[I, 6, 2 ; f° 305 r° – J2 et, au dessous, K2] [blanc initial]

 

Un matin, M. Madeleine était occupé à régler d'avance quelques affaires pressantes de la mairie, pour le cas où il se résoudrait au voyage de Montfermeil, lorsqu'on vint lui dire que l'inspecteur de police Javert demandait à lui parler. En entendant prononcer ce nom, M. Madeleine ne put se défendre d'une impression désagréable. Depuis l'aventure du bureau de police, Javert l'avait évité et il ne l'avait point revu.

Il + d'introduire Javert.

Javert entra.

Javert, nous l’avons dit, était un homme sincère. Il n’avait aucune chose dans l’âme qu’il ne l’eut aussi sur le visage. Du premier coup d’œil, M. Madeleine reconnut que je ne sais quelle étrange révolution s’était opérée en lui. Jusqu’à ce jour il n’avait abordé M. le maire qu’avec un respect profond, mais pénible et contraint. Cette fois, il salua M. Madeleine avec une sorte de vénération franche et presque affectueuse, à laquelle semblait se mêler une nuance de regret et de douleur.

– Asseyez-vous, Javert, dit M. Madeleine avec bonté. Qu’y a-t-il ?

– Javert resta debout.

– Monsieur le maire, dit-il, je viens vous prier de vouloir bien provoquer près de l'autorité ma destitution.

M. Madeleine fit un mouvement sur son fauteuil.

– Comment! Que voulez-vous dire, Javert? Qu'est-ce que cela signifie?

[v°] Javert reprit avec une sorte de solennité triste :

– Cela signifie, Monsieur le maire, que lorsqu’un agent de l’autorité, investi de la confiance de l’état, chargé de faire respecter les positions acquises dans la société et de les respecter tout le premier,  a manqué gravement à son devoir, ce premier devoir, qui est le respect, lorsqu’il a poursuivi pendant des années d’une espèce de haine d’idiot et d’un tas de soupçons injurieux et insolents une personne honorable et haut placée, lorsqu’il n’a pas tenu à cet agent de nuire à cette personne, ne fût-ce que par des propos inconsidérés et injustes ; lorsque cet agent a osé dans de certains cas exercer sur cette personne une sorte de surveillance illégale et insolente, il importe qu’à côté d’un pareil oubli de tous les devoirs la sévérité de l’état se montre, il importe qu’un exemple soit fait, et qu’avant même que l’honorable personne se plaigne, l’agent soit destitué.

Et quel est cet agent, demanda le maire ?

– Moi.

– Vous ?

– Moi.

– Et quelle est la personne qui a à se plaindre de l’agent ?

– Vous, monsieur le maire.

M. Madeleine fit un mouvement sur son fauteuil.

Javert impassible poursuivit :

– Monsieur le maire, je viens vous prier de vouloir bien provoquer près de l’autorité ma destitution.

M. Madeleine stupéfait ouvrit la bouche, Javert l’interrompit.

– Je vois ce que vous allez dire, monsieur le maire. J’aurais pu donner ma démission, mais cela ne suffit pas. Donner sa démission, c’est honorable. J’ai failli. Je dois être puni, il faut que je sois °chassé°.

[ La rédaction initiale, à partir d’ici, a été retirée du ms et conservée dans son « reliquat » :  ms 24744, f° 231 r° - K2]

Ah çà, dit M. Madeleine, vous vous accusez, vous vous accusez de torts envers moi, vous voulez être destitué…

– Chassé, dit Javert.

– Chassé, soit. °C’est fort bien°, je ne comprends pas.

Javert fit un nouveau silence, puis soupira profondément et reprit :

– Monsieur le maire, je vais vous dire la chose, et vous verrez que j’ai raison.

Ce je ne sais quel instinct qui nous avertit que nous allons avoir besoin d’une contenance fit que M. Madeleine remarqua une feuille de papier sur son bureau et se mit à y promener ses regards pendant que Javert parlait. Mais il ne regardait pas le papier, il écoutait Javert; son attention était toute là ; et si Javert l’eût observé dans ce moment-là comme il l’observait autrefois, l’inspecteur de police eût certainement remarqué que M. le maire, sans s’en apercevoir, tenait à l’envers cette feuille où il paraissait lire. Mais Javert n’observait plus Madeleine, son regard était baissé comme si lui, Javert eût été un coupable et Madeleine le juge. Il avait poursuivi :

– Vous allez avoir à sévir, monsieur le maire. Je sais que vous êtes bon, mais il faut surtout être juste, et croyez-moi, la bonté qui consiste à donner raison à la fille publique contre le bourgeois, à l’agent de police contre le maire, à celui qui est dans la boue contre celui qui est dans l'état, c’est ce que j’appelle de la mauvaise bonté. J’espère que cette fois-ci, j’aurai raison contre moi-même, et que vous n’hésiterez pas à faire punir l’inspecteur Javert sur le rapport de l’inspecteur Javert.  Voici donc le fait :Dans ma jeunesse, Monsieur le maire, j’ai été remarqué pour l’exactitude de mon service par le capitaine des chaînes, [v°] M. Thierry, qui, après m’avoir emmené dans deux ou trois voyages, fut content de moi et me fit attacher comme sous-adjudant des gardes-chiourmes au bagne de Toulon. J’ai rapporté de là des souvenirs, une espèce de feuille de signalement dans la tête. Que voulez-vous ? on peut faire des rencontres plus tard, et je croyais cela bon pour le service. Enfin, monsieur le maire…

Ici la voix de Javert s’altéra.

– …je ne sais comment vous dire cela, c’est inouï, vous, un homme que tout le pays bénit, j’ai osé,  –parce que d’abord c’est une idée qui m’est venue comme cela, une ressemblance, quoi ! – et puis parce que je croyais bien faire, pour mille autres choses encore, parce qu’il me semblait que vous aviez une manière de traîner la jambe,  –comment est-ce que je vais finir ce que j’ai à dire là ? – des souvenirs que j’ai cru avoir, une foule de circonstances, jusqu’à l’aventure de ce pauvre vieux Fauchelevent qui m’avait paru un trait de lumière, – vraiment, monsieur le maire, un magistrat comme vous qu’il n’y en a pas un de plus honoré dans le royaume, je devrais me mettre à genoux pour vous parler, c’est vrai, – eh bien, oui, là, vous ne me croirez pas, n’ai-je pas été me creuser la cervelle à imaginer que vous, monsieur Madeleine, maire de cette ville et riche à millions, vous n’étiez autre qu’un ancien forçat que j’avais vu au bagne de Toulon…

– Qui s’appelait ?

– Jean Tréjean.

– Continuez, dit Madeleine.

La feuille de papier tremblait aux mains de M. Madeleine au point qu’il fut forcé de s’appuyer [24744, 232 r°] le coude pour empêcher ce tremblement qui faisait du bruit. Mais Javert ne s’en aperçut pas.

– Monsieur le maire, reprit-il, ce Jean Tréjean sortit libéré du bagne de Toulon en octobre 1815. Quatre ou cinq jours après, il eut chez Monseigneur l’évêque de D. une aventure fort louche dont je ne sais que peu de choses, mais ce que j’en sais ressemble diablement à un vol. Je dois dire du reste que Monseigneur l’évêque qui était un saint et qui est mort, le justifiait, mais c’était probablement charité ; et tenez, vous, monsieur le maire, vous en feriez tout autant. Cet évêque était un homme comme vous.

A cette parole de Javert, l’œil de M. Madeleine, jusqu’alors abaissé, se leva lentement et se fixa au plafond avec une expression indéfinissable. Javert ne faisait plus aucune attention à tous ces mouvements qu’il eût autrefois scrutés avec une inquiétude si menaçante. Il ne s’interrompit même pas.

-…Ce Jean Tréjean avait-il en effet volé l’évêque ? je le crois, mais je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’en sortant de chez monseigneur l’évêque, – le jour même, monsieur le maire !– il commit sur un chemin public un vol à main armée et avec violences sur la personne d’un petit enfant savoyard. Nouveau crime qui entraînait pour Jean Tréjean au moins la peine des travaux forcés à perpétuité. Depuis cette époque, voilà plus de huit ans, ils s’est soustrait  toutes les recherches. Il a disparu. Maintenant, monsieur le maire, comment me suis-je mis cette folie en tête que c’était vous qui étiez cet homme ? Que voulez-vous que je vous dise ? D’abord, vous lui ressemblez un peu, cela, j’en suis fâché, mais cela est. Pas le même son de voix pourtant. Du tout du tout. Ensuite,  [v°]  vous avez fait prendre des renseignements, j’ai su cela, voyez-vous, sur toutes les familles qui avaient pu disparaître depuis vingt ans de Faverolles. Or, ce Jean Tréjean était de Faverolles. Ensuite, votre force des reins, votre adresse au tir, votre jambe qui traîne un peu, est-ce que je sais, moi ? jusqu’à ce deuil que vous avez porté et qui avait rapport à un évêque, à ce qu’on disait. Enfin c’est bête ; tout cela ne prouve rien, je le sais bien, mais je m’étais mis cette idée-là dans la tête. Je vois comme c’était odieux et absurde, et je vous demande pardon, monsieur le maire, maintenant qu’il n’y a plus de mystère sur tout cela, et que je sais le vrai.

A ce dernier mot, M. Madeleine posa le papier qu’il tenait, et fixa sur Javert un ce ces regards inouïs dans lesquels il semble que toute la puissance vitale d’un homme soit concentrée, un de ces regards qui cherchent à fouiller une âme, qui questionnent un individu de la tête aux pieds et qui l’enveloppent et le pressent, pour ainsi dire, d’un tourbillon de points d’interrogation. Les rôles étaient changés. Maintenant c’était Madeleine qui scrutait Javert. Il était évident que de toutes les paroles étranges prononcées jusque là par Javert, la plus étrange pour M. Madeleine, c’était la dernière, et que ce qui était sorti de cette phrase placide « maintenant je sais le vrai, il n’y a plus de mystère », c’était précisément un mystère. Mystère étrange et effrayant, à en juger par le regard de M. Madeleine, à en juger surtout par son silence. Il ne dit pas un mot.

Javert, lui, était tout entier à ses pensées. Il s’était tu, et il faisait machinalement [les folios qui suivent appartiennent au ms ; ils sont presque entièrement barrés ; f° 310 – L2 ; au coin supérieur gauche : « (Note pour moi. Dans ce qui est barré sur ces deux feuillets L2 et M2, il y a beaucoup de choses utiles à relire et à employer.) » ] des plis au coin du tapis de serge verte qui couvrait la table. M. Madeleine le laissait faire. Il attendait que Javert reprît la parole, sans le hâter, mais avec cette expression de visage d’un homme qui attendrait et se tairait pendant qu’une tenaille de fer rouge lui mâche les entrailles et lui ronge le ventre.

Après quelques minutes, Javert dit :

– Monsieur le maire a-t-il quelques questions à me faire ?

– Mais, non, dit Madeleine.

Javert se tut.

Il se fit encore un silence que M. Madeleine rompit enfin, avec hésitation. °Il se décida° pourtant à dire :

– Je ne °comprends° pas beaucoup. Je vous écoute.

– Alors je continue, répondit Javert.

M. Madeleine respira, de cette respiration qui veut dire : Ah ! et qui exprime si énergiquement l’espérance du dénouement. Il était clair qu’il avait devant les yeux une énigme, énigme à laquelle étaient mêlés les fils les plus secrets de sa vie, et qu’il en attendait le mot.

– Si je cherchais à m’excuser, monsieur le maire, poursuivit Javert, je vous dirais ce qui  se passait en moi lorsque je faisais la supposition abominable qui m'amène devant vous comme un coupable. C’eût été vraiment monstrueux, si un être comme Jean Tréjean, flétri par la loi, reprouvé par la société, un forçat enfin, eût osé rentrer dans l’état, se glisser parmi les honnêtes gens, usurper la considération, profaner la magistrature ! Le vol, le meurtre, eussent été moins odieux. Je sais bien, moi, que ces misérables-là ne se repentent jamais. Défiez-vous du bien qu’ils ont l’air de faire. C’est leur plus grand crime, et votre plus grand danger. Il y a quelque chose de pire que leur violence, c’est [v°] leur hypocrisie. Maintenant, monsieur le maire, vous comprenez la pensée qui m’animait. Dévoiler un Jean Tréjean, retrouver le galérien sous le magistrat, faire tomber un tel masque d’un tel visage, rendre au bagne ce qui est au bagne, faire reparaître le poteau et le carcan au milieu des millions, des momeries et des fourberies, quel but pour moi Javert ! quel service à rendre à la société ! J’ai eu cette ambition. Cela m’a aveuglé. Trop de zèle est trop, je ne le croyais pas, je le vois à présent . J’ai fait une faute, une faute grave. J’en dois subir les conséquences, maintenant qu’il m’est prouvé que j’ai eu tort, et qu’en dépit de mes conjectures infâmes, notre digne et vénérable maire M. Madeleine ne peut pas être et n’est pas le galérien Jean Tréjean.

M. Madeleine, haletant, attendait qu’il continuât. Il s’arrêta encore. Puis se baissant vers le maire, les yeux humides, les bras pendants et comme s’il était prêt à se mettre à genoux, il ajouta :

– Monsieur le maire, remettez-moi en paix avec ma conscience. Je deviendrai après ce que je pourrai. Cela m’est égal. Je vous demande à mains jointes deux choses : punissez-moi, et pardonnez-moi. Faites-moi destituer, et dites-moi que vous ne m’en voulez pas.

En ce moment-là, Javert était presque éloquent.

Il se tut. M. Madeleine gardait le silence. Javert maintenant le regardait d’un œil suppliant. Situation étrange. Ces deux hommes se tournaient l’un vers l’autre avec anxiété, et ils semblaient chacun de leur côté attendre l’un de l’autre une parole qui ne venait pas.

Javert enfin se risqua :

– Vous ne me répondez pas, monsieur le maire ? Vous êtes bien indigné, n’est-ce pas ?

[309 – en addition ; il est probable que le f° 309 contienne la réfection du second folio de L2]

– J’attends, dit Madeleine, que vous ayez fini.

– Mais j’ai fini.

Un tison qui roula de la cheminée vint en aide à M. Madeleine. Il prit la pincette et le remit en place longuement, puis il releva la tête et regarda Javert.

– Si vous avez fini, c’est bien. Ainsi c’est là tout ce que vous aviez à me dire ?

– Mais oui, monsieur le maire, dit Javert. C’est moi à présent qui attends que vous parliez.

Le visage de M. Madeleine était redevenu profondément calme. Il reprit la feuille [+] qu’il avait posée sur la table, la parcourut comme si elle le préoccupait fort, et murmura entre ses dents : « Il faudra pourtant que j’écrive au procureur du roi pour cette pauvre vieille Bazusimos », tout en parlant il prit une plume et écrivit une ligne ou deux sur la  feuille. Enfin se retournant vers Javert toujours immobile, il lui dit avec un air de parfaite indifférence :

– Mais Javert, dans l’histoire que vous m’avez faite vous avez oublié de me dire comment vous étiez parvenu à éclaircir ce qui vous avait paru un mystère, et à savoir la vérité.

– Ah ! c’est vrai ! pardon, monsieur le maire ! s’écria Javert. C'est vrai! Mais c’est que, voyez-vous, je n’étais occupé que de moi, et que tous ces détails ne me paraissaient pas bien utiles. Qu’est-ce que cela vous fait à vous ? vous n’avez pas besoin qu’on vous prouve que vous n’êtes pas Jean Tréjean. L’essentiel, c’est que l’agent Javert soit puni. Enfin c’est égal. Voici ce que c’est, monsieur le maire.

M. Madeleine se remit à remuer le feu. – Quel ennui qu’il soit éteint toujours ! allez, Javert ! continuez, je vous écoute.

[309 r°, côté droit] – Voilà ce que c’est, Monsieur le maire. Vous avez peut-être rencontré dans le pays en vous promenant une espèce de bonhomme qu'on appelait le père Champmathieu. C'était très misérable. On n'y faisait pas attention. Ces gens-là, on ne sait pas de quoi cela vit. Dernièrement, cet automne, le père Champmathieu a été arrêté pour un vol de pommes à cidre, commis chez... Enfin n'importe! il y a eu vol, mur escaladé, branches de l'arbre cassées. On a arrêté mon Champmathieu. Il avait encore la branche du pommier à la main. Des gamins font cela tous les jours, on dit : bah ! mais quand c’est un homme, c’est grave. Voilà le Champmathieu en prison. Jusqu’ici ce n’est pas beaucoup plus qu’une affaire correctionnelle. Mais voici qui est de la providence. Monsieur le juge d'instruction trouve à propos de faire transférer Champmathieu à Amiens où est la prison départementale. Dans cette prison d'Amiens, il y a un ancien forçat de Toulon nommé Brevet qui est détenu pour je ne sais quoi et qu'on a fait guichetier de chambrée parce qu'il se conduit bien. Monsieur le maire, Champmathieu n'est pas plus tôt débarqué que voilà Brevet qui s'écrie: Eh mais! je connais cet homme-là. Regardez-moi donc, bonhomme! parbleu, vous êtes Jean Tréjean! – Jean  Tréjean! qui ça Jean  Tréjean? Le vieux, qui a l’air sournois, fait l'étonné. – Ne fais donc pas semblant, dit Brevet. Tu es Jean  Tréjean! Tu as été au bagne de Toulon. Il y a vingt ans nous y étions ensemble. – Le Champmathieu nie. Vous comprenez. On approfondit la chose. Voici ce qu'on trouve: ce Champmathieu, il y a une trentaine d'années, a été ouvrier émondeur d'arbres dans plusieurs pays, notamment à Faverolles. Là on perd sa trace. Longtemps après, on le revoit [v°] en Auvergne, puis à Paris où il dit avoir été charron et avoir eu une fille blanchisseuse, mais cela n'est pas prouvé, enfin dans ce pays-ci. Or avant d'aller au bagne pour vol qualifié, qu'était Jean  Tréjean? Emondeur. Où? A Faverolles. Autre chose. Ce  Tréjean s'appelait de son nom de baptême Jean et sa mère s’appelait Mathieu. Quoi de plus simple que de penser qu'en sortant du bagne il aura pris le nom de sa mère pour se cacher et se sera fait appeler Jean Mathieu? Il va en Auvergne. De Jean la prononciation du pays fait Chan, on l'appelle Chan Mathieu. Trait de lumière pour notre homme qui n’est pas idiot. Il se laisse faire et le voilà transformé en Champmathieu. Vous me suivez, n'est-ce pas. On s'informe à Faverolles. La famille de Jean  Tréjean n'y est plus. On ne sait plus où elle est. Vous savez, dans ces classes-là, il y a souvent de ces évanouissements d'une famille. On cherche, on ne trouve plus rien. Quand ce n'est pas de la boue, c'est de la poussière. Et puis, comme le commencement de ces choses date de plus de trente ans, il n'y a plus personne à Faverolles qui ait connu Jean  Tréjean. On s'informe à Toulon. Avec Brevet, il n'y a plus que deux forçats qui aient vu Jean  Tréjean, ce sont les forçats à vie Cochepaille et Chenildieu. On les fait venir. On les confronte au prétendu Champmathieu. Ils n'hésitent pas. Pour eux comme pour Brevet, c'est Jean  Tréjean. Même âge, il a cinquante-cinq ans, même taille, même air, même homme enfin, c'est lui. Enfin j’entends parler de l’affaire. M. le juge d’instruction me fait venir, on m’amène Champmathieu. Moi aussi je reconnais Jean Tréjean. Voilà des preuves, je crois. Deux et deux font quatre. C’est Jean Tréjean.

[311 r° – M2] M. Madeleine fixa encore une fois sur Javert son regard attentif et pénétrant ; il semblait qu’il cherchât s’il n’y avait pas quelque arrière-pensée sous ce visage probe et sauvage, mais il n’y trouva rien que de la tristesse et de la bonne foi. Il était évident qu’il avait devant lui un homme vrai et convaincu.

Il demanda :

– Et que dit cet homme ?

– Ah ! dame ! monsieur le maire, il sent que cela chauffe, il se débat, il crie. La bouilloire chante devant le feu. Il ne veut pas être Jean Tréjean, et il a raison. C’est que l’affaire est mauvaise. Si c'est Jean  Tréjean, il y a récidive. Enjamber un mur, casser une branche, chipper des pommes, pour un enfant, c'est une polissonnerie; pour un homme, c'est un délit; pour un forçat, c'est un crime. Escalade, effraction, vol, tout y est. Ce n'est plus la police correctionnelle, c'est la cour d'assises. Ce n'est plus quelques jours de prison, ce sont les galères, à perpétuité. Et puis, il y a l'affaire du petit savoyard que j'espère bien qui reviendra. Diable! il y a de quoi se débattre. L’homme nie, mais que voulez-vous qu’il y fasse ? Les preuves sont écrasantes. Il est reconnu par quatre personnes, le vieux coquin sera condamné comme je mange ma soupe. Cela va passer aux assises, ces jours-ci, à Amiens. J'irai pour témoigner. Je suis cité.  L’avocat général est très bon. C’est un garçon d’esprit, qui fait des vers.[repris en I, 7, 7]

Javert, en prononçant ces dernières paroles, paraissait presque avoir oublié un moment sa tristesse. Enumérer les chances d’une condamnation lui était agréable et le soulageait visiblement. Cette nature d’espérance convenait à l’espèce de cœur qu’il avait.

– Tenez, monsieur  le maire, reprit-il, vous ne pouvez pas vous figurer ! si vous aviez connu Jean Tréjean et si vous voyiez ce Champmathieu, vous seriez frappé, vous diriez…

M. Madeleine s’était remis à son bureau [v°] et feuilletait tranquillement des papiers. Il se tourna à demi :

– Assez, Javert. Au fait, tous ces détails m'intéressent fort peu. Nous perdons notre temps, et nous avons des affaires pressées. Javert, vous allez vous rendre sur-le-champ chez la bonne femme Buseaupied qui vend des herbes là-bas au coin de la rue. Vous lui direz de déposer sa plainte contre le charretier Pierre Chesnelong. Cet °homme° est un brutal qui a failli écraser cette femme et son enfant. Il faut qu'il soit puni. Les charretiers ont besoin d'un exemple. Vous constaterez ensuite des contraventions de police qu'on me signale rue Guibourg chez la veuve Doris, et rue du Garraud-Blanc chez madame Renée et vous dresserez procès-verbal. Et puis, comme Noël approche, vous me ferez un plan d’arrêté des mesures à prendre pour la messe de minuit. Mais je vous donne là beaucoup de besogne. N'allez-vous pas être absent? ne m'avez-vous pas dit que vous alliez à Amiens pour cette affaire dans huit ou dix jours?...

– Plus tôt que cela, monsieur le maire, après demain.

– Et combien de temps durera l'affaire?

– Un jour tout au plus. Je ne serai absent que trois jours.

– C'est bon, dit M. Madeleine.  Faites toujours le plus pressé de ce que je vous recommande. En voici la note que je viens d’écrire pour vous.

En  parlant ainsi, les yeux toujours sur ses papiers, il tendait à Javert un papier. Javert ne le prit pas, et M. Madeleine entendit sa voix grave qui disait :

– Monsieur le maire oublie que je ne suis plus rien.

[312 r°] M. Madeleine se leva.

– Javert, vous êtes un homme sérieux et honnête, et je vous estime. Votre conduite d’aujourd’hui prouve, à votre honneur, que si vous êtes sévère pour autrui, vous l’êtes aussi pour vous-même. Maintenant voici ce que j’ai à vous dire de cette faute que votre probité s’exagère. Ceci encore est une offense qui me regarde. J’entends que vous gardiez votre place.

– Monsieur le maire, je ne puis vous accorder cela. Prouvez-moi votre estime en me faisant destituer. Je vous ai manqué, je vous ai calomnié, vous dirai-je tout ? je vous ai dénoncé dans plusieurs rapports secrets adressés à mes chefs, qui ont eu le bon esprit de les mépriser. Je dois être puni. Il faut qu’au bout de cette aventure justice se fasse pour moi comme pour Jean Tréjean. Et puis, tenez, monsieur le maire, je ne souhaite pas que vous me traitiez avec bonté. Votre bonté m’a fait faire assez de mauvais sang quand elle était pour les autres. Je n’en veux pas pour moi. Mon Dieu, c’est bien facile d’être bon ; le malaisé, c’est d’être juste. Monsieur le maire, j’ai dit ce que j’avais à dire. Ne me réduisez pas à cette extrémité de donner ma démission. Le bien du service veut un exemple. Il faut qu’on le fasse. Dans tous les cas, si l’exemple manque, j’aurai fait mon devoir, et ce ne sera pas ma faute. Dans huit jours j’aurai ma destitution ou vous aurez ma démission.

Tout cela était dit d'un ton si humble, si fier, si triste et si convaincu que M. Madeleine parut entraîné par une sorte de sympathie douloureuse et momentanée, mais irrésistible, vers cet étrange honnête homme.

– Nous verrons, dit-il.

Et il lui tendit la main.

Mais Javert recula, et dit d'un air farouche:

Pardon, monsieur le maire, mais cela ne doit pas être. Un maire ne donne pas la main à un mouchard.

[v°] Puis il salua profondément, et se dirigea à pas lents vers la porte. Au moment de sortir il se retourna, et sans lever les yeux:

– Monsieur le maire, dit-il, je continuerai le service jusqu'à ce que je sois remplacé. Mais ce qui est dit est dit. Dans huit jours, ma destitution ou ma démission.

M. Madeleine resta rêveur, écoutant ce pas ferme et assuré qui s'éloignait sur le pavé du corridor. 

[blanc final]