Florence Naugrette : Petits arrangements avec le diable : figures de Faust dans Hernani et Ruy Blas

Communication au Groupe Hugo du 26 janvier 1991
Ce texte peut être téléchargé, dans la mise en page de son auteur, au format pdf.


A la mort d'Antoine Vitez parurent dans un quotidien deux photos de l'acteur en miroir dans deux de ses plus grands rôles, Faust et Don Ruy Gomez. Le rapprochement est suggestif, même si, à y regarder de plus près, les deux personnages ne se recouvrent pas : Don Ruy tient tout autant du vieux Faust que de Méphisto, en proposant à Hernani un type d'arrangement diabolique qu'on retrouve dans Ruy Blas. Dans ces deux pièces en effet, le héros éponyme obtient sa fortune et sa perte d'un pacte avec un adversaire satanique qui l'utilise pour se venger. On sait le succès de la pièce de Goethe auprès de la plupart des romantiques, et particulièrement en France dans les années 1830, à la suite de la traduction de Nerval (1828) ; le mythe de Faust, comme celui de Don Juan ou de Prométhée, traverse toute la littérature romantique [1]. Rien d'étonnant, donc, à le retrouver chez Hugo. En menant une lecture parallèle des trois pièces, on retrouve dans Hernani et Ruy Blas  presque tous les thèmes faustiens, tels que les a relevés André Dabezies : "le désespoir, jusqu'à l'idée du suicide, les aspirations et les ambitions, la vieillesse et souvent le rajeunissement, les amours et l'amour (ordinairement tragique), les audaces, la magie ou l'activité efficace, la relation fantastique avec les démons, les relations avec les puissants, le savoir scientifique et l'efficacité technique, etc[2] . Il faudrait ajouter, à un niveau plus élémentaire, les images d'envol et les images de domination (...), le monologue solitaire dans la nuit, la Beauté idéale"[3] . Mais au-delà du simple repérage thématique, on s'aperçoit, et c'est ce qu'on veut ici montrer, que les figures de Faust et de Méphisto ne sont pas assignables de manière exclusive à tel ou tel personnage de Hugo. Les traits distinctifs des deux figures de Goethe se redistribuent de manière très complexe sur tous les personnages principaux des deux pièces, au point que cet éclatement, cette dissémination, finissent par mettre en question la position et la définition même du héros.

 

DISSÉMINATION DU DIABOLIQUE ET STRUCTURE DU PACTE

La récurrence des motifs et de la structure de Faust dans Ruy Blas et Hernani apparaît au terme d'un double repérage du champ lexical du diabolique, et des différents types de pactes, paris ou contrats passés entre les personnages des deux pièces.

 

Le diable ubiquite

Le personnage le plus évidemment satanique est sans conteste Don Salluste. A l'intérieur du paradigme diabolique, il est celui qui se rapproche le plus directement du Diable, par le symbole du Serpent, le Tentateur de la Bible. Chez Goethe, Méphisto est à plusieurs reprises traité de "serpent" par Faust ou par lui-même, entre autres créatures d'un bestiaire démoniaque étendu, qui comprend aussi le chien, le limaçon, le cheval etc. Dans Ruy Blas, ce sont les autres personnages qui disent le caractère diabolique de Salluste. C'est d'abord Don César qui utilise l'image injurieuse, lorsqu'il refuse le pacte infâme que lui propose son cousin. Se plaçant lui-même hors de la sphère infernale, il proteste : "Je vis avec les loups, non avec les serpents" (I, 2, v.260). La Reine file ensuite la métaphore, en racontant à Casilda une scène traumatisante de baise-main : "Ce marquis est pour moi comme le mauvais ange" (II, 1 , v. 590), dit-elle d'abord ; le mauvais ange, c'est Satan, l'Ange déchu, tel Salluste lui aussi banni de ce paradis qu'est la cour. Quelques vers plus loin, l'image se précise : "Soudain il se courba, souple et comme rampant ...—/ Je sentis sur ma main sa bouche de serpent!" (II ,1 ,v. 603-4). La métaphore filée se poursuit par les expressions "l'enfer est dans cette âme" (v. 609), "cet effrayant démon" (v. 612), "un noir poison" (v. 614), "son froid baiser" (v. 616). Mais encore une fois c'est Don César qui repère le mieux, à travers jurons et expressions toutes faites qu'une lecture attentive ou une mise en scène inventive peuvent "délexicaliser", l'essence diabolique de son cousin : "Vous avez toujours eu de l'esprit comme un diable,/ Et c'est fort éloquent ce que vous dîtes là" (I, 2, v. 182-3), lui dit-il après la proposition de contrat, et l'accusation persiste tout au long de l'acte[4] . Ruy Blas, quant à lui, ne s'interroge jamais sur l'être de son maître avant l'irruption fâcheuse de celui-ci, telle la statue du Commandeur qui le rappelle à leur loi, après l'aveu d'amour entre Ruy Blas et la Reine : "J'étais tourné vers l'ange et le démon venait" (III, 5,v.1312 ). Au dernier acte encore, Ruy Blas lance à Salluste : "Marquis, jusqu'à ce jour Satan te protégea" (V, 3, v. 2172), avant de se rebeller contre son emprise démoniaque. Autres motifs infernaux, ceux  de l'ombre, du souterrain, de la cachette, où l'on trouve la "sape profonde, obscure et souterraine" (I, 1, v. 29) que Salluste veut creuser pour sa vengeance. S'ajoute à ces motifs le fait que Salluste jure par le diable (I, 3, v. 463) et est habillé de vert[5] , comme le démon.

 

Dans Hernani, c'est Don Ruy qui joue cette même statue du Commandeur à l'Acte I, et qui est chargé des signes infernaux les plus forts: "Doña Sol, prends le duc, prends l'enfer, prends le roi" (III, 4, v. 983), conseille Hernani à sa bien-aimée, qui au dernier acte se méprend sur le sens du cor : "Ton bon ange sans doute ?", demande-t-elle à son nouvel époux, "Oui, mon bon ange!" (V, 3, v. 1981), répond-il par une antiphrase que seul le spectateur comprend, puisqu'il est seul à voir la tête de mort grotesque du "vieillard qui rit dans les ténèbres!" (V, 3, v. 1992). Dans une dernière tentative il tentera d'apitoyer son adversaire, avec des paroles de conjuration : "Si tu n'es pas un spectre échappé de la flamme ;/ Un mort damné, fantôme ou démon désormais ;/ Si Dieu n'a point encor mis sur ton front : "Jamais!"/ Si tu sais ce que c'est que ce bonheur suprême/ D'aimer, d'avoir vingt ans, d'épouser quand on aime (...)" (V, 5, v. 2028-2032). Mais Hernani s'adresse ici à qui ne peut l'entendre, puisque ses hypothèses-souhaits sont évidemment fausses, Don Ruy étant précisément désigné dans tout le dernier acte comme un démon ou une figure de "Lucifer" ; tel est le sens des quolibets que lancent les joyeux fêtards du carnaval de la première scène au mystérieux masque noir, ange de la Mort traversant la fête.

 

Mais Don Ruy et Salluste n'ont pas le monopole du trait distinctif diabolique ; on pourrait même dire que ce trait cesse rapidement d'être distinctif dans la mesure où tous les principaux personnages masculins traversent à un moment ou à un autre l'isotopie de l'enfer.

Dans Hernani, c'est d'abord Don Carlos qui concède à la duègne son essence diabolique[6] . C'est ce que confirme la scène suivante (I, 2), où Hernani et lui se retrouvent rivaux, venus tous deux pour séduire et tenter Doña Sol :

 

"Don Carlos :

(...) J'aime aussi madame, et veux connaître

Qui j'ai vu tant de fois entrer par la fenêtre,

Tandis que je restais à la porte.

Hernani :                                            

                                             En honneur,

Je vous ferai sortir par où j'entre, seigneur." (v. 183-186)

 

A première vue, Hernani répond seulement à la provocation de son rival, en lui signifiant qu'il le fera sortir comme un voleur. Mais on trouve un dilemme équivalent dans Faust, lors de la première rencontre entre Faust et Méphisto ; au moment de sortir, ce dernier est gêné par le pentagramme tracé sur le seuil de la chambre du savant. La figure a un pouvoir magique qui conjure les démons, resté inefficace lors de son entrée dans la chambre à cause d'une irrégularité du tracé, mais qui l'empêche désormais de sortir. A Faust qui lui propose la solution de sortir par la fenêtre, Méphisto répond que les diables doivent toujours sortir par où ils sont entrés. En le menaçant de le faire sortir par où il est entré, Hernani se propose d'envoyer son adversaire au diable ; de fait, Don Carlos ressortira avec Don Ruy par la grande porte, tandis qu'Hernani ressortira, comme le démon, par où il est entré. De fait, Hernani est souvent qualifié de "démon" ; Doña Sol s'adressant à lui se demande: "Etes-vous mon démon ou mon ange ?/ Je ne sais." (I, 2, v. 152-3). Et quand Hernani, dans un élan suicidaire, dévoile son nom à tous ses serviteurs, Don Ruy donne la réponse: "C'est le démon" (III, 3, v. 881). Hernani lui-même met en garde Doña Sol : "C'est un démon redoutable, te dis-je,/ Que le mien." (III, 4, v. 1006-7). Ici "démon", employé avec l'article indéfini, peut avoir le sens  du "daïmon" antique. On remarque d'ailleurs qu'à l'opposé de Ruy Gomez ou de Don Carlos, jamais ne sont employés pour lui les termes chrétiens de "diable" ou de "Lucifer". Il convient donc peut-être de généraliser le sens tragique du mot, pour le seul personnage d'Hernani.

Dans Ruy Blas aussi, le démoniaque Salluste n'est pas le seul emporté dans l'abîme. Don César en revient deux fois dans la pièce : au premier acte, alors qu'il est à Madrid, "Tout le monde (l)e croit dans l'Inde, au diable, mort" (I, 2, v.160). Il serait trop long de relever ici tous les signes qui font de lui un revenant de l'enfer (du bagne) dans l'Acte IV, et il n'est pas jusqu'à sa claudication qui ne le fasse ressembler à un diable boîteux. Mais c'est le héros lui-même, Ruy Blas, qui pose problème ; nous l'avions vu tout à l'heure tiraillé entre la Reine et Salluste, entre l'ange et le démon ; il apparaît que Ruy Blas est deux fois maudit, puisqu'avant même de conclure avec Salluste le pacte qui le conduira à sa perte, son amour pour la Reine, interdit et subversif, l'entraîne déjà vers le gouffre[7] . Enfin, comme Hernani à Doña Sol, "Je suis un démon" (V, 2, v. 2092), dit-il à la Reine qu'il est en train de perdre.

 

Force est de conclure qu'à l'inverse du mélodrame il n'existe aucun manichéisme dans ces deux pièces, et que le héros censé aspirer à une cause juste (renverser l'oppresseur ou lutter contre la corruption), est en même temps celui qui risque de perdre l'ange, la femme. Les deux héros positifs ne cessent de craindre la damnation sans que la question de leur salut soit clairement résolue, à l'inverse du Faust de Goethe : celui-ci semble dans un premier temps damné à la fin de la première partie où Dieu rappelle à lui Marguerite tandis que Méphisto entraîne Faust, mais il est enfin sauvé au dénouement du Second Faust, puisque Dieu l'arrache à Méphisto vainqueur, démentant ainsi la logique infernale. Chez Hugo, où le Bien et le Mal ne sont pas incarnés par des personnages surnaturels ou divins, rien ne garantit la valeur de l'engagement infernal. On ne saurait y vendre effectivement son âme à quiconque, et par voie de conséquence il n'y pas non plus de salut possible.

 

Pacte et pari

On croit souvent à tort que le ressort dramatique de la pièce de Goethe repose sur un pacte passé entre le héros et le diable. La lecture attentive du texte montre qu'il n'en est rien. Il s'agit bien plutôt d'un pari que Faust  propose à Méphisto[8]  ; au premier, qui ne fait plus confiance aux mots et à l'étude et veut connaître le fond des choses, le second promet de faire connaître tous les plaisirs. Méphisto ne mentionne pas spontanément les conditions à Faust, qui exige de les connaître, sachant que le diable est égoïste. "Je veux ici m'attacher à ton service, répond Méphisto, obéir sans fin ni cesse à ton moindre signe ; mais, quand nous nous reverrons là-dessous, tu devras me rendre la pareille"[9]  ; Faust ne craint plus de s'engager, puisqu'il déclare ensuite ne guère s'inquiéter du dessous (on sait à quel point la traduction de Nerval est approximative : en allemand drüben =  "de l'autre côté" et non pas "là-dessous") ; "je ne crains rien du diable, ni de l'enfer"[10] , déclarait-il dès la première scène ; il n'a donc rien à perdre. Son alliance avec le diable relève plutôt du pari métaphysique ; c'est lui qui dit à Méphisto : "je t'offre le pari"[11] , et non l'inverse ; dans cette association où chacun espère trouver son compte, Faust s'acoquine avec le diable sans véritablement lui vendre son âme, puisque l'au-delà lui est indifférent[12] .

Il en va tout autrement chez Hugo. Le partenaire du tentateur n'y méprise pas son adversaire. Dans un cas, il se laisse abuser et signe sans s'en rendre compte, dans l'autre, il jure sur l'honneur, en pleine connaissance de cause.

Dans Ruy Blas, Salluste propose à César, puis à Ruy Blas, de faire leur fortune ; en échange, Don César, vrai ou faux, devra lui servir d'instrument pour sa vengeance, pour faire le mal ; on a donc ici comme dans Faust un échange de services, une servitude réciproque ; de même que Méphisto et Faust devaient être serviteurs l'un de l'autre d'abord dans ce monde, puis dans l'autre, de même, Salluste met aujourd'hui la gloire et la fortune à la disposition de César qui devra lui obéir demain.

Réactions des partenaires ? César de Bazan, connaissant la moitié du contrat qui l'arrange, accepte la servitude : "Je deviens votre esclave" (I , 2 ,v. 190) dit-il un peu inconsidérément avant de savoir quelle sera sa tâche. A lui non plus qu'à Faust, le diable ne fait pas peur, puisqu'il est prêt à aller "(...)croiser le fer/ Avec Don Spavento, capitan de l'enfer" (I, 2, v. 192). Mais quand il apprend qu'il s'agit de perdre une femme, il refuse le contrat. César de Bazan, lui qu'on croyait "au diable", refuse justement le pacte diabolique ; il est celui qui dit non au pacte que Ruy Blas acceptera tacitement.

Salluste se rabat donc sur Ruy Blas, frère d'infortune, double du précédent. A lui aussi il promet de faire sa fortune, mais, échaudé par la réaction de César, il se garde bien, tout comme Méphisto, d'indiquer la contrepartie attendue du service qu'il rend, et il prend soin de dissocier la signature en deux temps distincts, afin de conclure le pacte par surprise ; Ruy Blas, apparemment, ne se méfie pas, accepte son changement d'état en se laissant faire passivement, à l'inverse de Faust et César qui savent que le diable est égoïste. Sans le savoir, il a déjà signé sa perte : dans le premier billet que lui a fait signer Salluste, il s'est engagé "à le servir comme un bon domestique" (I, 5, v. 506), engagement insignifiant pour un laquais. Ce qui pourrait mettre la puce à l'oreille de Ruy Blas, c'est la précision du vers précédent : "Dans toute occasion ou secrète, ou publique", où il pourrait deviner ce qui se cache d'inavouable, de monstrueux derrière l'adjectif "secrète". Mais Ruy Blas, bon secrétaire, s'il sait écrire, ne sait pas lire, c'est à dire interpréter. Dans un second billet, appel au secours à la "reine" (l'amante) de "César" (nom d'aventure de Salluste), il a authentifié d'avance par son écriture (sa "main"), le changement d'identité que son maître s'apprête à lui faire subir. Trompé par les deux signatures que lui extorque Salluste sous un faux prétexte, il signe sa mort et la perte de celle qu'il aime sans avoir lu le contrat ; il en connaîtra les termes quand il sera trop tard, et pourra alors se révolter pour vice de forme, car il n'y aura pas eu don/contre-don certifié par une parole donnée. Il n'empêche : on peut s'étonner que Ruy Blas attende l'Acte III pour se demander ce que cet engagement recouvrait ; son aveuglement tient de l'acte manqué, dans la mesure où il équivaut à une acceptation inconsciente des conséquences machiavéliques de son geste, comme le prouve le relevé que nous avons fait tout à l'heure du paradigme diabolique autour du héros. Ruy Blas qui signe sans le savoir un pacte avec le diable n'est en effet pas aussi naïf qu'on pourrait le croire, puisqu'il avait confié à Zafari dans la scène précédente qu'il se damnerait volontiers pour accéder au grand monde[13] . Dans sa déclaration anonyme adressée à la reine, il se définit d'ailleurs comme celui "Qui pour vous donnera son âme, s'il le faut" (II, 2, v. 799). Le sens de "S'il le faut" est apparemment "pour vous servir" ; mais c'est bien pour servir Salluste qu'il devra donner son âme. Quand il se rend compte qu'il a entrainé la reine dans l'abîme, il se dit encore: "Il faut que je la sauve! — oui, mais y réussir ?/ Comment faire ? donner mon sang, mon cœur, mon âme,/ Ce n'est rien, c'est aisé." (IV, 1, v. 1500-1502) Donner son âme, c'est choisir la solution de facilité, qui déresponsabilise.

Pourtant, il refuse d'honorer le contrat signé avec Salluste quand celui-ci vient se rappeler à son "mauvais" souvenir: "Je suis duc d'Olmedo! ministre tout-puissant!/ Je relève le front sous le pied qui m'écrase" (III, 5, v. 1468-9). Après avoir dû s'y plier, Ruy Blas se libère in extremis  et finit par tuer son oppresseur ; le tentateur a perdu son pari, comme à la fin du Second Faust. Ici, le deus ex machina  n'est pas Dieu, mais le héros lui-même.

 

Dans Hernani, le pacte apparent est celui qui unit Don Ruy au personnage éponyme ; après l'enlèvement de Doña Sol par le roi, les deux rivaux deviennent des alliés de fait contre le troisième homme et s'unissent ; Hernani, à la merci de son hôte offensé, en  obtient un sursis, il garde la vie jusqu'à ce que Don Ruy la lui réclame ; en échange il prête son bras vigoureux à la vengeance du vieil homme contre le roi, il lui prête son cor(ps), lui donne donc cette jeunesse que Don Ruy regrettait. Remarquons que c'est ici, comme pour Faust, Hernani qui propose le pacte ; c'est lui qui choisit de jurer sur la tête de son père. Quand Don Ruy réapparaît au dernier acte pour lui demander sa vie avant la nuit de noces, Hernani répète en aparté: "j'ai juré", et Don Ruy lui rappelle que "Ce pacte eut les morts pour témoins" (V, 5, v. 2017). Comme Ruy Blas, Hernani demande d'abord pitié puis se révolte ; mais le vieil homme lui refuse le délai qu'il exige : la nuit de noces ; c'est la possession de Doña Sol qui est en jeu ; Don Ruy dit "(...) J'en mourrais./ Et qui viendrait alors te prendre et t'emporter après?/ Seul descendre au tombeau! Jeune homme, il faut me suivre!" Hernani répond : "Eh bien non! et de toi, démon, je me délivre!/ Je n'obéirai pas". (V, 6, v. 2037-41). Don Ruy lui rappelle alors qu'il a juré par son père, et Hernani est vaincu.

Mais derrière ce pacte en bonne et due forme, conforme, comme on le voit, non pas au texte de Goethe, mais à la tradition du mythe faustien, le pacte le plus intéressant d'Hernani  est celui que Don Ruy est prêt à faire avec le diable ; accordant à son hôte Hernani déguisé en pélerin le droit de taire son nom, il affirme : "J'accueillerais Satan, si Dieu me l'envoyait" (III, 2, v. 852). On peut certes comprendre ici qu'il ne craindrait pas de recevoir chez lui Satan, car il se sait plus fort que lui, étant inspiré par Dieu ; mais dans la première scène de cet acte, il affirmait, comme Ruy Blas qui se damnerait pour faire partie du grand monde et approcher la Reine, qu'il donnerait "tous (s)es vieux aïeux", ceux dont la mémoire est sacrée, pour retrouver sa jeunesse. Or, qui d'autre que Satan peut lui rendre sa jeunesse ? Satan vient  justement d'entrer, déguisé comme à son habitude, sous les traits d'Hernani, habillé, blasphème, en pélerin. De fait, celui qui court à sa damnation finale dans Hernani, c'est Don Ruy, comme en témoignent les derniers mots de la pièce, prononcés par lui "Morte! — Oh! je suis damné" (V, 6, v. 2167). Au dénouement, il lui manque pour égaler ses aïeux héroïques la vertu royale dont fait preuve Charles Quint, la clémence ; faute de faire grâce à Hernani, faute de renoncer au pacte diabolique, Don Ruy se damne, et sa fameuse justification devant la galerie de portraits sonne a posteriori comme une dénégation.

 

Dire ou écrire le pacte

Hugo traite dans Ruy Blas et dans Hernani  de deux types de pactes de valeurs inégales, selon qu'ils sont parlés ou écrits. Cette problématique est déjà à l'œuvre chez Goethe, où la parole du savant ne suffit pas à Méphisto qui exige de lui "une couple de lignes"12. Faust, vexé, répond par un éloge de la parole vraie et sincère et une condamnation de l'écrit illusoire :

 

"Il te faut aussi un écrit, pédant ? Ne sais-tu pas ce que c'est qu'un homme, ni ce que la parole a de valeur ? N'est-ce pas assez que la mienne doive, pour l'éternité, disposer de mes jours ? Quand le monde s'agite de tous les orages, crois-tu qu'un simple mot d'écrit soit une obligation assez puissante ?... Cependant, une telle chimère nous tient toujours au cœur, et qui pourrait s'en affranchir ? Heureux celui qui porte sa foi pure au fond de son cœur, il n'aura regret d'aucun artifice ! Mais un parchemin écrit et cacheté est un épouvantail pour tout le monde, le serment va expirer sous la plume ; et l'on ne reconnaît que l'empire de la cire et du parchemin. Esprit malin, qu'exiges-tu de moi ? airain, marbre, parchemin, papier ? Faut-il écrire avec un style, un burin, ou une plume ? Je t'en laisse le choix libre."13

 

Paradoxalement, pour Faust ce sont les écrits qui s'en vont et la parole qui reste. Le contrat s'oppose alors au serment : seul le premier peut être dénoncé, comme un coupable. Faire un serment, c'est au contraire donner sa parole dans un acte d'énonciation performatif qui n'a pas besoin d'être réitéré, copié, relu, re-produit. Son sens est univoque. Hernani ne s'y trompe pas, qui jure sur la tête de son père, devant les portraits des aïeux de Don Ruy. "Je l'ai juré" (V, 3, v. 1996), répète t-il au dernier acte. Ce serment là, Hernani ne peut le récuser, il est inscrit dans sa mémoire, les prières de Doña Sol et sa propre répugnance à mourir ne peuvent l'effacer, et son sens ne peut être réinterprété. Dans la tradition platonicienne, l'écriture, au contraire, forme du langage plus éloignée de l'origine que la parole vive, est du côté de la tromperie, car le discours écrit ne peut pas répondre aux questions qu'on lui fait, et peut être mal interprété, s'il tombe entre de mauvaises mains : "une fois écrit, le discours roule partout et passe indifféremment dans les mains des connaisseurs et dans celles des profanes, et il ne sait pas distinguer à qui il faut, à qui il ne faut pas parler", dit Socrate à la fin du Phèdre [14] ; celui qui écrit est dépossédé du sens de son message par la lecture des autres, c'est la dure expérience que fait Ruy Blas avec les billets qu'il a signés sans en maîtriser la signification, produite par le seul usage qu'en fait Salluste, génial interprète. Contrairement à Hernani qui se soumet à sa propre parole, Ruy Blas a donc le droit de recuser sa signature et de se révolter contre le maître-chanteur. Mais qu'il prenne la forme de la parole sincère ou du contrat trompeur, le serment est par nature diabolique, ce que disaient deux têtes-rondes dans Cromwell :  "Loin de nous tout serment ! (...) L'enfer seul les écoute, et le ciel les dément."[15]

 

LE COUPLE FAUSTIEN : RÉVERSIBILITÉ DES PÔLES

On a pu constater jusqu'ici que les traits distinctifs de Méphisto et de Faust sont redistribués sur tous les personnages hugoliens ; c'est ainsi qu'Hernani tente Don Ruy autant qu'il est tenté par lui ; le couple faustien retravaillé par Hugo, par les différents transferts d'identité qu'il suppose (rajeunissement, doubles, déguisement), finit par perturber le modèle actantiel en déstabilisant le héros.

Les rapports entre Don Ruy et Hernani sont ambigus ; nous avons vu que Don Ruy est Méphisto lorsqu'il propose à Hernani le pacte diabolique par lequel le jeune homme lui donne sa vie ; mais Don Ruy n'est pas que le barbon jaloux ; il est aussi le vieil homme amoureux, qui donnerait son titre, son nom et ses aïeux pour rajeunir (III, 1, v. 738-44). C'est la déchéance physique qui le torture : devant sa jeune fiancée, il dresse son grotesque autoportrait : "(...)Dérision! Que cet amour boîteux,/ Qui nous remet au cœur tant d'ivresse et de flamme,/ Ait oublié le corps en rajeunissant l'âme !" (III, 1, v. 732-4). La femme n'est pas celle qui sauve, elle est celle qui perd Don Ruy en lui inspirant un amour boîteux, monstrueux puisqu'il insuffle une âme jeune à un corps vieux, boîteux encore comme le diable.

Le désir de Don Ruy est d'abord, comme dans Faust, un désir érotique immédiat ; il ne veut rajeunir que pour mieux aimer, comme Faust dans la cuisine de la sorcière boit le philtre qui en le rajeunissant lui redonnera le désir lui-même, lui faisant trouver les femmes aussi belles qu'Hélène. Dans sa mise en scène de 1982, Antoine Vitez privilégie ce thème de la renaissance au désir : le vieux Faust, interprété par lui, entre en scène dans une malle dont il sort nu, et un autre acteur, Jean-Claude Durand, joue le jeune Faust qui séduira Marguerite.

Ici prend sens le rapprochement entre les deux rôles de Vitez, Don Ruy Gomez et le vieux Faust ; de même que Faust se dédouble en rajeunissant, de même Don Ruy va prendre Hernani pour jeune double de lui-même ; rien n'est plus facile : ayant le même objet de désir, Doña Sol, et le même objet de vengeance, Don Carlos, ils ont donc la même quête, et deviennent pour un temps les deux éléments du même actant Sujet. Cette identification est préfigurée avant le pacte par le geste de Don Ruy qui cache Hernani derrière son propre portrait, image figée de l'homme déjà prêt à rejoindre ses ancêtres, mais portrait à double fond, cachant le jeune homme dans lequel il va renaître tout en l'entrainant avec lui dans la mort. Le pacte, scellé par les paroles d'Hernani "ma vie est à vous", "je serai ton bras", et "prends ce cor" est déjà tout entier compris dans la scène (III, 6) où Don Ruy offre au roi sa tête pour celle d'Hernani.

On trouve un désir d'identification inverse dans l'Acte IV ; là, c'est le jeune Don Carlos qui se ressource auprès du vieil ancêtre Charlemagne ; il veut acquérir la sagesse de son aïeul, mais hésite à risquer la jeunesse de son corps : "Si j'allais ressortir avec des cheveux blancs !" (IV, 2, v. 1596), dit-il avant d'entrer dans le tombeau. Dans la mise en scène de Vitez, la scénographie soulignait la similitude des deux épisodes : le tombeau de Charlemagne était situé à l'avant-scène cour, au même endroit que le portrait de Don Ruy dans l'acte précédent.

 

Le couple faustien Ruy Blas-Salluste a aussi de ces ambiguïtés. En effet, Salluste joue bien le rôle de Méphisto dans la mesure où il se met au service de Ruy Blas pour le faire accéder à la gloire et à la fortune, mais sa quête n'est pas simple : faire le mal pour perdre celle qui l'a disgracié, et aussi peut-être pour la séduire par son valet interposé, métonymie de lui-même; dans Goethe, Mephisto "aime les joues pleines et fraîches" ; on peut fort bien relire Ruy Blas en imaginant Salluste amoureux de la reine. Salluste caché, Pygmalion de Ruy Blas, vit par transfert l'amour de sa créature, mais aussi sa gloire ; à travers Ruy Blas, il devient l'égal du roi ; ainsi s'articulent le désir sexuel et l'appétit de pouvoir.

 

Mephisto et le désir de l'autre

On a donc chez Hugo comme chez Goethe une puissante relation d'identification des deux éléments du couple.

L'échange d'identité passe dans Ruy Blas par un échange de vêtements, Salluste donnant son épée et son manteau à son laquais pour le faire passer dans le monde des grands, et revenant deux actes plus tard vêtu de sa livrée pour pénétrer incognito dans le palais et le démasquer. Inversion grotesque, carnaval où maître et valets échangent leur rôle pour un jour ou pour six mois, mais où le maître reprend toujours ses droits, comme le rappelle l'ironique "Monsieur le duc, je suis votre valet" (III, 5, v. 1496) par lequel Salluste prend congé de son laquais. Dans Faust, Méphisto se déguisait aussi : d'abord en étudiant (celui qui désire acquérir le savoir du maître ; mais c'est en fait lui qui enseignera sa science à Faust), puis, dès le pacte signé, en Docteur Faust pour recevoir un écolier.

Dans Hernani, les hommes s'allient tour à tour contre le troisième rival ; deux à deux les rivaux désirent la femme de l'autre, et l'autre lui-même : Don Carlos envie Hernani d'être aimé de Doña Sol, Don Ruy envie les jeunes hommes et désire la jeunesse d'Hernani, Hernani envie Don Ruy futur époux de Doña Sol. Ainsi s'exprime le désir triangulaire du Diable pour l'objet du désir de sa victime et pour sa victime même : Méphisto désire Marguerite. Salluste désire la Reine. Les hommes de Doña Sol sont trois pour une ; or désirer l'objet du désir de l'autre, c'est vouloir être l'autre ; c'est pourquoi Méphisto se déguise en Faust, Salluste en Ruy Blas, c'est pourquoi Don Ruy se rajeunit en Hernani ; Vitez exprimait ainsi cette relation triangulaire : "Il y a en Ruy Gomez de Silva cette nostalgie de sa jeunesse, il est amoureux et jaloux, autant d'Hernani que de Doña Sol". Diabolisme du désir mimétique.

 

Perversions actantielles

Ces distorsions infligées par Hugo au couple faustien détruisent toute bipolarité manichéenne de type mélodramatique ; le héros est lui-même diabolique, et inversement, comme dit Anne Ubersfeld, "le traître n'est jamais très loin du héros"[16] . A propos d'une phrase de Feuilles Paginées qu'on retrouve dans Marie Tudor, "Oh! que la Providence est grande! elle donne à chacun son jouet, la poupée à l'enfant, l'enfant à l'homme, l'homme à la femme et la femme au diable", Anne Ubersfeld remarque : "dans cette cascade de dons, le destinateur premier (la Providence) renvoie au destinataire ultime, le Diable"[17] . Voilà qui est encore plus évident si l'on prend pour sujets de l'action Salluste ou Don Ruy, dont on a montré précédemment qu'ils partageaient de nombreux traits avec le héros. Dans ce cas, le traître-démon est à la fois sujet et destinataire, comme dans les histoires d'amour ; dans le cas plus classique où l'on prend pour sujet le héros positif, si on peut encore le qualifier ainsi, dans la mesure où il se compromet toujours avec le mal, le démon est à la fois et pour partie destinateur, opposant, adjuvant et destinataire. Au total, il envahit tout le modèle actantiel. On appliquerait presque à Hugo ce jugement de Maurice de Guérin dans une lettre à Eugénie du 24 mai 1830: "Je lis maintenant Faust de Goethe... Dieu! si tu le lisais! on dirait qu'il a été écrit par un ange sous la dictée du diable!"[18] Mais chez Goethe, le destinataire final qui récupère Marguerite, puis Faust, c'est Dieu.

 

Le diable et le grotesque

L'inversion des valeurs est opérée également par le grotesque. Peu présent dans Hernani, il intervient néanmoins toujours sous la forme diabolique. Nous avons déjà évoqué la première scène où le roi traite la duègne Doña Josepha de sorcière en se faisant passer lui-même pour le diable ; le grotesque intervient surtout au dernier acte, pendant le bal masqué de la nuit du mariage, où les danseurs se livrent à quelques plaisanteries macabres sur Don Ruy, et provoquent le masque noir qui traverse la fête : "(...) Mauvais!/Nous viens-tu de l'enfer?(...) Si c'est le diable, il trouve à qui parler (...)Si c'est Lucifer/ Qui vient nous voir danser en attendant l'enfer,/ Dansons!" (V, 1, v. 1873-9) . Don Ruy est grotesque non parce qu'il aime hors de saison, mais parce qu'il est le démon.

Le personnage de Ruy Blas est double, fêlé, il est aimé sous une identité d'emprunt ; cette duplicité fait de lui un grotesque dans la mesure où, selon Anne Ubersfeld, "le grotesque, c'est la division interne du personnage,— des personnages ; la non-concordance du moi avec soi (...) Incertitudes psychologiques, déterminations obscures, illusions, faux-semblants et masques de soi, mensonges et naïve hypocrisie, cauchemars et superstitions"[19] le caractérisent. C'est enfin l'union des deux associés diaboliques dans Ruy Blas  qui est grotesque, c'est-à-dire monstrueuse. Ruy Blas s'en rend compte trop tard, au dernier acte où l'être hybride qu'il compose avec son maître lui fait horreur, car le grotesque est horrible, terrifiant : "(...)à nous deux,/ Monseigneur, nous faisons un assemblage infâme./ J'ai l'habit d'un laquais, et vous en avez l'âme!" (V, 3) Ruy Blas n'accepte pas sa monstruosité ; cette apparence difforme est pourtant son moi, sa seule vérité. Il est l'"Homo duplex", "modèle historique (...)d'un homme double, modèle d'une société divisée"[20] . L'homo duplex, c'est aussi Hernani et Don Ruy, c'est déjà Faust, Faust le jeune et Faust le vieux.

 

DESIRS FAUSTIENS

Le désir d'absolu et le défi lancé à Dieu a souvent poussé les romantiques à rapprocher Faust de Don Juan. Vitez rapproche lui aussi Faust jeune et Don Juan en confiant les deux rôles au même acteur, Jean-Claude Durand. De fait, le premier désir d'Hernani et Ruy Blas est de séduire la femme, Doña Sol ou la Reine ; la première occupe par son nom la place du soleil, la seconde est la première dame du pays ; toutes deux font donc figure de femme idéale ; mais toutes deux sont simples dans leurs propos et dans leur attitude ; elles sont donc à la fois Marguerite et Hélène, la femme réelle et la femme idéale. Cette femme qu'ils veulent séduire est celle qu'ils vont perdre, plus ou moins consciemment, par le pacte satanique, de même que Faust abandonne Marguerite pour suivre son démon.

Dans les trois pièces, le héros finit par reconnaître sa faute, s'accusant d'être le révolté, le banni, le maudit, et d'avoir entraîné l'innocente femme aimée avec lui dans l'abîme. Dans les trois pièces, il demande au Malin de la sauver ; ainsi Faust demande t-il à Méphisto de délivrer Marguerite de sa prison : "Sauve-là !...ou malheur à toi ! la plus horrible malédiction sur toi, pour des milliers d'années !" ; mais il s'adresse à qui ne peut l'entendre, puisque le but de Méphisto est de perdre Marguerite ; il en va de même des vaines prières d'Hernani et de Ruy Blas à leurs bourreaux.

 

La femme, le serpent, et le salut par l'amour

Si l'on s'intéresse de plus près au désir de la femme, on s'aperçoit que celle-ci est loin d'être une pure héroïne ; elle est fascinée par le Malin. Doña Sol dit ainsi à Hernani : "(...)Etes-vous mon démon ou mon ange?/ Je ne sais. Mais je suis votre esclave (...) Je suis à vous" (I, 2, v. 152-5). A Hernani qui veut la dissuader (ou la tenter ?) en lui décrivant l'exil effrayant où elle souhaite le suivre, "Chez des hommes pareils aux démons de (se)s rêves" (I, 2, v. 140), elle répond "Monseigneur, qu'importe ? je vous suis" (v. 166). Doña Sol, noir soleil qui attire à elle plus qu'elle ne rayonne, est attirée par le domaine de l'ombre.

De même, Marguerite est obsédée par le répugnant Méphisto ; quand il est là, dit-elle, il lui semble qu'elle n'aime plus son Henri ; la présence de Méphisto lui "remue les entrailles". De même, dès son entrée en scène, la Reine est obsédée par Salluste : dans la narration qu'elle fait à Casilda de son traumatisant baise-main, on montrerait sans peine que son dégoût est à double sens ; on n'a pas besoin de souligner les connotations amoureuses ou érotiques de "Sitôt que je le vis, je ne vis plus que lui", de "(...)jouant avec l'étui/ D'un poignard dont parfois j'apercevais la lame,/ Grave, et m'éblouissant de son regard de flamme./ Soudain il se courba, souple et comme rampant/ Je sentis sur ma main sa bouche de serpent!" (v. 600-4) (où Salluste est déjà le Serpent qui tentera la Reine avec si l'on ose dire, cette "pomme" de Ruy Blas), de "Sa lèvre n'était pas comme celle des autres./ C'est la dernière fois que je l'ai vu. Depuis,/ J'y pense très souvent (...)/ Devant cet homme là, je ne suis qu'une femme./ Dans mes rêves, la nuit, je rencontre en chemin/ Cet effrayant démon qui me baise la main" (II, 1, v. 606-612), de "Et comme un noir poison qui va de veine en veine/ Souvent jusqu'à mon cœur qui semble se glacer,/ Je sens en longs frissons courir son froid baiser" (II, 1, v. 614-616). La Reine ne résiste pas longtemps à la tentation lorsqu'à l'Acte II elle invoque la Vierge mais continue à lire la lettre interdite de son amant inconnu. Pour s'auto-absoudre, elle conclut : "Quand l'âme a soif, il faut qu'elle se désaltère,/ Fût-ce dans du poison !" (II, 2, v. 801-802). Au dénouement, elle accepte de se perdre en se rendant chez César ; elle choisit de prendre cette clé des champs que Casilda, tentatrice, lui avait proposée à l'Acte II. Elle s'y retrouve prise au piège, emprisonnée dans l'antre de Ruy Blas et son maître, qualifiée de "cachot" à l'acte IV par César, telle Marguerite dans son cachot, que Faust-Ruy Blas tente de délivrer. A la question de savoir si la femme est l'ange ou le démon, Guritan a trouvé la réponse : "Dieu s'est fait homme, soit. Le diable s'est fait femme" (II, 5, v. 974). La Reine est d'ailleurs celle qui permet à Ruy Blas d'accéder à la puissance et à la gloire ; elle achève le mouvement d'ascension dont Salluste avait donné l'impulsion.

Mais en même temps, chez Hugo, c'est l'amour qui remplace la Providence. De même que dans Faust, Méphisto "perce à jour le désir érotique de Faust, camouflé sous le grand style de son pathos, (mais est) inapte à comprendre son amour vrai pour Marguerite, mêlé à ce désir et à ce pathos"[21] , de même dans Ruy Blas, la machination de Salluste, qui sous-estime son laquais en croyant qu'il lui suffira de jouir de la possession de la reine, aurait fonctionné à merveille sans le coup de théâtre par lequel Ruy Blas, obéissant à l'amour et non plus à son maître, sauve la reine par son aveu et assassine son corrupteur. A la fin d'Hernani, Don Carlos métamorphosé en Charles Quint transforme positivement sa volonté de puissance faustienne en amour du bien public, et se sauve en renonçant à la possession de Doña Sol ; c'est l'égoïste Don Ruy qui est damné, pour n'avoir pas prévu qu'en exigeant d'Hernani le respect du pacte, il entraînerait Doña Sol dans la mort. Telle est la dialectique du corrompu et du corrupteur, celle du "damneur" damné pour avoir cru pouvoir aliéner la liberté d'autrui.

 

Streben - Sterben[22]

Nous voici donc arrivés au second désir faustien, la libido dominandi. Mephisto promet à Faust de le faire pénétrer dans les hautes sphères de la société et lui dit qu'il ne lui "est assigné aucune limite, aucun but"[23] . Dans le premier Faust, cette aspiration irrésistible a pour objet l'amour et la découverte du monde. Dans le Second Faust, Méphisto donne à son acolyte les pouvoirs surnaturels grâce auxquels il vient au secours d'un empereur dont le pays est en détresse ; il sauve ses finances et son économie en émettant un papier-monnaie qui paie les dettes et rétablit l'ordre. Mais au dénouement, Faust devenu aveugle et sage décide de renoncer à ses pouvoirs magiques et de ne plus travailler pour soi, mais pour les autres, de faire surgir des marais un pays fertile avec ses seuls pouvoirs humains. C'est sans doute ce renoncement aux forces magiques, son acceptation de l'existence humaine et de ses limites qui le sauve.

De même Ruy Blas a une ambition démesurée, qu'il avoue à Zafari en évoquant sa jeunesse : "J'avais je ne sais quelle ambition au cœur./ A quoi bon travailler ? Vers un but invisible/ Je marchais, je croyais tout réel, tout possible,/ J'espérais tout du sort!(...)/ Je croyais, pauvre esprit, qu'au monde je manquais" (I, 3, v. 304...319) ; une fois devenu grand d'Espagne, il le croira encore! L'Acte III nous le montre en position de pouvoir, en redresseur de torts attaché à défendre le bien public contre la noblesse corrompue, patriote décidé à rendre sa gloire à l'Espagne. Mais cette ascension sociale n'est rien comparée au seul vrai motif de Ruy Blas, l'amour de la reine [24]  ; c'est en obtenant son aveu qu'il touche au surhomme:

  

"Partout, en moi, hors moi, joie, extase et mystère,

   Et l'ivresse, et l'orgueil, et ce qui sur la terre

   Se rapproche le plus de la divinité,

   L'amour dans la puissance et dans la majesté!

   (...) Je suis plus que le roi puisque la reine m'aime.

   (...) Cet ange qu'à genoux je contemple et je nomme

   D'un mot me transfigure et me fait plus qu'un homme.

   Donc je marche vivant dans mon rêve étoilé

   (...) Moi, qui suis tout puissant, grâce à son choix suprême,

   Moi, dont le cœur gonflé ferait envie aux rois" (III, 4, v. 1281...1303)

Ruy Blas est donc loin de représenter, comme Faust, la figure idéale de toute révolte. Quant à Hernani, il a beau être "une force qui va", son ambition, pour demesurée qu'elle soit, n'est pas précisée, au-delà de son désir de récupérer ses titres, et son retour dans son palais au dernier acte est celui d'un revenant qui retrouve sa maison en ruines et que l'Ange de la Mort attend sur le seuil ; il n'a aucun projet politique défini, et Don Carlos le surpasse largement dans cette dimension surhumaine. On trouve dans le monologue de ce dernier à l'Acte IV le reflet du désir faustien de domination du monde, que symbolise le rêve de vol de l'enfant-roi juché sur les étoiles ; mais il s'agit bien d'un songe, les didascalies le confirment, et la visite au tombeau de Charlemagne lui enseignera à toucher terre pour être un empereur humain et non surhumain.

Au total, on constate que presque tous les personnages masculins sont animés d'un désir, d'un Streben illimité qui les perd. Le désir de gloire est voué à l'échec, l'espace du bonheur est celui de la jeunesse insouciante et fauchée ; ne croit-on pas entendre Ruy Blas regretter ses années de bohème quand le poète dit au directeur de théâtre, dans le Prologue sur le théâtre de Faust: "Je ne possédais rien, j'étais heureux pourtant". L'espace d'où vient le héros, c'est l'espace B, pour reprendre la typologie de Anne Ubersfeld[25] , celui du héros, du peuple, des bandits, de l'amour, de la liberté, de l'avenir. Y renoncer pour l'espace A du pouvoir, c'est se perdre.  Mais le désir d'abolir cette frontière est une réponse à "l'appel à vivre l'Homme, tout l'homme, jusqu'au fils de Dieu, la provocation à maîtriser les choses et le monde, l'appel à construire (et non plus seulement à subir) avec les autres hommes une Humanité qui reste à venir, à faire, lui ouvrent le temps de l'histoire, le provoquent à avancer dans un futur qui est désormais offert à l'action de l'homme"[26] . Cette ambition luciférienne, porteuse de lumière donc, est celle de Ruy Blas, comme de Don Carlos, l'enfant-roi. Même entravée de fautes, de mécomptes et d'erreurs, elle constitue la voie d'un salut qu'aucune transcendance ne vient garantir. Car renoncer au diable, c'est renoncer à la facilité qui consiste à "projeter sur une puissance démoniaque (donc extérieure à l'homme) tout le poids des vertiges mortels et des contradictions dont il tentait ainsi de rejeter la responsabilité sur un autre (...) En attribuant au diable un rôle excessif, l'imaginaire humain tend à reconstruire une sorte de dualisme, comme s'il pressentait instinctivement qu'il est moins redoutable d'être l'enjeu passif et non responsable d'un duel transcendant, plutôt que d'assumer soi-même sa liberté et sa responsabilité"[27] . La force qui donne aux héros hugoliens la puissance de renoncer à cette illusion rassurante, c'est l'amour.

 

L'éternité - l'instant

Mais le désir suprême, celui qui tue, c'est le désir de l'éternité. C'est Faust qui propose le pari à Méphisto ; il décide que sa mort viendra, que Méphisto l'emportera quand il aspirera à éterniser un moment de bonheur ; qu'il vienne à dire à l'instant qui passe "Reste donc! Tu me plais tant!"[28] , et s'en sera fini de lui. Dans le Second Faust, il meurt quand la vision du pays idyllique qu'il compte faire naître des marécages lui apparaît, au moment où il vient d'accepter la loi et les joies humaines ; il évoque la possibilité de demander à l'instant de s'arrêter car c'est le "plus beau moment de (s)a vie". "A un tel moment je pourrais dire: "Reste donc! tu es si beau!""[29] , dit-il alors. La phrase est énoncée au conditionnel ; elle n'a donc pas de valeur performative, et Faust meurt sans l'avoir vraiment choisi.

On trouve la même aspiration suicidaire à arrêter le temps dans la bouche de Ruy Blas : "Faîtes, mon Dieu, qu'en ce moment je meure!" (II, 3, v. 865), dit-il en reconnaissant sa dentelle sur le sein de la reine. Hernani, quant à lui, se plaint de ne pouvoir prolonger ses rendez-vous secrets avec sa bien-aimée : à Doña Sol qui lui dit "Cette heure est à nous", Hernani répond : "Cette heure, et voilà tout. Pour nous, plus rien qu'une heure,/ Après, qu'importe! Il faut qu'on oublie ou qu'on meure./ Ange! une heure avec vous! une heure, en vérité,/ A qui voudrait la vie, et puis l'éternité!" (I, 2, v. 58-62). A l'Acte II, à Doña Sol qui lui demande un moment, il répond: "Je reste et resterai tant que tu le voudras (...) Car cette heure est à nous (...) O laisse-moi dormir" (II, 4, v. 684-95). Mais dormir, c'est ici mourir puisque sonne le tocsin. Au dernier acte, c'est elle qui résiste quand il veut l'entrainer: "(...)Tout à l'heure!/ Un moment! (...) Mon duc, rien qu'un moment!/ Le temps de respirer et de voir seulement./ Tout s'est éteint, flambeaux et musique de fête./ Rien que la nuit et nous. Félicité parfaite! (...) Tout, comme nous, repose (...) La lune tout à l'heure à l'horizon montait;/ Tandis que tu parlais, sa lumière qui tremble/ Et ta voix, toutes deux, m'allaient au cœur ensemble./ Je me sentais joyeuse et calme, ô mon amant,/ Et j'aurais bien voulu mourir en ce moment" (V, 3, v. 1947-62). En demandant à l'instant de s'arrêter, Doña Sol reprend la formule magique de Faust. Comme chez Goethe, la mort a beau n'être invoquée qu'au conditionnel, le vœu incomplètement formulé va s'exaucer.

"Reste donc, tu me plais tant", c'est ce qu'on aurait voulu dire à l'acteur, c'est la tentation diabolique d'arrêter l'image prodigieuse, d'éterniser l'instant de théâtre qui ne reste que dans nos mémoires.


[1] Ce texte a été publié dans le volume collectif Le Diable, s.l.d. Alain Niderst, Nizet, 1997. La fortune littéraire du mythe dans la littérature romantique est exposée par André Dabezies dans Le mythe de Faust, Armand Colin, coll.U2, 1972, pp.105-134.

[2] Ce dernier excepté, la science et la technique n'étant pas des objectifs dans Ruy Blas  ni Hernani.

[3] André Dabezies, op.cit., p. 277.

[4] Avec une utilisation imagée du verbe, d'abord : "Ah! vous endiablerez, mon vieux cousin maudit!" (IV, 2, v.1639), puis voyant ensuite arriver le serviteur noir : "Je suis chez Belzébuth, ma parole d'honneur!" (IV, 3, v.1716), puis la duègne: "Mais il faut que le diable ou Salluste s'en mêle?" (IV, 4, v.1790), et enfin Salluste: Vous voilà donc, vieux diable!" (IV, 7, v.1929)

[5] C'est ce «riche manteau de velours vert clair, brodé d'or et doublé de satin noir», qu'il passera sur les épaules de sa créature pour en faire Don César.

[6] Doña Josepha:«Vous êtes donc le diable!

Don Carlos:                            Oui duègne.» (I, 1, v. 21)

[7] C'est ainsi qu'il demande à son vieux camarade de bohême d'imaginer «(…) une fatalité dont on soit ébloui!/ Oui, compose un poison affreux, creuse un abîme/ Plus sourd que la folie et plus noir que le crime,/ Tu n'approcheras pas encor de mon secret./ Tu ne devines pas ? — Hé! qui devinerait ?—/ Zafari! dans le gouffre où mon destin m'entraîne,/ Plonge les yeux! — je suis amoureux de la reine!» (I, 3, v. 360-366)

[8] Je remercie Philippe Forget d'avoir attiré mon attention sur ce point capital et pourtant méconnu.

[9] Faust, traduction de Gérard de Nerval, Garnier, 1969, «Le cabinet d'étude», p. 70.

[10] Ibid, «La Nuit», p. 35.

[11] Ibid., p. 71.

[12] Voir Georges Thinès, «La trahison du disciple», Faust, revue Europe, janvier-février 1997, p. 23.

[13] «(…)aimer la reine! ah, cà, pourquoi? / Comment diable as-tu fait?» lui demande Don César-Zafari. Ruy Blas répond: «Est-ce que je sais, moi!/ - Oh! mon âme au démon! je la vendrais, pour être/ Un des jeunes seigneurs que, de cette fenêtre,/ Je vois en ce moment, comme un vivant affront,/ Entrer, la plume au feutre et l'orgueil sur le front!/ Oui, je me damnerais pour dépouiller ma chaîne,/ Et pour pouvoir comme eux m'approcher de la reine/ Avec un vêtement qui ne soit pas honteux!» (I, 3, v. 420-427)

[14] Platon, Phèdre, LX, traduction d'Emile Chambry, G-F, p. 166.

[15] I, 9, v. 744-55.

[16] Anne Ubersfeld, Le Roi et le bouffon, José Corti, 1974, p. 546.

[17] Ibid., p. 495.

[18] Cf. Charles Dédeyan, Le thème de Faust dans la littérature européenne, Lettres Modernes, T. III, 1956, p.159.

[19] Notice d'Anne Ubersfeld à la Préface de Cromwell, Bouquins, Tome «Critique», p. 715. Sur l'articulation du diabolique et du grotesque chez Hugo, on consultera, dans Le Roi et le bouffon, op. cit., le chapitre consacré au drame carnavalesque (pp. 461-506).

[20] Ibid., p. 718.

[21] Claudio Magnis, «Les métamorphoses de Faust», Faust, revue Europe, janvier-février 1997, p. 12.

[22] Streben : aspirer à, désirer. Sterben : mourir.

[23] p. 73.

[24] «Parce que je vous aime» (III, 3, v. 1210), lui répond-il quand elle lui demande pourquoi il est «comme eût été Dieu même,/ Si terrible et si grand».

[25] cf. Le Roi et le bouffon, pp. 407-457.

[26] André Dabezies, «Miroirs du mythe», Faust, Revue Europe, janvier-février 1997, p. 5.

[27] André Dabezies, ibid., p. 5.

[28] p. 71.

[29] p. 281.