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Séance du 16 octobre 2009

Présents :Josette Acher, Chantal Brière, Brigitte Braud-Denamur, Françoise Court-Perez, Jean-Claude Fizaine, Caroline Julliot, Franck Laurent, Loïc Le Dauphin, Bernard Le Drezen, Claude Millet, Christine Moulin, Ayako Murakami, Florence Naugrette, Yvette Parent, Martine Pitault, Guy Rosa, Jean-Pierre Reynaud, Agnès Spiquel.


Informations

Claude Millet rappelle la parution du quatrième numéro d’Écrire l’Histoire, dont le dossier s’intéresse comme le précédent à la question du détail.

 

Guy Rosa signale que sont désormais présents sur le site du groupe Hugo quelques documents audio ou vidéo (conférences, émissions radio). Il fait appel aux archives de chacun. Il espère pouvoir y inclure la saisie de la mise en scène d’Angelo par Christophe Honoré, présentée en juillet dernier à Avignon.

 

Yvette Parent mentionne un choix fort judicieux de livres illustrés pour les enfants à la Maison Victor Hugo, à partir des œuvres de l’auteur.

 

Les membres avertis du Groupe en profitent pour rappeler qu’une exposition va bientôt ouvrir ses portes à la Maison Victor Hugo, le 21 ou 22 Octobre prochain. Elle est consacrée à la collection de portraits de la famille Hugo. À Villequier, s’ouvre le 17 Octobre une exposition autour de la thématique de l’arbre.

 

Jean-Pierre Reynaud attire l’attention sur un passage du Reliquat des Travailleurs de la mer (« La Mer et le Vent », VIII), qui l’a intrigué : « Tout se tient. Tout adhère. Comme nous l’avons dit ailleurs, deux babels en sens inverse... » Il se demande où Hugo a déjà employé cette image, et enjoint les chercheurs du groupe à l’éclairer.

 

Guy Rosa fait part d’une réflexion sur un renouvellement de la biographie littéraire qui lui semble en cours. Il remarque en effet que trois biographies récentes réforment le genre en se fondant sur des travaux critiques qui lui étaient jusque là extérieurs. Celle de Flaubert, par Pierre-Mard De Biasi, sur la recherche génétique ; celle de Michelet, par Paule Petitier, sur l’histoire des idées ; celle de Hugo, par Jean-Marc Hovasse, sur l’histoire de la vie littéraire. Dans les trois cas, la greffe a pris, et le genre biographique comme les trois méthodes de recherche sollicitées y ont considérablement gagné.


Communication de Claude Millet : Les Burgraves, ou comment régler le sort d'une sorcière (et de la misère par la même occasion) (voir texte joint)


Discussion

Le retour de Barberousse, un ordre nouveau ?

Jean-Pierre Reynaud : Ce très bel exposé fait surgir des millions de questions. Je voudrais d’abord que l’on s’interroge sur le sens du suicide final de Guanhumara : ce geste ne signifierait-il pas que, incarnation de la misère, elle s’exclut volontairement de cette restauration, qu’elle refuse d’être « récupérée » par l’ordre nouveau ?

Claude Millet : Impossible. Guanhumara bénit explicitement le nouveau règne avant de mourir.

Jean-Pierre Reynaud : Ensuite, je me demande si le triomphe de Barberousse, à la fin du drame, ne marque pas quand même un progrès sur la féodalité. Ne marque-t-il pas l’avènement d’un Empire Européen, qui transcenderait les frontières nationales ?

Frank Laurent : C’est vrai pour Hernani, certainement pas pour Les Burgraves. Barberousse ne correspond en rien à la représentation que se fait par ailleurs Hugo de l’Empereur. Il ne parle que d’Allemagne, et se contente de redonner légitimité à un Burgrave local – qu’on se rappelle sa dernière réplique : « Règne sur le Rhin ». Contrairement à Charles Quint, il n’a aucune conscience supranationale ; il n’est Empereur que de nom.

Jean-Pierre Reynaud : enfin, je me demande si la haine viscérale de Guanhumara, celle de la misère, n’est pas au fond la même que celle de Jean Valjean au sortir du bagne. Guanhumara n’est-elle pas un Jean Valjean qui n’aurait pas eu d’occasion de rédemption – un Jean Valjean qui n’aurait pas croisé sur son chemin Mgr Myriel ?

Guy Rosa : La misère n’est pas réintégrée à la société, car elle n’est simplement pas réintégrable à un tel régime. Néanmoins gardons-nous de confondre ce qu’on appelle la « question sociale » au XIXe siècle, et ce qu’on appelle aujourd’hui « le problème de l’exclusion ». Les deux sont très différents. À l’époque on considère la société dans son ensemble. Se focaliser sur une minorité d’« exclus », c’est aussi une façon de nier les problèmes en les limitant.

Claude Millet : On peut aussi penser, aujourd’hui comme hier, que c’est en considérant les marges que l’on atteint le cœur des problèmes de la société ; que c’est par le biais de l’exclusion (du misérable, du criminel, du fou, de l’idiot, de la femme, de l’enfant, de l’animal…) que l’ordre d’une société peut être interrogé ; ou encore que c’est par le biais de son rapport aux « minorités » qu’une « majorité » se révèle. C’est ce qui fait l’actualité aujourd’hui de Hugo, comme d’autres promoteurs de la « question sociale » sous la Monarchie de Juillet… Mais la pièce des Burgraves finit bien par « exclure » la question de l’exclusion…

 

Le passé et le présent

Guy Rosa : Un élément me gêne. Pour toutes les pièces des années 1830, à la différence du "second théâtre " de Hugo où le cadre est actuel ou explicitement an-historique, il faut tenir compte de l’éloignement historique, et ne pas chercher à tout prix à voir dans le passé une projection du présent parce que c'est précisément cet éloignement qui fait sens. Car le rapport entre les situations sociales et les histoires individuelles reste le même, alors que, du point de vue politique, le régime mis en scène est totalement révolu. C’est le processus de signification dominant qui est ainsi généré sur le mode d’un « Quoi ? toute l’histoire a changé mais les individus sont aussi malheureux dans notre monde neuf qu’il l’étaient dans l’ancien ! ». Dans le cas présent, Barberousse est le fondateur du Saint Empire romain germanique – lequel, chacun le sait, vient de disparaître entièrement ; de la même façon, le spectateur d’Angelo sait bien que plus rien ne reste de la puissance impérialiste vénitienne et que Venise a été conquise sans combat il y a moins de trente ans. Mais les personnes ne sont pas plus heureuses; l'interdiction d’aimer pèse autant sur les sujets du roi-citoyen que sur les vassaux de la Sérénissime, et le destin des comédiennes –des femmes en général– est resté aussi injuste. Le plus souvent donc les données politiques des drames des années 30 ne font pas référence à l’actualité et fonctionnent par différence, non par analogie, sauf sans doute pour Ruy Blas, où la transposition avec le présent est évidente et directe. C’est le cas pour Les Burgraves.

D’autant plus que, là, les personnages ne sont pas seulement caducs au regard du présent, mais envers leur propre époque, doublement caducs pourrait-on dire, caducs au carré. Ils incarnent le passé, mais un passé déjà en pleine décrépitude. De surcroît, c’est un passé anhistorique, légendaire – ainsi Barberousse ressuscité avant de revenir sur le trône. Y a-t-il une leçon politique pour le présent à tirer de cela ? Je ne le crois pas. S'il y a leçon, elle serait plus anthropologique (à la manière du théâtre grec ancien) qu'historique ou, à plus forte raison, politique.

Claude Millet : N’est-ce pas Hugo lui-même qui, dans la préface de Marion Tudor, disait, à propos du drame historique, qu’il doit être « le passé ressuscité au profit du présent » ? Cette définition fonctionne pour toutes ses pièces – même s’il peut être difficile pour un lecteur aujourd’hui de repérer cette articulation entre le passé que représente le drame et son actualité. Le problème est notre propre éloignement temporel et les limites qu’il implique, pas la visée de Hugo pour son théâtre. On ne peut réduire le passé représenté à un simple objet exotique, de curiosité : Hugo ne parle du passé que pour le présent. Le tout est de comprendre comment, sans le déformer.

Jean-Pierre Reynaud : En 1840, la carte de l’Europe est encore définie par les restes de l’Empire austro-hongrois. Cette question est encore d’actualité.

Frank Laurent : On ne peut nier qu’il y ait une dimension d’anachronisme fécond dans Les Burgraves. Qu’on se rapporte aux propos de la préface, qui affirment comme objectif de la pièce de « resituer l’origine de l’Europe » – d’un côté Eschyle, de l’autre la Rhénanie. Dans Les Burgraves, on dépasse l’Histoire, on puise dans l’archaïque, mais c’est pour en faire une origine pertinente du présent. C’est évident sur la question de l’Empire : tous les exemples d’Empires antérieurs résonnent pour les contemporains comme autant de reflets du présent. 

 

Une idéologie gênante ?

Franck Laurent : Il ne faut pas essayer à tout prix de sauver Hugo, de le rendre fréquentable, quoi qu’il écrive. Il faut regarder en face le fait que, pendant une courte période, de 1841 à 1848, il fait preuve d’un véritable volontarisme politique : il veut rentrer dans le rang. En 1841-43, particulièrement, au moment des Burgraves, il fait tout ce qu’il peut pour adhérer à l’idéologie de Guizot et des doctrinaires. C’est à la même époque qu’il se lance, avec Le Rhin, dans l’entreprise improbable de réhabiliter Louis XIV. Il y a des pages hallucinantes où il exalte la grandeur du monarque, qu’on ne dirait jamais écrites par Hugo. Or, le discours des doctrinaires se fonde sur un déni de la question sociale – à laquelle Hugo adhère à ce moment, qu’on se reporte à ses discours à l’assemblée. Il n’y a pas de question sociale, il suffit de rétablir l’ordre, et chacun sera heureux à sa place. Le progressisme de Hugo à l’époque est l’application à la lettre des théories du « progrès en pente douce » de Guizot : le déni de la rupture du continuum social permet de ne pas admettre la possibilité même d’une rupture – c’est à dire d’une révolution... C’est cette peur qui affleure dans le texte célèbre de 1846 où Hugo, en route pour la chambre des pairs, raconte le regard de haine d’un misérable, qui vient d’être arrêté, à une belle dame richement parée dans son carrosse. Il le dit explicitement : le jour où le misérable se rend compte que cette richesse existe, et que cette femme riche ne le voit toujours pas, la catastrophe est imminente.

Sauf que Hugo est bien plus génial que cela, et que même lorsqu’il tente d’incarner dans l’écriture une idéologie, l’œuvre porte les traces d’un retour du refoulé extrêmement violent. La mort de Guanhumara en est un exemple. Mais c’est la fin la plus ratée de tout le théâtre de Hugo, comme si ce retour n’arrivait pas à prendre forme. Je vois d’autres exemples de ce retour du refoulé dans Le Rhin : dans l’histoire de l’évêque, et des rats qui dévorent tout sur leur passage ; ou dans l’histoire des bourgeois de Francfort, qui font porter leurs ripailles aux caryatides de pierre, mais qui ne craignent rien tant que le réveil et la vengeance des caryatides.

Claude Millet : Cette période de 1841-43 existe, elle est à prendre comme telle, sans la nier ou la polir comme le voudrait  l’hagiographie hugolienne. Les Burgraves est un texte gênant. Tellement gênant qu’un metteur en scène aussi extraordinaire que Vitez, que des critiques, des lecteurs politiques de l’œuvre de Hugo, aussi profondément intelligents qu’Anne Ubersfeld et Jacques Seebacher éludent la question.

Jean-Pierre Reynaud : Je vais peut-être en faire bondir plus d’un, mais pour moi cet Hugo-là n’a jamais disparu. Jusqu’à la fin de sa vie, Hugo a refusé la Révolution. Il a toujours haï la Terreur. Le Victor Hugo des Burgraves, c’est déjà celui des Misérables.

Franck Laurent : La Révolution n’est pas réductible à la Terreur. Il ne refusera pas la Révolution dans son principe : il dit qu’il y en aura encore, mais qu’elles seront « de moins en moins violentes, et de plus en plus profondes ». Hugo admettra une forme de nécessité de la Révolution. Certes, il ne voudra jamais de Marat, mais il comprendra que cette « souffrance de six mille ans » existe. C’est justement cela qu’il s’échine à nier dont nous discutons.    

 

Mise en scène de Vitez     

Guy Rosa : Si j’ai bien compris, le prix à payer pour qu’on puisse jouer Les Burgraves dans une orientation progressiste, comme l’a fait Vitez, serait qu’on n’y comprenne rien. N’est-ce pas un peu exagéré ? Ou, pour dire les choses autrement, je ne suis pas certain que ta thèse des Burgraves comme pièce sinon réactionnaire du moins conservatrice ait besoin de s’accréditer en discréditant cette mise en scène et ceux qui l’ont admirée.

Claude Millet : Je me suis fondée sur les analyses de Florence Naugrette, très éclairantes sur ce point. Faire mâchonner un quignon de pain à l’actrice chargée de prononcer, la bouche pleine, donc, l’envoi de la pièce – la seule pièce où Hugo fasse prendre la parole explicitement au « poëte » pour nous dire quoi penser des événements – constitue un brouillage évident du sens.

Franck Laurent : Tout comme le fait de vêtir tous les acteurs en haillons: il n’y a plus de différence entre les nobles et ceux que le texte désigne directement comme des misérables – alors que l’idéologie de la pièce est profondément réactionnaire.  

Guy Rosa : Si la pièce mise en scène par Vitez était incompréhensible, c’est peut-être surtout parce que l’intrigue elle-même, dans son écriture, est compliquée au point d’en être obscure.

Claude Millet : Il est quand même étonnant qu’un metteur en scène comme Vitez ait complètement ignoré cette dimension dans Les Burgraves.

Franck Laurent : On ne dit pas que c’est une mauvaise mise en scène ; mais on peut affirmer que c’est une mise en scène qui fait l’impasse sur le sens politique.

Claude Millet : Cette appréhension exclusivement esthétisante du texte est unique chez Vitez. Dans ses mises en scènes de Hernani et de Ruy Blas, il s’intéresse beaucoup au sens et aux enjeux politiques des drames. 

Françoise Court-Perez : Y a-t-il une autre interprétation de ce brouillage du sens par la mise en scène de Vitez que celle de Florence Naugrette ?

Claude Millet : Celle d’Anne Ubersfeld, qui a considéré à l’époque que, ce qui avait fasciné Vitez dans ce drame, c’était sa poésie de la décadence – effectivement très frappante.

Jean-Claude Fizaine : il faut se rappeler le contexte de la création de la pièce par Vitez. Il a travaillé dans une banlieue difficile, avec peu de moyens, des acteurs non professionnels... Dans les conditions concrètes où la pièce a été montée, le sens politique ne pouvait pas apparaître.  

Yvette Parent : Il faut se replacer plus généralement dans le contexte de l’époque. Nous étions tous dans les années 70 les héritiers du réalisme socialiste, qui tendait à réhabiliter le passé, à l’usage de l’édification des peuples, et en particulier le Moyen-Âge. Les Burgraves entrait dans cette logique : il donnait une image de la décadence du Moyen-Âge utile à l’éducation des spectateurs. Les Burgraves n’est pas une pièce progressiste, mais les jouer à l’époque était progressiste.

Guy Rosa : A me fier à mon souvenir du spectacle, ce qui apparaissait très bien dans cette mise en scène, c’est en effet le mythe du passé, du révolu. Il y avait au milieu de la scène un grand escalier, qui renvoyait explicitement au théâtre antique. Les parnassiens adoraient cette pièce : c’était une manière de se replonger dans la décadence.

 

Les Burgraves et les mythes

Josette Acher : Vous dites que Guanhumara est une figure de la fatalité. Cela me fait penser à la préface des Travailleurs de la mer : « L’anankè du cœur humain ». Peut-on considérer que Hugo, à travers ce personnage, n’a pas voulu parler de politique, mais du cœur humain, d’une dimension humaine plus fondamentale, plus archaïque ?

Claude Millet : Dans Les Burgraves, Guanhumara vit en effet son drame sans lui conférer une dimension politique, ni même historique ; mais cela est très exceptionnel si on la compare aux autres héroïnes des drames hugoliens, dont l’histoire personnelle est directement liée à un destin politique et historique. Dans Les Burgraves, au contraire, les deux dimensions, qui semblent jointes dans le soliloque liminaire de Guanhumara, ensuite se délient complètement, et ne sont raccordées qu’in extremis, dans un moment qui correspond à l’abolition du sujet : Guanhumara reconnaît en Barberousse son ancien amant pour mourir. Cette désintrication du cœur et du devenir politique n’a lieu dans aucun autre drame de Hugo.

Guy Rosa : Tu as vu sinon une contradiction du moins un écart dans le fait que Guanhumara soit à la fois victime et agent de la fatalité. Il me semble que c’est toujours le cas chez Hugo et que c’est précisément cela qui fait l’amertume et le tragique de la fatalité –comme d’ailleurs du crime. C’est le cas de la Sachette, Javert, Jean Valjean, Ruy Blas...

Claude Millet : Spontanément, je pense que Hugo ne sépare pas l’un de l’autre – d’où chez lui le double sens du mot « misérable ». Néanmoins un pas de plus est franchi ici : elle est la fatalité. Il y a un glissement remarquable dans cette pièce, qui fait qu’elle ne peut être rédimée comme victime. Elle ne peut qu’intérioriser l’aliénation au point de se supprimer. 

Josette Acher : Je voudrais proposer une piste de recherche, autour du nom originel de ce personnage : Ginevra. Elle s’appelle comme Guenièvre, qui elle aussi se trouve au centre d’un triangle amoureux, séparant le Roi de celui qu’il considère comme son frère, Lancelot. Peut-être y a-t-il une étude à faire sur le rapport à cette source – comme on l’a fait pour le personnage de Gauvain dans Quatrevingt-Treize.

Franck Laurent : Il est vrai que les premières grandes éditions de la légende arthurienne datent des années 1840.

 

Puissance du personnage de Guanhumara

Guy Rosa : Dans la mise en scène de Vitez, le personnage de Guanhumara attirait l’attention. C’était le seul personnage humain. Les autres débitaient des vieilleries, paraissaient très artificiels, déclamaient ; des pantins fantasmagoriques. Pas Guanhumara, jouée par un homme, je crois, qui apparaissait en demi sous-sol, au plein centre de la scène, avec un jeu de lumières hallucinant ; c’est d’elle qu’on se souvenait.

Agnès Spiquel : Déjà dans l’écriture, ce personnage va très loin. La fin exhibe le drame de cette aliénation absolue. En tant que spectateur, cela fait frémir.

Claude Millet : Victor Hugo n’a pas pu s’empêcher de donner une image fascinante de ce personnage ; mais il doit l’exclure au moment même où il la montre de façon sidérante sur scène.

Franck Laurent : Il n’assume pas ce dénouement – signe d’un très grand malaise de Hugo vis-à-vis de son personnage. C’est troublant d’ailleurs, qu’il ne fasse rien de la mort de Guanhumara. Il avait une scène en or, et là, rien. On n’est pas ému. Sa fin est escamotée en deux répliques, et rien, dans l’envoi final, ne permet de donner sens à cette mort.

Claude Millet : Matériellement, le spectateur n’a pas le temps de pleurer. 

Agnès Spiquel : C’est vrai, mais le corps reste là, sur scène. La matérialité de ce cadavre empêche que cette mort soit occultée. Pour moi, ce dénouement a toujours représenté de façon très forte l’idée que l’Histoire héroïque se fonde sur l’exclusion du féminin. Le corps de Guanhumara ne mine-t-il pas l’envoi même ? L’envoi lui-même n’en devient-il pas ironique ?

Claude Millet : Cela dépend beaucoup de la mise en scène ; mais la pesée d’une ironie d’auteur sur le discours du « poëte » me semble bien improbable. Relisons :

                     LE POETE

Suis Barberousse, ô Job ! Frères, allez seuls.

De vos manteaux de rois faites-vous deux linceuls.

Ensemble l’un sur l’autre appuyant votre marche,

De la vieille Allemagne emportez tous deux l’arche !

O colosses ! le monde est trop petit pour vous.

Toi, solitude, aux bruits profonds, tristes et doux,

Laisse les deux géants s’enfoncer dans ton ombre !

Et que toute la terre, en ta nuit calme et sombre,

Regarde avec respect, et presque avec terreur,

Entrer le grand burgrave et le grand empereur !

Deux linceuls doivent être préparés : l’un pour Job, l’autre pour Barberousse. Et pour Guanhuamara ?

Jean-Pierre Reynaud : Au fond, Gunahumara ne disparaît-elle pas parce qu’elle représente la haine absolue – comme plus tard Lillith, qui s’efface devant l’Ange liberté ?

Claude Millet : Elle n’est pas seulement « la fatalité » : elle est aussi « l’esclave ». C’est dans l’amalgame entre les deux que se noue l’idéologie de la pièce. 

Franck Laurent : Cette pièce peut se lire comme une fable assez raide sur le partage des civilisations – le grand partage orient/occident : l’Inde est le pays de la fatalité, et l’Europe le lieu de la liberté. Guanhumara est la fatalité – elle est allée jusqu’en Inde, c’est dit dans la pièce. À l’inverse, Barberousse est mort sur le fleuve qui sépare l’Europe de l’Asie. Mais à ce moment il n’y a qu’un homme libre en Europe : Barberousse. Guanhumara n’a aucune revendication de liberté. Victor Hugo est un doctrinaire à ce moment – ou du moins, il essaie de toutes ces forces de l’être. Mais le fond du dynamisme créatif de Victor Hugo est tout sauf manichéen. Les choses bougent en ce domaine, fluctuent. Vingt ans plus tard, dans William Shakespeare, il dira que le génie d’Eschyle vient de ce qu’« il a de l’Inde en lui »…

Claude Millet : Je vous remercie pour cette très vive discussion, qui m’invite à reprendre mon texte, non pour l’émousser, le polir, ou le faire prudemment reculer, mais pour le préciser, en particulier en soulignant l’effet de l’envoi final du « poëte » et de la présence sur scène du cadavre de Guanhumara durant cet envoi.

 Caroline Julliot


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