Hélène Soulard : Prêtres romanesques

Communication au Groupe Hugo du 16 décembre 2017
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Présentation générale du sujet de la thèse

Victor Hugo et le prêtre. Une telle association peut surprendre si l’on songe au détachement de l’auteur vis-à-vis de l’Église. Son attitude varia entre un respect à distance et un franc anticléricalisme. Hugo ne fut certes pas catholique mais c’est évidemment un euphémisme de dire qu’il fut un homme profondément religieux. Le poète, grand observateur de l’Infini, se situe à la frontière du monde humain et du monde divin. L’écriture est alors pour lui un véritable sacerdoce : le poète par le lien spécial qui le relie à la transcendance doit se faire l’intermédiaire entre celle-ci et les hommes. Tel est l’éthos du Mage. Mais telle est aussi, par définition, la situation du prêtre. Comment alors penser la relation entre ces deux instances ? Paul Bénichou avait postulé un passage de relais, au dix-neuvième siècle, du prêtre vers l’écrivain « mage », qui concentrerait en lui des fonctions religieuses et sacrées. Quel regard Hugo porte-t-il sur ce personnage qui, lié à une institution problématique, prétend à une posture qui rappelle dans une certaine mesure celle que l’auteur revendique pour lui-même ? La figure religieuse instituée n’est-elle plus qu’un repoussoir ? Je me suis donc proposée d’étudier ce que devenait cette figure lorsqu’elle franchissait les portes de l’œuvre hugolienne, et notamment de l’œuvre romanesque.

 

Celle-ci, on peut le remarquer, propose une assez grande variété de figures cléricales, présentes dans chacun des neuf romans.

·        On constate tout d’abord une variété d’ordre axiologique : Hugo, jusque dans ces moments de plus grande tension avec l’Église ne propose pas seulement des figures négatives de religieux. Ainsi, les figures de « bons prêtres » parcourent son œuvre, avec notamment : Athanaser Munder, et l’évêque de Drontheim, l’évêque Myriel, bien sûr, et Ebenezer, l’angélique pasteur des Travailleurs de la mer.Ces figures côtoient celles des « mauvais religieux », qui peuvent, toutcomme dans la tradition littéraire, revêtir un caractère inquiétant oubouffon : Frollo, et son homologue ridicule le cardinal de Bourbon, Turmeau, Hérode, religieux protestant mais dont l’aspect négatif estdirectement lié au fait qu’il s’apparente davantage à un prêtrecatholique.Ces «mauvais religieux » sont d’ailleurs accompagnés d’autresfigures négatives qui, si elles n’ont pas endossé l’habit ecclésiastique en ont eu leprojet, projet sur lequel le narrateur insiste chaque fois à plusieurs reprises : au premier rang de celles-ci on trouve Thénardier et Barkilphedro.Enfin, on n’oubliera pas Cimourdain, figure de l’entre-deux que son ancragehistorique fait sortir des représentations plus traditionnelles de« bons » et « mauvais » religieux.Ainsi le personnage du prêtre ne constitue-t-il pas un seul type, telqu’Hugo a pu définir cette notion dans William Shakespeare : iln’incarne pas une attitude constante face à la condition humaine, maispolarise au contraire différentes problématiques.

·        Cette variété axiologique se double d’une variété dans le traitement narratif des personnages : les prêtres peuvent être de véritables protagonistes, des personnages secondaires, voire des silhouettes à peine esquissées. Trois personnages se détachent par leur importance : Frollo, Cimourdain, Myriel, trois types de religieux bien distincts qui rappellent d’ailleurs les trois prêtres de Torquemada : le saint, le fanatique, le moine déchu (quoique la déchéance de Frollo soit traitée sur un mode tragique, contrairement au personnage d’Alexandre VI).

Cette variété n’exclut pas le retour de mêmes schèmes qui dessinent des questionnements proprement hugoliens. On retiendra notamment la question de la soif de savoir, une libido sciendi, présente chez Frollo, et déclinée ensuite à travers des personnages plus ou moins explicitement associés à une figure cléricale : Cimourdain, Barkilphedro, le Docteur de L’Homme qui rit, Ursus ( qui, dans ses sermons tient de « Socrate et de Luther »).L’idée d’un savoir pétrifiant qui tente de combler un vide intérieur, liée d’une certaine façon à la prêtrise parcourt l’œuvre. D’autres déclinaisons sont perceptibles : celle de la figure du fanatique par exemple qui lie Cimourdain à Torquemada, et dans une certaine mesure à Javert, terrible «prêtre de la Loi » et à Enjolras, le prêtre de la révolution. Enfin, certains personnages des premiers romans esquissent des personnages développés plus tard. C’est le cas d’Athanase Munder, par exemple : sa force dans la confrontation avec le bourreau préfigure Myriel, d’autant que l’on trouve déjà dans le roman une scène de bénédiction inversée.

Ainsi le clergé hugolien m’a-t-il semblé assez riche pour faire l’objet d’une étude et d’une réflexion.

 

Les personnages hugoliens s’inscrivent, bien sûr, dans un plus vaste clergé fictionnel, avec lequel il faudra les faire dialoguer et qu’il s’agira de convoquer tout au long de l’étude. Ce clergé est particulièrement florissant au XIXe siècle. Paul Franche affirme même (et douloureusement d’ailleurs) au début de son ouvrage sur le prêtre dans le roman français, que « c’est avec la littérature d’imagination du XIXe que le prêtre fait pour la première fois une solennelle apparition dans les lettres profanes ». En effet, après Rousseau et le Vicaire savoyard, Chateaubriand avec le Père Aubry paraît ouvrir grand au prêtre les portes du roman. On peut songer ensuite à l’importance de cette figure chez Stendhal, Balzac dans une moindre mesure, à l’omniprésence de ces personnages parmi la population des Rougon-Macquart, aux inquiétants religieux de Barbey d’Aurevilly, ou encore aux mauvais jésuites d’Eugène Sue…Pour expliquer une telle floraison de ces protagonistes religieux d’aucuns évoquent (pour les déplorer) les licences et libertés héritées de la Révolution Française qui font « tomber » le ministre de Dieu dans le domaine public de la littérature. C’est surtout que le XIXe siècle apparaît à bien des égards comme le grand siècle de la question religieuse.  D’une part, l’Eglise, après les bouleversements de 1789, doit redéfinir sa place, politique et sociale, et ceci notamment dans une dynamique d’adhésion ou de rejet des idéaux révolutionnaires. Et d’autre part, l’institution se voit concurrencée par toute une efflorescence de pensées et de sensibilités religieuses qui s’épanouissent en marge du dogme. Cette intériorisation du divin va amener à repenser la position des serviteurs institués du culte. La question de la représentation du clergé est donc particulièrement riche au XIXe siècle et il s’agira de comprendre la spécificité des figures hugoliennes.

La question du rapport de Victor Hugo à Dieu, et plus largement à la religion, a déjà été abondamment et précisément traitée. L’ouvrage de Géraud Venzac (Les Origines religieuses de Victor Hugo), celui plus récent d’Emmanuel Godo (Victor Hugo et Dieu, Bibliographie d’une âme), les publications de Jean-Claude Fizaine (et sa thèse notamment)suffisent à en témoigner.Il m’a semblé cependant qu’aucune étude générale, concernantl’œuvre de Victor Hugo, n’avait été menée sur les figures religieuseslittéraires, sur l’incarnation en personnages, en rôles, en protagonistes decette relation complexe au domaine religieux.Des études semblables ont été conduites, par exemple, en ce quiconcerne Zola (Zola et le prêtre, Pierre Ouvrard)ou Barbey d’Aurevilly (La figure du prêtre dans l’œuvre romanesque de Barbey d’Aurevilly, Josette Soutet).La thèse de Nicole Savy, Le couvent, la femme, le roman : étude de l'épisode du Petit-Picpus des "Misérables" et l’ouvrage de Caroline Julliot, Le Grand Inquisiteur. Naissance d’une figure mythique au XIXe siècle, dessinent une perspective dans laquelle j’aimerais m’inscrire, en m’intéressant plus particulièrement àl’œuvre romanesque.

Deux grandes perspectives ont pour l’instant retenu mon attention. Tout d’abord, la construction proprement littéraire de ces personnages et les différentes traditions, influences qu’ils mêlent et refondent. Il s’agira de voir sous quelles modalités ils apparaissent dans les œuvres, à quels modèles ils renvoient, quels emplois ils remplissent, quels problèmes d’écriture ils posent. En effet, si la figure religieuse est historiquement bouleversée au XIXe siècle, elle l’est également, et corrélativement, dans ses modèles littéraires. Les personnages romanesques et théâtraux de prêtres, de moines, de religieuses, vont voir leurs caractéristiques évoluer et souvent s’enrichir au XIXe siècle. L'image du religieux, que la littérature véhicule, au moins jusqu’au dix-huitième siècle, oscille souvent entre caricature et hagiographie. Le dix-neuvième siècle ouvrira à ce personnage les portes d’une intériorité plus complexe. L’œuvre hugolienne suit cette évolution et accueille divers modèles pour les transformer et les creuser : l’imaginaire médiévale et hagiographique, celui du roman noir, le personnage du bon curé de campagne des philosophes du18ème, l’influence du Vicaire savoyard…

Une seconde perspective sera de considérer le personnage comme une manière de penser et d’incarner l’Histoire. Davantage que des questions politiques, les prêtres hugoliens interrogent plus généralement le rôle du clergé dans la marche de l’Histoire et du Progrès. Il est intéressant de noter que les trois prêtres principaux, Frollo, Myriel et Cimourdain, croisent chacun sur leur chemin des figures historiques éminemment problématiques, et qu’ils sont, étonnamment, au sein des trois romans, presque les seuls personnages à avoir droit à cet honneur. Frollo devient le maître en alchimie de Louis XI, souverain dont le règne marque la fin du Moyen Âge. Myriel rencontre Napoléon, grand homme s’il en est et peut-être le dernier avatar de la révolution et dialogue avec un conventionnel. Cimourdain participe à un conciliabule avec les trois « dragons » révolutionnaires : Marat, Danton et Robespierre et finit d’ailleurs par leur imposer son point de vue. Hugo semble signer par ces scènes la rencontre du prêtre avec l’Histoire. Des échos et des parallèles seront à envisager avec des auteurs comme Barbey d’Aurevilly, notamment en ce qui concerne le clergé et la révolution. Dans leur succession, les personnages paraissent d’emblée dessiner une certaine logique : Frollo semble par sa chute signer la fin d’un ordre, celui de la théocratie, Myriel, quant à lui, esquisse une certaine réconciliation entre l’Église et la Révolution, quoique incertaine et ambiguë, Cimourdain, enfin, accompagné de Gauvain et Enjolras, permet l’apparition des prêtres de la révolution. Ainsi, il s’agira de se demander dans quelle mesure les personnages apportent une réponse romanesque à l’écartèlement historique entre les idéaux révolutionnaires et le clergé. Les analyses de Franck Bowman me permettront de situer plus particulièrement Hugo dans cette question du Christ révolutionnaire, de la christianisation de la Révolution.

J’aimerais à présent m’arrêter sur un point spécifique qui a émergé des analyses sur la question de la tradition et du renouvellement de la figure cléricale chez Hugo : la question de la subversion romanesque constante de la figure cléricale à l’œuvre dans le corpus hugolien.

 

 

La subversion romanesque de la figure cléricale

1.      Des personnages de prêtres problématiques

Les personnages de prêtres ont, dans l’œuvre hugolienne, un statut souvent problématique. L’expression même de « prêtres romanesques » semblent, dans une certaine mesure, oxymorique chez Hugo. Les figures ne paraissent pouvoir s’élever au rang de héros romanesque qu’au prix d’une rupture avec ce qui font d’eux des prêtres. Autrement dit, les personnages de prêtres chez Hugo qui sont vraiment développés s’écartent toujours de leur statut de membre institué du clergé, comme s’il y avait une sorte de hiatus entre le prêtre et le roman. Il ne s’agit pas bien sûr de faire un procès référentiel à Hugo en arguant que ses prêtres ne sont pas réalistes. Les personnages eux-mêmes semblent remettre en cause constamment leur prêtrise de façon explicite.

Ainsi, trois personnages cléricaux, Frollo, Myriel, Cimourdain peuvent être considérés comme de véritables héros de roman. En effet, Frollo est sans doute le protagoniste le plus développé de Notre-Dame de Paris. Au centre de l’intrigue et au cœur du système des personnages, il est celui dont « l’effet-personne » est le plus développé, et David Stidler a rappelé toute la complexité de celui qui ne peut être réduit au seul « méchant » de cette intrigue médiévale. Il pourrait être le héros principal si le narrateur ne s’attachait pas à déplacer chaque fois les foyers de focalisation de la narration. Cimourdain, quant à lui, constitue le deuxième « pôle » nécessaire de l’action révolutionnaire, et tout comme Frollo, il est l’un des rares personnages de Quatrevingt-Treize  dont le narrateur dévoile la jeunesse de façon précise. Myriel, enfin, dépasse très largement le rôle du « bon curé de campagne » ou de simple auxiliaire du héros qu’est Jean Valjean. Il ouvre le roman et en lance toute l’impulsion. À l’origine de la métamorphose de Jean Valjean, il fait de lui un être capable de devenir un véritable héros de roman en le dotant d’une conscience. Plus qu’un rôle de simple conseiller, ou d’adjuvant, il a presque un rôle de créateur (au sens littéraire et religieux). Jean Valjean n’existe pas vraiment avant de rencontrer Myriel (il est « l’homme », tournure certes religieuse mais complètement impersonnelle), alors que le chevalier existe avant de rencontrer l’ermite, tout comme Émile avant sa rencontre avec le Vicaire savoyard.

Hugo s’inscrit donc dans ce mouvement général au XIXe siècle, qui ouvre les portes du roman aux prêtres et en fait de véritables protagonistes. Cependant, ce n’est qu’au prix d’une rupture (consommée ou amorcée) avec l’institution. Cette rupture est consommée chez Cimourdain et s’exprime sur le mode d’un désir constant pour Frollo. Elle est plus implicite pour Myriel mais la narration tend constamment à le détacher de l’institution. Il trouve son nom par un baptême populaire dans une sorte de correction démocratique de l’Église. D’ailleurs les critiques catholiques s’insurgent aussi contre lui. Discrètement ou très explicitement, les trois personnages tendent à quitter l’Eglise et leur costume de prêtre catholique.

 

Plusieurs hypothèses peuvent être avancées sur cette dynamique de rupture.

·        La première serait d’expliquer cette dynamique par l’anticléricalisme hugolien : parce que l’Église est une institution problématique, il est logique que les personnages cherchent à la quitter (parce qu’elle provoque leur malheur ou n’est pas à la hauteur de leurs vertus et de leur conscience de l’Histoire).

·        Mais on peut faire l’hypothèse aussi que la figure cléricale pose un problème en soi au romancier. Par son état, le prêtre fait intimement partie d’un corps collectif, l’Église, ce qui entraîne l’oubli dans une certaine mesure de son individualité ; peut-être ne peut-il alors conquérir son statut de protagoniste, et n’avoir d’intérêt finalement pour le romancier, que dans une dynamique de rupture avec cette collectivité. Le prêtre est une figure essentiellement instrumentale, il est celui qui rend présent le Christ, ce pourquoi peut-être pendant longtemps il n’a été qu’une fonction romanesque et non véritablement un personnage. Il semble y avoir une difficulté à prendre la mesure de l’aventure qui se joue dans la vie du prêtre en tant que tel ; c’est donc au prix d’une rupture qu’il devient intéressant.

Cette dynamique de rupture, et cette étrangeté finalement des prêtres hugoliens, sont renforcées par le fait que les prêtres dans les romans n’officient quasiment jamais. On constate qu’il n’y a finalement que très peu de cérémonies religieuses catholiques dans les neuf romans, et une absence des passages obligés de l’existence cléricale (le séminaire, notamment). Le narrateur consacre 27 chapitres à l’évêque de Digne sans y faire figurer une seule cérémonie religieuse. Ainsi la seule messe romanesque, qui est plus qu’une allusion, est celle de l’obi devant les esclaves révoltés, messe qui n’est qu’un simulacre de culte, une «parodie des divins mystères ». La seule mission récurrente du religieux semble être d’assister le condamner à mort. On peut remarquer, en outre, qu’il arrive que des gestes cléricaux se «translatent » au moment attendu d’une figure religieuse à un autre personnage. C’est le cas dans Notre-Dame de Paris, par exemple : lorsque Frollo rend visite à la Esmeralda avant son exécution, c’est lui qui finira par se confesser. On peut aussi songer à la bénédiction inversée des Misérables. De même, lors de la dernière entrevue de Cimourdain et de son élève, c’est Gauvain qui rompt le pain et présente la coupe : ce n’est donc pas l’ancien prêtre qui préside cette eucharistie révolutionnaire. En outre, ces figures de prêtres ne sont pas en proie, contrairement à d’autres personnages, au vertige de la foi. On peut, en ce sens, opposer Myriel et Jean Valjean. Nulle « tempête sous un crâne » chez l’évêque de Digne, sa vocation elle-même disparaît dans une ellipse du texte. On peut également opposer Gilliat et Ebenezer, dont la foi vacille dès le premier chagrin amoureux ou encore Gauvain et Cimourdain, qui ne semble pas véritablement ouvert à la transcendance. S’il croit en Dieu, on a l’impression que ce dernier reste un principe quelque peu abstrait.

Un dernier élément participe à cette impression de subversion des figures cléricales : les personnages de prêtres ont finalement des attitudes « religieuses » plus hugoliennes que catholiques. Ainsi, la manière de « prier » de Myriel bien loin de l’attitude habituelle du prêtre catholique rappelle la contemplation hugolienne. L’évêque semble d’ailleurs instaurer ses propres cérémonies en marge du dogme. Le don des chandeliers prend la solennité d’une cérémonie religieuse, comme une réintégration quasi sacrée du bagnard dans la communauté des hommes.

 

Là encore, on peut avancer plusieurs raisons qui expliqueraient cette subversion de la figure religieuse dans les romans hugoliens.

·        Tout d’abord on peut rappeler que la foi de Victor Hugo est profondément déritualisée. Pas plus que lui ses personnages de prêtres, qu’ils soient bons ou mauvais, n’entreront dans les cadres du dogme et de la liturgie.

·        On pourra également s’interroger sur la conception spécifiquement hugolienne du Christ, qui ne croit pas à sa divinité au sens où l’entend l’Église catholique. À partir de là, ses représentants que sont les prêtres posent nécessairement problème, et ne s’inscrivent pas dans ce rapport spécial à Dieu, qu’est censée conférer l’ordination. Cependant on peut constater que, pour certains personnages, Cimourdain notamment, la prêtrise semble imprimer quelque chose d’inaltérable dans l’être, mais ce d’une manière négative (« qui a été prêtre l’est », « Il avait été prêtre ce qui est grave », note le narrateur de Quatrevingt-Treize). La prêtrise sépare d’une certaine façon le personnage des hommes, fait de lui une sorte de monstre, comme dans une reprise inversée de l’ordination.

·        Enfin, cette subversion s’inscrit sans doute dans une volonté plus générale de renouveler les formes de la croyance. Il s’agit en quelque sorte de déposséder symboliquement les prêtres de leur fonction et de repenser grâce à l’écriture romanesque la fonction sacerdotale.

Ce qui explique donc que les laïques investissent, dans les romans hugoliens, des fonctions et postures cléricales.

 

2. Les laïques investissent des fonctions et des postures cléricales

Dans un mouvement inversé, si Hugo semble dépouiller en partie ses personnages cléricaux de leur fonction sacerdotale, il attribue à des laïques de telles fonctions. On peut remarquer plusieurs exemples de cela dans l’œuvre.

·        Ainsi, le dernier repas de Gauvain rappelle nettement la cérémonie de l’eucharistie ( « Gauvain rompit le pain noir, et le lui présenta. Cimourdain en prit un morceau ; puis Gauvain lui tendit la cruche d’eau… »). Les deux hommes ne célèbrent pas l’amour du Christ mais l’avenir lumineux qui s’ouvre après la Révolution.

·        La fin du naufrage qui ouvre L’Homme qui rit s’apparente aussi à une sorte de messe, dont le Docteur serait le prêtre. Dès la première description celui-ci est d’ailleurs associé au religieux : le narrateur évoque sa « tonsure » naturelle et assimile son habit à une « soutane ».  Il semble tout de suite différent de ses compagnons, comme à l’écart, connaissant d’emblée le poids de la faute, même si son pédantisme le rend pour une part ridicule. Il occupe nettement le rôle d’un prêtre dans la scène finale. Il parle solennellement et les autres répondent « Amen ». Il fait un sermon et préside au repentir général. Les derniers instants des naufragés semblent faire écho encore une fois à la cérémonie de l’eucharistie. Le Docteur procède à la lecture d’un parchemin (celui qui révèlera l’identité de Gwynplaine), puis le lecteur assiste à une sorte de communion avec l’avancée des personnages un par un (« Venez, et signez » rappelle la formule consacrée « venez et prenez-en tous »…). Comme le prêtre catholique, le Docteur tend la gourde au-dessus de sa tête « comme s’il la montrait à l’infini », même si Dieu est paradoxalement absent de la scène. Le narrateur finit par entériner ce que le lecteur a déjà senti depuis quelques pages : «Ce bandit vieux et pensif, avait sans s’en douter la posture pontificale ». Dans la mesure où Gwynplaine a une dimension christique, il n’est pas si étonnant que la cérémonie qui le « livre » ressemble à l’eucharistie.

·        On pourrait aussi évoquer le personnage d’Enjolras, pour qui la lutte révolutionnaire est un véritable sacerdoce et dont la mort n’est pas sans rappeler la crucifixion.

Ces quelques exemples peuvent ainsi nous montrer que l’écriture semble porter l’écho d’une liturgie qui s’esquisse à travers des personnages qui ne sont pas des personnages de religieux.

 

Dans une même perspective on peut constater que Victor Hugo semble également détourner non plus des cérémonies liturgiques mais des modèles littéraires traditionnels de religieux. Cela semble être le cas, par exemple, dans Quatrevingt -Treize, avec le personnage de Tellmarch, qui dans une certaine mesure m’a paru être une reprise et un détournement de la figure religieuse, médiévale, de l’ermite, au moment de sa rencontre avec Lantenac. Son âge avancé, sa sagesse, sa solitude et sa bonté le rapprochent dans l’imaginaire des lecteurs des ermites médiévaux. Comme eux, il offre l’hospitalité et incarne des valeurs morales qui déstabiliseront son hôte. Le rapprochement du personnage de Tellmarch avec la figure de l’ermite m’a semblé aussi motivé par le caractère quelque peu merveilleux de l’épisode. L’atmosphère de cette rencontre qui se déroule « au clair de lune »se fait presque celle d’un récit de chevalerie ou d’une parabole, les événements de la Révolution ayant été mis de côté momentanément. Le décor semble avoir quelque chose de symbolique : ainsi au début de l’épisode le marquis arrive « à un embranchement de deux chemins où se dressait une vieille croix de pierre » : le symbole religieux est là, à l’intersection de ces deux routes, qu’emprunteront, finalement séparés, le marquis et le pauvre. De plus, lors de cette rencontre, comme dans un récit métaphorique, les deux personnages sont le plus souvent réduits sous la plume du narrateur à la simple appellation « le marquis » et le « mendiant » (ou le « pauvre»). L’épisode pourrait ainsi apparaitre comme une petite parabole dont l’esprit serait peut-être exprimé par cette sentence de Tellmarch : « Nous voilà frère monseigneur. Je demande du pain, vous demandez la vie. Nous sommes deux mendiants ».

On peut donc constater la présence d’un imaginaire catholique et de gestes sacerdotaux mais que Hugo n’associe pas paradoxalement aux personnages cléricaux. Ces différentes figures montrent la nécessité de repenser la médiation entre l’Homme et Dieu en inventant un nouveau clergé, qui pour être vraiment positif, doit être purement métaphorique, purement détaché de l’institution. On peut comparer en ce sens les personnages de Gauvain et Cimourdain. Le second, quoique dans le bon sens de l’Histoire, ne peut être entièrement positif car rattaché aux ténèbres cléricales du passé, là où Gauvain peut se faire un véritable intermédiaire du sacré. Myriel de même, quoique figure éminemment positive, n’est ni un génie ni un mage et doit s’effacer pour permettre au roman de se déployer. Ainsi la subversion quasi constante du personnage du religieux montre la nécessité d’inventer, poétiquement, un nouveau clergé.