalité, la fraternité, le pain pour tous, l’idée pour tous, l’édénisation du monde, le Progrès […]. » (Roman II, 675.)

 

 


[1]. « Procès-verbaux des tables parlantes », éd. Massin, t. IX, p. 1449.

[2]. Les citations de l’œuvre de Victor Hugo renvoient à l’édition suivante : Victor Hugo, Œuvres complètes, sous la direction de Jacques Seebacher et Guy Rosa, Robert Laffont, coll. « Bouquin », 1985-1990, rééd. 2002, 15 volumes. Pour la correspondance, les discours non prononcés et les « Tables parlantes », nous renvoyons à l’édition chronologique établie sous la direction de Jean Massin, au Club français du livre, 1967-1970, 18 volumes. L’abréviation Mis. suivie d’un numéro de page renvoie aux Misérables dans l’édition Laffont. Le corpus comprend quarante cinq énoncés, dont trois d’utopiste et un d’édénisation.

[3]. More situe l’Utopia dans le Nouveau Monde, mais se dit incapable d’en préciser la localisation exacte. L’onomastique rabelaisienne se contente de renvoyer souvent à la région du chinonais, notamment pendant la guerre picrocholine, et de citer des villes de France sans préciser comment l’Utopie s’insère dans le reste du royaume.

[4]. On en  trouve une seule occurrence dans son œuvre numérisée, dans La Bible enfin expliquée par plusieurs aumôniers de S.M.L.R.D.P., Genève, 1776. Voltaire place en « pays d’utopie » le royaume de Saba.

[5]. Le Vieux Cordelier n° 6, « Vivre libre ou mourir », du 30 12 1793.

[6]Auguste Blanqui, Textes choisis, éd. Sociales, coll. « Classiques du peuple », 1971, p. 162.

[7].  Jean Dubois, Le Vocabulaire politique et social en  France de 1869 à 1872, gloss. n° 5349.

[8]. Cette clôture se retrouve dans la Saline de Chaux à  Arc et Senans, construite par Nicolas Ledoux au XVIIIe siècle comme usine modèle panoptique.

[9]. Louis Blanc dans L’Organisation du travail (1839) avait écrit « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». Il répondait ainsi à la formule utilitariste de Saint-Simon : « À chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses œuvres. » La CGT a inscrit dans la Charte d’Amiens depuis 1912 : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. »

[10]. Voltaire, Candide ou l’optimisme, chapitre XVII.

[11]. Utopien nomme dans les traductions du livre de Thomas More les habitants  de l’Utopie. Utopiste, apparu au XVIIIe siècle, désigne  l’adepte d’une utopie.

[12]. Rabelais,  Gargantua, chapitre lII.

[13]. Étienne Cabet avait fondé aux États Unis plusieurs collectivités sur le modèle de l’Icarie, elles ont toutes été successivement des échecs et la dernière s‘est éteinte en 1898 faute de participant.

[14]. Actes et Paroles, Politique, p. 452. Il fut décapité à la hache  sous Henry vIII.

[15]. Ibid. Tommaso Campanella, souvent évoqué pour sa Cité du soleil (1602), est eugéniste et soumet l’utopie à l’astrologie ; son ouvrage pourrait être considéré aujourd’hui comme plus proche de la dystopie que de l’utopie. Il passa effectivement l’essentiel de sa vie en prison, l’Église le jugeant hérétique.

[16]. Choses vues, Histoire, p. 1313. Le circulus est le nom que Pierre Leroux donne à un mode de vie où les êtres se nourrissent mutuellement de leurs déchets.

[17]. Jean-Baptiste du Val-de-Grâce, baron de Cloots, sujet prussien originaire de Hollande, avait été naturalisé français en août 1792. Sa francophilie le poussa à venir en  France en 1789 pour exiger que les bienfaits de la Révolution s’étendent à l’Europe entière. Farouchement critique à l’égard des religions, et tout particulièrement des monothéistes, il est nihiliste (synonyme  à cette époque de qui ne croit pas à l’existence du Christ).

[18]. Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, Laffont, coll. « Bouquins », 2007, p. 625.

[19]. Anacharsis Cloots, Écrits révolutionnaires, « L’orateur du genre humain à la nation polonaise, salut. » Champ libre éd., 1979, p. 188.

[20]. Anacharsis Cloots, Certitude des preuves du mahométisme ou réfutation de l’examen critique des apologies de la religion musulmane, Lettre sur les juifs à un ecclésiastique de mes amis (Berlin, 1783).

[21]Poésie II, 818.

[22]. Sur ce qu’est l’utopie pour Hugo dans cette œuvre, voir la notice de Jean Gaudon, Roman III,  p. 1103.

[23]. Les Quatre vents de l’esprit, Poésie III, p. 1361.

[24]. Politique, 401.

[25]. Il s’agit alors du cas général où utopie est répété à l’infini par la valeur anaphorique de l’article.

[26]. C’est à l’occasion de la réédition de roman de 1829 que Hugo écrit cette longue préface.

[27]. L’absence de déterminant dans le syntagme verbal fait du nom un adjectif ou un adverbe.

[28]. Ajout sur le manuscrit au printemps 1851, BNF, Mss, N.a.fr 24777 F° 290.

[29]. Poésie I, p. 924. Cette allégorie se poursuit dans Quatrevingt-Treize : « Si l’on rudoie l’utopie, on la tue. Rien n’est plus sans défense que l’œuf. »  [locuteur : Gauvain] (Roman III, p. 1058).

[30]. L’unité italienne n’est pas pour Victor Hugo un obstacle à l’unité des peuples, mais un stade préliminaire à celle-ci.

[31]. Axe vertical  qui contient les mots qu’on peut associer au  signe retenu dans la chaîne parlée ou écrite. Dans certains énoncés, ces noms sont aussi présents sur l’axe syntagmatique, c’est à dire dans la chaîne syntaxique.

[32]. Le mot « chimère », parfois réhabilité par le rapport de contiguïté syntaxique avec le rêve ou l’idéal dans certains  énoncés, garde toujours une part de la connotation dépréciative que lui donnent les ennemis de l’utopie et  Hugo, lui-même, qui l’associe souvent à l’irrationnel mythique. 

[33]. Roman III, p. 79, 82.

[34]. Première Série de  La Légende des siècles, Poésie II, p. 816.

[35]. L’œuvre servit de préface à « Pendant l’exil », le deuxième des trois livres de discours et textes politiques que Hugo fit publier en juin 1875,

[36]. Le suffIXe « -isation » est factitif, faire que, et a valeur performative. L’éden, quand il n’est pas un mythe ou la métaphore de la nature et de l’amour libre, est pour Victor Hugo le symbole de l’ignorance heureuse ; il l’améliore en en le reliant à l’évolution de la science : « Socrate doit entrer dans Adam et produire Marc-Aurèle ; en d’autres termes, faire sortir de l’homme de la félicité l’homme de la sagesse. Changer l’Éden en Lycée. La science doit être un cordial » (Les Misérables, Roman II, p. 410).

[37].  L’écriture mythique, selon Didier Souiller, « marque la renonciation au logos, c’est à dire au discursif, en faveur d’une représentation polysémique » L’ironie dans le mythe de Faust : Marlowe, Calderon, Gœthe, Valéry, « Ellipse », Marketing éd., 1990.

[38]. Les Misérables, Roman II, p. 977. Cette interprétation fataliste, Hugo la trouve chez Louis Blanc qui expose les trois étapes de sa vision philosophique de l’histoire dans le « Préambule » de son Histoire de la Révolution française : progrès du principe d’individualisme dû à la Réforme, essor de la bourgeoisie, philosophie des Lumières, qui aboutissent nécessairement à 1789. Au-delà, pour lui, le sens de l’histoire est commandé par les idées et conduit fatalement à Dieu.

[39].  Ce thème est argumenté dans Les Misérables  où il est itératif. On le retrouve dans « Le Droit et la Loi », écrit en 1875. (Actes et Paroles I, Politique, p. 84.)

[40]. Dans le « Préambule » en 1847, il réhabilite Robespierre, la Convention montagnarde et la Terreur qu’il justifie par la nécessité de rompre avec une société de privilèges. Mais ceci, pour lui, appartient au passé et à la différence de Hugo, au nom du socialisme pacifiste, il ne croit pas qu’une insurrection, ni même qu’une explosion révolutionnaire soit désormais la solution.

[41]. Hugo l’attribue à  La Fayette dans Les Misérables, ce que G. Rosa  corrige dans la  note 9, Roman II, p. 1208.

[42]. Le 15 mai, l’ouvrier Albert, Barbès, Blanqui, à la tête d’insurgés, occupèrent temporairement l’Assemblée ; le 22 juin, à la suite de la fermeture des ateliers nationaux, les quartiers populaires de Paris entrèrent en insurrection  pendant quatre jours ; il y eut 2500 morts, 3000 blessés, 15000 personnes arrêtées et 4400 déportés en Algérie.

[43]. C’est  ce qu’il écrit à Auguste Vacquerie le 23 mai 1862 : « Je dis son fait à Napoléon, durement même, mais je regagne la bataille. » (Massin, t. XII, p. 1172.) 

[44]. Jaurès le créera au xxe siècle.

[45]. Roman II, p. 517.

[46]. Cet adjectif caractérise souvent la disposition à l’utopie. Gauvain, entre autres, dans Quatrevingt-Treize est « pensif » en montant à l’échafaud.

[47]. Voir la note 7, Roman II, p. 1197,  où Guy  Rosa commente cette ressemblance et signale qu'Enjolras est déjà ange par son nom même.

[48]. Les Misérables, Roman II, p. 838. Depuis la révolte des canuts lyonnais, cette devise coïncidait lors des insurrections avec la levée du drapeau noir, signe d’engagement irrémédiable.

[49]. Les Misérables, Roman II, p. 976.

[50]. Charles Jeanne, À cinq heures nous serons tous morts - Sur la barricade Saint-Merry, 5-6 juin 1832, présenté et commenté par Thomas Bouchet, Vendémiaire, 2011.

[51]. Hugo signale aussi qu’une « association légitimiste, les Chevaliers de la Fidélité, remuait parmi ces associations républicaines » (Les Misérables, Roman II, 673) en juin 1832.

[52]. Charles Jeanne, À cinq heures nous serons tous morts, op. cit. p. 14.

[53]. Lamennais apprécia particulièrement le discours que Lagrange prononça le 2 juillet, « aussi important par les faits qu’il constate qu’admirable comme expression de hautes pensées d’ordre et des sympathies généreuses qui animent les vrais défenseurs du peuple ». Il recommandait la lecture intégrale de « ce discours si remarquable sous tant de rapports. Cité par Fernand Rude, Les révoltes des canuts (1831-1834), postface  inédite de Ludovic Frobert, La Découverte / Poche, 2007, p. 176.

[54]. Histoire d’un crime Déposition d’un témoin, préface de Jean-Marc Hovasse, notes et notice de Guy Rosa, La Fabrique éd., 2009, p. 740-741.

[55]. Cité par Fernand Rude, op. cit., p. 143.

[56]. « À la Conciergerie, en particulier, le long souterrain qu’on nomme la rue de Paris était jonché de bottes de paille sur lesquelles gisait un entassement de prisonniers, que l’homme de Lyon, Lagrange, haranguait avec vaillance », Roman II, p. 843.

[57]. Histoire d’un crime. Déposition d’un témoin, op. cit., p. 27.

[58]. Les Misérables, Roman II, p. 974.

[59]. Ibid., p. 514.

[60]. Quatrevingt-Treize, Roman III, p. 900.

[61]. Par  l’intermédiaire d’un de ses personnages, Alexandre Dumas, dans La Comtesse de Charny, fait aussi de cette année, de la mort du roi, le moment décisif de l’histoire de France : « Le supplice de Louis XVI  voue la France à la vengeance des trônes et donne à la République la force convulsive et désespérée des nations condamnées à mort. Les transactions, les négociations, les indécisions ont cessé à partir de ce matin. La révolution tient la hache d’une main, le drapeau tricolore de l’autre », cité par Jean Tulard, « Alexandre Dumas et la Révolution française », dans Dumas, une lecture de l’histoire, sous la direction de Michel Arrous, Maisonneuve & Larose, 2003, p. 237.

[62]. « Jusqu’à ce que l’ordre, qui n’est autre chose que la paIX universelle, soit établi, jusqu’à ce que l’harmonie et l’unité règnent, le progrès aura pour étapes les révolutions. » Les Misérables, Roman II, p. 976.

[63]. Ibid., p. 789. Pour préparer le Coup d’État de 1851, Auguste Romieu avait écrit Le Spectre rouge qui prédisait l’arrivée au pouvoir des socialistes qui proclameraient, selon lui, une république « rouge », celle de ceux que leurs ennemis appellent uniformément « les partageux ».  

[64]. Poésie III,  p. 7.

[65]. Dans les « Fragments sans date » entre 1849 et 1851, on relève notamment : « L’activité de l’homme a deux roues, le moi et l’autrui ; l’une est grande, c’est le moi, l’autre est petite, c’est l’autrui. C’est le moi qui a mis le monde en mouvement, et créé à peu près toute la civilisation, merveille après tout. Le communisme qui tend à substituer comme moteur le dévouement à l’égoïsme, l’autrui au moi, c'est-à-dire la petite roue à la grande, paralyserait purement et simplement le mouvement humain. » (Choses Vues, Histoire, p. 1241-1242.)

[66]. « Avouons-le sans amertume, l’individu a son intérêt distinct, et peut sans forfaiture stipuler pour cet intérêt et le défendre ; le présent a sa quantité excusable d’égoïsme ; la vie momentanée a son droit et n’est pas tenue de se sacrifier sans cesse à l’avenir. » (Les Misérables, Roman II, p. 976.)

[67]. Politique, p. 229.

[68]. Le Dernier jour d’un condamné, Roman I, p. 403. Il s’agit de Cesare Beccaria Bonesana, auteur des Délits et des peines, ouvrage important publié de 1764 à 1766,  dont se réclament les abolitionnistes du XIXe siècle et particulièrement Hugo.

[69]. Ouvrage réédité en 1832 dans une nouvelle version.

[70]. Massin, t. VII, p. 768.

[71]. Seule, la peine de mort pour raison politique avait été abolie sous la Deuxième République, puis rétablie sous  le Second Empire. Elle ne sera abolie définitivement en France qu’en 1981.

[72]. Il était dans le comité organisateur du Congrès de Genève de 1867 (voir la lettre qu’il adresse à Émile Accolas le 28 août, Massin, t. XIII, p. 875), mais il ne s’y rendit pas pour des raisons de santé.

[73]. L’abbé de Saint-Pierre (1658-1743) rédigea, un Projet pour rendre la paIX perpétuelle en Europe, qui influença Jean-Jacques Rousseau au XVIIIe siècle.

[74]. L’essor des transports comme « symbole de l’association universelle » était depuis 1832 une idée saint-simonienne défendue par Michel Chevalier avec des visées très proches de celles envisagées dans l’énoncé : « Quel spectacle touchant présentera l’humanité, lorsqu’aux bords de la Méditerranée […] l’Europe, l’Afrique et l’Asie […] désormais se tendant des bras amis, communieront pacifiquement entre elles, et offriront dans cet accord sublime, le symbole de l’association universelle que nous venons de fonder », cité par Pascal Durand, « Utopie et contre-utopie La communication allégorique dans Le Comte de Monte-Cristo », dans Dumas, une lecture de l’histoire, sous la direction de Michel Arrous, Maisonneuve & Larose, 2003, p. 224 ; Marx, en 1879 – au nom de la différence entre progrès technique et progrès social – critiquera violemment cette évolution de la communication dans une lettre à Nikolaï Danielson, comme donnant « un essor insoupçonné à la concentration du capital », ibid., p. 225.

[75]. Il l’évoque notamment dans le discours au Congrès de la paIX de 1849 : « Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées », Politique, p. 301.

[76]. Jacques Lacan, Le Séminaire de Lacan, Livre XII, « D’un discours qui ne serait pas du semblant », Seuil, 2007.

[77]. « Aujourd’hui la question du droit, demain la question du salaire. Salaire et droit, au fond c’est le même mot. L’homme ne vit pas pour n’être point payé ; Dieu en donnant la vie contracte une dette ; le droit, c’est le salaire inné ; le salaire, c’est le droit acquis ». (Roman III, p. 1059 sqq.)

[78]. Depuis Le Rhin en 1842, et les chapitres XVI et XVII de la conclusion, Hugo insiste sur la nécessité de corriger les effets néfastes du Congrès de Vienne et d’établir un équilibre européen centré sur l’union de la France et de l’Allemagne. Au-delà, c’est toute la carte du continent qu’il redessine, Asie comprise.

[79]. Hugo rejoint là encore Louis Blanc dans le « Préambule » de l’Histoire de la Révolution française en 1847, où J.F. Jacouty l’analyse ainsi : « Louis Blanc défend cette conception très répandue en particulier chez Michelet, d’une France que sa Révolution a placé au cœur même de l’histoire, à l’avant-garde du progrès  [...] De plus, puisqu’elle est inachevée, elle demeure ouverte. La Révolution a donc une part de mystère, ce qui en fait un événement d’essence divine échappant en partie aux hommes. Enfin, son caractère grandiose et tragique, élément du drame, fait de la nation française un peuple véritablement messianique (Paris étant une “ ville sainte ”). “ La gloire de ce grand peuple, écrit Louis Blanc, est d’avoir fait au prIX de son sang versé à flot, la besogne du genre humain”. » Jean-François Jacouty, « Louis Blanc et la construction de l’histoire », Un socialiste en république Louis Blanc, sous la direction de Francis Démier, Créaphis, 2005, p. 55-56. 

[80]. On trouve déjà dans « Plein Ciel », en 1859, cette célébration de la science comme amenant l’homme à la conquête de l’espace cosmique (La Légende des siècles 1ére série, Poésie II).

[81]. Il s’en explique dans un fragment écrit entre 1872 et 1875 : « L’aristocratie et le peuple, c’est d’un côté le maître, de l’autre l’esclave ; c’est à dire l’antagonisme. La bourgeoisie et le peuple, c’est d’un côté le frère aîné, de l’autre le frère cadet ; c’est à dire la famille. » (Choses vues, Histoire, p. 1335.) Il reprend ce faisant la thèse de Louis blanc qui ne croit pas que la lutte des classes soit le moteur de l’histoire dans un état démocratique, mais bien l’association de la classe ouvrière et de la bourgeoisie productive contre les monopoles.

[82]. Beaucoup de concepts de celui-ci, auteur de l’Organisation du travail en 1839, se retrouvent dans les réformes économiques évoquées par Hugo.

[83]. Il l’évoque aussi dans le discours d’Enjolras sur la barricade, Les Misérables, Roman II, p. 941.

[84]. L’égalité entre l’homme et la femme sera aussi réclamée par Gauvain lors du dialogue avec Cimourdain sur les deux utopies dans Quatrevingt-Treize (Roman II, p. 1058). La loi autorisant le divorce fut proclamée sous la Ière République, en 1792. Restreinte par le Code civil, elle fut abrogée sous la Restauration et ne fut revotée qu’en 1884.

[85]. La plus-value sociale est aussi au programme de Gauvain dans son cachot : « Je veux la dépense commune réduite à sa plus simple expression et payée par la plus value sociale » (Roman III, p. 1057).

[86]. Fourier donne son premier sens politique au mot en 1808 : « Le “Parasitisme” ou Superfluité d’agents spolie le corps social » (Théorie des quatre éléments).

[87]. Il le redit au Congrès de la paIX à Lausanne en septembre 1869 : « Abolissez les parasitismes sous toutes leurs formes, listes civiles, fainéantises payées, clergés salariés, magistratures entretenues, sinécures aristocratiques, concessions gratuites des édifices publics, armées permanentes  [...] » (Politique, 624.) Ce parasitisme de l’État est chiffré très précisément dans le deuxième discours sur la misère que Hugo n’a pas pu prononcer en 1851 en raison du Coup d’État (Voir Club Français du Livre, Victor Hugo Œuvres Complètes, éd. Massin, t. VII, p. 379 sqq.) Madame Hugo témoigne qu’en 1830, parlant à Lamennais, Victor Hugo était déjà partisan d’une forme de démocratie directe : « M. Victor Hugo lui tendit une feuille, où M. de Lamennais lut ceci : “ La république qui n’est pas encore mûre, mais qui aura l’Europe dans un siècle, c’est la société souveraine de la société ; se protégeant, garde nationale ; se jugeant, jury ; s’administrant, commune ; se gouvernant, collège électoral. Les quatre membres de la monarchie, l’armée, la magistrature, l’administration, la pairie, ne sont pour cette république que quatre excroissances gênantes qui s’atrophient et meurent bientôt”. », Victor Hugo raconté par Adèle Hugo,  « Les Mémorables », Plon, 1985, p. 482.

[88]. Voir Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, t. II, p. 122. La critique de l’égout moderne dans Les Misérables vise le tout à l’égout instauré par Eugène Belgrand. Cet inspecteur général des Ponts et Chaussées fut chargé par le préfet Hausmann de moderniser l’évacuation des déchets et la distribution d’eau potable de 1854 à 1870. On utilise à l’heure actuelle les boues issues du tri des déchets comme engrais et on récupère à certains endroits la chaleur produite par les égouts pour le chauffage urbain.

[89]Roman II, p. 991-992 et 1044.

[90]. En 1865, dans l’optique du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, Hugo considère l’unité italienne comme une « utopie  [qui] est aujourd’hui un fait » (Politique, 570).

[91]. Voir l’ouvrage de Frank Paul Bowman : Le Christ des barricades. Les Éditions du Cerf, 1987.

[92]. « Fonction du poète », Les Rayons et les ombres, Poésie I,  p. 929.

[93]Archiv zur Geschichte der Max-Planck-Gesellschaft, Abt-Va, Rep 11 Planck, Nr. 1797. Max Planck (1858- 1949 ) fut PrIX Nobel de physique en 1918, il est l’auteur de la Constante de Planck, constante universelle de la théorie des quanta. Il avouait comme Hugo croire en Dieu, mais pas dans celui des chrétiens.

[94]. Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806) a réalisé beaucoup d’œuvres dont la plupart ont été détruites. Il a légué tous ses dessins à l’État, ils sont la Bibliothèque Nationale aujourd’hui. Étienne-Louis Boullée (1728-1799) a réalisé l’École militaire et les Invalides. Il fut professeur à l’École nationale des ponts et chaussées. Jean-Jacques Lequeu (1757-1826) a travaillé sous les ordres des deux Soufflot ; sa propre œuvre reste à l’état de projets et elle est parcourue par une fantaisie qui le fit redécouvrir par les Surréalistes au xxe siècle.

[95]. Jean Starobinski, 1789, les emblèmes de la raison, Flammarion, 1973.

[96].  La capitale de l’Icarie, conçue par Étienne Cabet, est de même contenue dans un cercle à l’intérieur duquel le plan d’urbanisme est strictement géométrique.

[97]. Giambattista Piranesi (dit Piranèse, 1720-1778), architecte italien qui influença les architectes français  admirateurs de l’art antique par ses Vues de Rome (1747) et ses Antiquités de Rome (1756). Il est surtout connu au XIXe siècle par son œuvre gravée Les prisons imaginaires, où son imagination construit ce que Boullée nomme « des folies » (Boullée, Étienne-Louis, Architecture, Essai sur l’art, Hermann, 1968).

[98]. Club Français du Livre, Victor Hugo Œuvres Complètes, éd. Massin, « Discours envisagés mais non prononcés », t. VII, p. 378.

[99]. Le poème « Une rougeur à l’horizon » des Quatre vents de l’esprit,  dont est extrait l’avant-dernier énoncé en date de juillet 1875, est néanmoins d’une tonalité sombre quand Hugo revendique l’utopie qui vient : « Ne vous figurez pas que pour être indistinct / Cela ne soit pas vrai » ; et il en appelle aux minorités autrefois persécutées : « Nous avons ce rayon, l’idéal ; nous avons / Ce qu’avaient autrefois les pâles esclavons. / Les juifs, les huguenots et les noirs, l’espérance » (Poésie III, 1361).

[100]. Club Français du Livre, « Discours envisagés mais non prononcés », éd. Massin, t. VII, p. 383. C’est dans ce discours, empêché par le Coup d’État de 1851, que Hugo va le plus loin pour dénoncer la collusion entre le gouvernement, le capital et la spéculation (Ibid., p. 377). Voir aussi Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo,  « Quelque chose de pareil à la mort », t. i,  p. 1106.

[101]. Adepte de John Stuart Mill, Louis Blanc fait la différence entre le libéralisme politique et le libéralisme économique, l’universalisme financier et l’universalisme dont se réclament les socialises et les libertaires. Il montre qu’ils sont antinomiques si le politique ne reste pas maître de la « répartition » : « Eh quoi messieurs, la liberté existerait-elle d’aventure là où les conditions du travail sont débattues entre le maître qui stipule pour gagner et l’ouvrier qui stipule pour ne pas mourir (Bravo ! Bravo !) ; là  où le sort du pauvre dépend non pas de son activité seulement et de son vouloir, mais d’une machine qu’on invente, d’un atelier qui se ferme, d’une faillite qui se déclare, d’un de ces mille accidents tragiques qu’engendre chaque jour l’immense anarchie d’une compétition universelle », Louis Blanc, Banquet réformiste de Dijon » de décembre 1847, cité par Francis Demier dans « Louis Blanc face à l’économie de marché », Louis Blanc Un socialiste en république, sous la direction de Francis Démier, Créaphis, 2005, p. 134.

[102]. Ibid., p. 135.

[103]. Il les menace au nom de l’idéal socialiste : « Et le monde vous laissera mourir et tomber, parce que le monde laisse tomber et mourir tout ce qui n’est que l’égoïsme, tout ce qui ne représente pas pour le genre humain une vertu ou une idée. » (Les Misérables, Roman II, p. 666.)

[104]. L’association de production contre les oligarchies industrielles et financières, par exemple. Ponctuellement, il évoque néanmoins le problème de la concurrence en 1848 devant la Chambre des pairs en plaidant en faveur de la marque obligatoire pour préserver l’industrie, l’ouvrier et le consommateur des intérêts financiers du commerce : « devant la concurrence intérieure, devant la concurrence extérieure surtout, messieurs les pairs, fondez la sincérité commerciale ! » (Actes et Paroles I, Politique, 338-339.)

[105]. Les Misérables, Roman II., p. 790. Tout en présentant dans Les Misérables les deux problèmes que se posait le socialisme : produire la richesse et la répartir (Roman II, 663), il ajoute : « On ne s’étonnera pas que, pour des raisons diverses, nous ne traitions pas ici à fond, au point de vue théorique, les questions soulevées par le socialisme. » (Ibid.) Les moyens économiques précis d’une répartition sociale équitable concernant les richesses privées ne figurent pas dans les énoncés de l’utopie.

[106]. Ibid., p. 666.

[107]. Comme héritage du Tiers-État.

[108]. Ibid., p. 941.

[109]Ibid. 790.

[110]. Ibid., 792. Voir l’article de Guy Rosa « “L’avenir arrivera-t-il ? ” – Les Misérables, roman du devenir historique », dans Écriture(s) de l’histoire, textes réunis par Gisèle Séginger, Presses Universitaires de Strasbourg, 2005. En ligne sur le site du Groupe Hugo.