Hugo achève ici d’accumuler les signes d’une organisation préméditée du massacre ; il sera plus catégorique encore dans Napoléon le Petit. H. Guillemin va dans le même sens : « Le caractère délibéré, l’entière préméditation du massacre ne sauraient aujourd’hui être mis en doute. » Mais il doit ensuite se satisfaire, comme Hugo, de la convergence des indices et des déclarations, au prix parfois d’un effort d’interprétation. Aucun des acteurs du 2 décembre n’a évidemment signé d’aveux et ce silence même accrédite la thèse du complot. Impossible, inversement, de soutenir que le massacre des boulevards ait été une « bavure » accidentelle et, Magnan excepté, les écrivains officiels eux-mêmes ne le prétendent pas, préférant minimiser les pertes et prétendre que la troupe répondait à des coups de feu partis des fenêtres –ce que démentent tous les témoins.

En réalité, comme dans beaucoup d’autres circonstances comparables, si l’action n’a pas été planifiée, elle n’en a pas moins été délibérée. La dépêche du 3 de Morny à Magnan : « Il n’y a qu’ […] en cernant un quartier et le prenant par famine ou en l’envahissant par la terreur qu’on fera la guerre civile » ; la proclamation de Saint-Arnaud aux habitant de Paris, affichée le 3, les invitant au calme, exigeant « Pas de curieux dans les rues ; ils gênent les mouvements des braves soldats … » et ajoutant que « tout individu pris construisant ou défendant une barricade, ou les armes à la main SERA FUSILLE» ; et celle de Maupas, du 4, invitant les « citoyens paisibles » à rester chez eux, interdisant la circulation des voitures, avertissant que les groupes stationnant sur la voie publique seraient dispersés par la force sans sommation et que « il y aurait péril sérieux à contrevenir » à ces dispositions, convergeaient vers l’instauration d’un régime d’ordre public inouï faisant droit et devoir à l’armée d’éliminer par tous moyens le moindre geste et jusqu’à toute présence qui lui semblerait hostile de quelque manière que ce soit. Or une telle configuration de l’espace public n’était pas inconnue des soldats et de leurs officiers : c’était celle qu’ils pratiquaient depuis des décennies en Algérie. Dans ces conditions, une fusillade telle que celle qui survint n’avait pas besoin d’être ordonnée pour se produire à coup sûr. Le massacre des boulevards ne fut sans doute ni planifié ni déclenché par les chefs (certains eurent peine à faire cesser le feu) ; il n’en était pas moins prévisible, prévu et voulu.

C’est bien ainsi que le comprend Mayer qui traduit en clair la proclamation de Maupas : « Il y aura aujourd’hui une grande bataille ; que ceux qui ne veulent pas être tués n’aillent pas sur le champ du combat » et qui conclut en rejetant la responsabilité du meurtre sur les morts ou sur leurs « meneurs » : « Cette pièce [la proclamation de Saint-Arnaud] répond à tous les reproches d’inhumanité et à toutes évocations de sang innocent répandu que les partis, depuis le fatal combat du boulevard Poissonnière, ont essayé de faire remonter jusqu’au gouvernement. »

On dit aujourd’hui : ils n’avaient qu’à ne pas être là où sont tombées les bombes (variantes en mineur : où la voiture de police patrouillait, où les CRS ont chargé).