V. Schœlcher et Ténot à sa suite citent l’article du Times du 13 décembre, envoyé par le capitaine Jesse qui demeurait boulevard Montmartre : « A deux heures et demie, le 4 décembre, on entendait distinctement le canon dans la direction du faubourg Saint-Denis ; à trois heures, je me plaçai sur le balcon de mon appartement, avec ma femme, pour voir les troupes. Les boulevards, aussi loin que l’œil pouvait atteindre, en étaient couverts, artillerie, infanterie et cavalerie. Les officiers fumaient leurs cigares. Les fenêtres étaient garnies de spectateurs : femmes, enfants, servantes, locataires des appartements, et aussi des commerçants, qui tous avaient fermé leurs boutiques. Tout à coup, et tandis que je regardais attentivement avec ma longue-vue les troupes les plus éloignées vers l’extrémité du boulevard Bonne-Nouvelle, quelques coups de fusil furent tirés à la tête de la colonne, qui se composait d’environ 3 000 hommes. En peu de moments le feu se propagea, et, après avoir été suspendu un instant, descendit le boulevard comme un rideau de flamme ondulant. Cependant il était si régulier que je le pris d’abord pour un feu de joie en réjouissance de la prise de quelque barricade, ou bien destiné à indiquer la position des troupes à quelque autre division. Ce ne fut que lorsqu’il arriva à une cinquantaine de mètres de moi que je reconnus le son tranché des cartouches à balles ; mais alors même je pouvais à peine en croire le témoignage de mes oreilles, car quant à celui de mes yeux il m’était impossible de découvrir aucun ennemi sur lequel on pût faire feu. Je continuai de regarder les soldats jusqu’à ce que la compagnie placée au-dessous de moi apprêtât les armes et qu’un coquin plus vif que les autres, un tout jeune homme sans favoris ni moustaches, m’eût ajusté. En un instant, je poussai ma femme, qui venait de se retirer, contre le massif, entre les deux fenêtres, et une balle qui frappa le plafond au-dessus de nos têtes nous couvrit de poussière et de morceaux de plâtre. Une seconde après, je fis coucher ma femme sur le parquet, et une autre décharge frappa toute la façade de la maison, le balcon et les fenêtres ; une balle brisa la glace sur la cheminée, une autre le globe de la pendule ; tous les carreaux de vitre, à l’exception d’un seul, furent mis en pièces, les rideaux et le châssis des fenêtres coupés. Le balcon de fer, quoique un peu bas, fut une grande protection ; cependant cinq balles entrèrent dans la chambre. Tandis qu’on rechargeait les armes, j’entraînai ma femme, et me réfugiai avec elle dans les chambres de derrière de la maison. Le retentissement de la fusillade ne cessa pas pendant plus d’un quart d’heure ! Quelques minutes après, les canons furent démasqués et pointés contre le magasin de M. Sallandrouze, cinq maisons plus bas à notre droite.

« L’objet ou la justification de tout cela était parfaitement une énigme pour tous ceux, Français comme étrangers, qui étaient dans la maison. Quelques-uns s’imaginaient que les troupes avaient tourné et se joignaient aux rouges ; d’autres disaient qu’il fallait qu’on eût tiré sur elles de quelque part, quoique cela ne pût être venu d’aucune maison du boulevard Montmartre, car nous l’eussions certainement vu du balcon. En outre, dans les dispositions où se trouvaient les soldats, si cela eût été vrai, ils n’auraient certainement pas attendu le signal de la tête de colonne placée à plus de 800 mètres de distance. Il faut que cette fusillade de gaieté de cœur ait été le résultat d’une panique, et que les soldats aient voulu effrayer par un premier feu dans la crainte que les fenêtres ne fussent garnies d’ennemis cachés, ou qu’elle ait été le résultat d’une impulsion sanguinaire : double hypothèse également déshonorante pour eux comme soldats dans le premier cas, comme citoyens dans le second. A titre de militaire, c’est avec le plus profond regret que je me sens forcé d’admettre la dernière opinion.

« La troupe, comme je l’ai déjà dit, a fait décharges sur décharges pendant plus d’un quart d’heure, sans qu’on lui ait aucunement riposté. Ils ont tué beaucoup de malheureux qui étaient restés sur les boulevards parce qu’on ne voulait les recevoir dans aucune maison. Quelques personnes ont été tuées sur le seuil de leur porte. Le sang de ces victimes remplissait encore les trous creusés autour des arbres, le lendemain vers midi, quand j’y ai passé. Les boulevards et les rues adjacentes étaient sur quelques points un véritable abattoir. Ce tableau restera gravé par la baïonnette dans le cœur des habitants de ce quartier de Paris, qui pour l’avenir ne peut que redouter la protection des propres soldats de la France. »