Shelly Charles : Pigault-Lebrun dans Les Misérables

Communication au Groupe Hugo du 30 mai 2015
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Pigault-Lebrun (1753-1835) a commencé sa carrière artistique comme comédien, régisseur, puis auteur de théâtre, avant de devenir sur le tard « le plus fameux romancier de l’empire » (pour reprendre les termes de la Biographie universelle ancienne et moderne en 1843), et cela grâce à une vingtaine de romans, publiés entre 1796 et 1829 et sans cesse réédités tout au long du siècle. Son œuvre abondante a été fréquentée par un lectorat très divers : « populaire », d’une part, à en croire la doxa critique, « cultivé », d’autre part, comme en témoignent les catalogues des bibliothèques privées et surtout la trace qu’il a laissée chez les plus grands romanciers du XIXe siècle. Cependant, et exception faite de Stendhal, admirateur et fier de l’être (« fâché de voir […] nier le mérite de Pigault-Lebrun »), les références explicites de ces derniers à l’auteur qu’ils pratiquaient assidûment sont des références honteuses, souvent en retrait, ou même en contradiction avec la place réelle qu’il occupe dans leur œuvre. Pigault-Lebrun est à la fois trop « philosophe » et trop « vulgaire » pour être admis dans un quelconque panthéon, et le jeu d’esquive avec son œuvre, largement censurée, devient un véritable topos romanesque[1].

La combinaison du succès populaire et de l’anathème critique donne naissance à un type romanesque, celui du « lecteur de Pigault-Lebrun » : lecteur honteux ou lecteur infâme, homme du peuple qui accède à la culture grâce à son « Voltaire des sans-culottes »[2], aristocrate qui s’encanaille, matrone lubrique, curé hypocrite, nous trouvons ses avatars, pêle­mêle, chez Balzac, Walter Scott, Thackeray ou Flaubert, pour ne citer que les plus célèbres. Les personnages lecteurs de Pigault-Lebrun sont divers et ils portent un message pour le moins ambigu. Cependant, les traces que leur lecture laisse dans les œuvres qui l’évoquent ou la mettent en scène, sont bel et bien réelles. Ces lectures, quelle qu’en soit la leçon affichée, sont toujours le véhicule d’une réécriture de l’œuvre lue, les agents de cette stratégie d’esquive qui permet d’intégrer dans l’œuvre cible les éléments d’une poétique source dont l'exploitation est plus ou moins inavouable. Quant au statut de cette réécriture - reconnaissance comique, dénonciation sérieuse, hommage crypté ou involontaire - l'interprétaion en est malaisée, peut-être même périlleuse.

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Parmi les cas les plus difficiles, on compte celui des personnages lecteurs de Pigault-Lebrun dans Les Misérables.

Victor Hugo a en effet choisi de faire des deux personnages les plus sinistres de son roman, le sénateur prévaricateur, ennemi de l’évêque de Digne, et l’aubergiste Thénardier, des lecteurs assidus du romancier matérialiste[3]. Le sénateur, présenté comme un « produit de Pigaut-Lebrun », déverse ses conceptions viles et pernicieuses dans un chapitre significativement intitulé « Philosophie après boire », tandis que la première apparition de l’infâme aubergiste le montre « lisant Pigault-Lebrun ». Faut-il entendre là un simple écho des clichés en vigueur sur un auteur « néfaste » ? Probablement non. Les choses se compliquent en effet quand on reconnaît dans ces lecteurs non pas la pensée de leur auteur favori, mais celle de quelques-uns de ses personnages les moins recommandables. Le sénateur corrompu tient ainsi des puissants hypocrites de toute profession dont Pigault se plaît à faire le portrait ironique. Quand ce sénateur affirme avec mépris que « le bon Dieu est bon pour le peuple », ce n’est pas Pigault-Lebrun qu’il reprend, mais le curé prévaricateur de Jérôme (1804), qui cherche à faire malhonnêtement fortune à partir de cet axiome même. La lecture de Pigault-Lebrun attribuée au sénateur semble ainsi avoir un effet inattendu. Elle permet paradoxalement de reconnaître, dans le conflit entre l’édile corrompu et méprisant et l’admirable monseigneur Bienvenu, la reprise, très exacte, d’un motif central du roman de Pigault : l’opposition entre le curé hypocrite et la figure exemplaire du vicaire qui vient mettre fin à ses agissements frauduleux. Le même phénomène est reproduit à plus grande échelle, dans le traitement de Thénardier. Ici, Hugo va plus loin. L’aubergiste n’est pas simplement censé être un adepte de Pigault-Lebrun, il est Pigault-Lebrun. Hugo lui attribue la biographie de ce dernier, lui donne « des prétentions à la littérature et au matérialisme », lui fait commettre ses escroqueries sous le masque d’un « Fabantou, artiste dramatique » ou d’un « Genflot, homme de lettres ». Or, là aussi, la caricature de l’auteur cache la reprise d’un célèbre personnage de son œuvre, Robert, alias M. de Roberville, héros de L’homme à projets (1807), l’un des romans les plus sulfureux (et les plus lourdement censurés) de Pigault. Robert et Thénardier partagent le même goût pour la filousophie, la même pratique de l’escroquerie littéraire, le même cynisme, la même course chaotique vers la fortune et la même inéluctable dégradation.

Dénigrer Pigault-Lebrun, assimiler sa création à un travail alimentaire, en faire le type du « filousophe » ou de l’escromancier, ce n’est jamais que reproduire la posture « autodénigrante » de l’antiromancier que ce dernier manie avec délectation, en multipliant les personnages d’aventuriers-écrivains. Victor Hugo a-t-il pu prendre pour argent comptant le pseudo-autoportrait de l’écrivain en charlatan, cultivé par Pigault, fixé par ses supposés biographes et exploité par ses critiques détracteurs ? A-t-il pu le lire à travers ce prisme réducteur qui ignore l’ironie et la satire et qui assimile relativisme (le fameux « nous le sommes tous » que Pigault choisit pour sous-titrer son roman intitulé L’Égoïsme) et cynisme ? Même si le matérialisme de Pigault, son désenchantement et sa gaieté crue ne pouvaient que mal convenir à l’auteur des Misérables, il est évidemment difficile de croire que Hugo ignorait vraiment les subtilités de son illustre prédécesseur, et les effets pervers d’une parodie de parodie qui le conduisaient inéluctablement à la reproduction du modèle.

 

Pour mieux comprendre l’ambivalence de la démarche hugolienne, deux « avant-textes » nous apportent des informations précieuses. C’est, d’une part, le manuscrit des Misères et, d’autre part, le roman de Charles Hugo, La Bohème dorée, paru en 1859. Dans le premier, nous trouvons une raison possible de l’effet de contraste et même de césure entre l’intertexte visiblement pigaultien des Misérables et le portrait négatif du personnage lecteur de Pigault. Nous découvrons en effet que Pigault-Lebrun n’était jamais mentionné dans Les Misères. L’univers pigaultien existait bel et bien dans ce texte de 1848, mais l’intertexte y fonctionnait comme un intertexte implicite « classique ». C’est par l’ajout tardif du personnage lecteur qu’arrive le « paradoxe » qui nous perturbe. Ainsi, passant des Misères aux Misérables, Hugo crée en même temps de toutes pièces le personnage du sénateur lecteur de Pigault-Lebrun, et attribue cette même lecture à Thénardier qui, de personnage de Pigault-Lebrun, qu’il était déjà, devient alors un double du romancier lui-même.

Dans le cas de Thénardier, on remarque en effet que l’ajout du goût de ce dernier pour Pigault-Lebrun s’accompagne de l’apparition des « prétentions » du personnage « à la littérature et au matérialisme », des indications précises sur sa carrière « belge », et de son « secret », à savoir les circonstances glauques dans lesquelles il a sauvé la vie au colonel Pontmercy. Voilà pour les « modifications » en amont. Quant à l’aval, on peut simplement constater que c’est d’un Thénardier lecteur de Pigault-Lebrun que Hugo fera le maître chanteur de Marius dans le dénouement.

Or, il se trouve que tous ces éléments « nouveaux » coexistent dans notre second « avant-texte » : le roman de Charles Hugo. Nous y trouvons ainsi, entre autres personnages intéressants pour l’évolution du texte des Misères vers Les Misérables, un aubergiste, maître Egurral, qui partage les traits du Thénardier des Misères, mais qui est, de plus, ancien soldat maraudeur, maître chanteur, et surtout lecteur de Pigault-Lebrun et concepteur, lui-même, d’intrigues sordides. Une comparaison précise des traits d’Egurral et de ceux du dernier Thénardier fait notamment ressortir la construction tardive du personnage de l’aubergiste comme une figure ambiguë de l’écrivain. C’est l’évolution du point de vue de Marius sur Thénardier, le mystérieux sauveur de son père, longtemps admiré, avant d’être démasqué et rejeté – un motif qui se construit autour de ce moment central où le jeune apprenti auteur observe incognito les travaux d’écriture de son mystérieux voisin dans la masure Gorbeau.

Tout cela conduit à considérer Hugo n’aurait pas mal lu l’ironie pigaultienne, n’aurait pas confondu le « message » de l’œuvre avec une quelconque adhésion de l’auteur aux positions de certains de ses personnages ; il aurait, par contre, jugé dangereux son mode d’expression dans un roman devenu « populaire » au sens que le terme a pu acquérir à son époque. L’ironie, le relativisme radical, le regard compatissant sur les monstres enfantés par la société et par la nature humaine n’auraient pas leur place dans des romans susceptibles d’être mis entre toutes les mains, y compris (et même surtout) celles de ses épigones. En effet, ce qui était, depuis un certain temps déjà, redouté par les admirateurs mêmes de Pigault-Lebrun, c’était l’influence néfaste de cette mise en forme attrayante de la philosophie sur les lecteurs des classes populaires. Dès 1825, Charles Nodier, très hostile à l’auteur, l’accuse d’avoir mis « à l’usage du peuple les idées philosophiques que Voltaire et les encyclopédistes n’avaient émises que pour la bonne compagnie ». Léon Thiessé, rédacteur au Mercure du XIXe siècle, qui, quant à lui, admirait Pigault-Lebrun comme « romancier philosophe », n’en recommandait pas moins d’interdire sa lecture à ce qu’il appelle « la classe ouvrière », que l’on ne doit pas priver des « illusions » capables de l’aider « à porter [son] pénible fardeau ». C’est sans doute cet hiatus, accentué avec le temps par l’entrée de l’œuvre dans les collections de romans populaires illustrés, qui explique la double présence de Pigault dans Les Misérables : objet d’une lecture réelle par Hugo lui-même (une lecture qui lui fournit des éléments de son univers et de son esthétique), et d’une lecture fictionnelle par des personnages de lecteurs indignes. Cette seconde lecture, mise en scène seulement dans le dernier temps de la rédaction, et après son apparition dans La Bohème dorée, serait une manière d’aborder la question essentielle d’une poétique propre au roman populaire, qui permettrait d’éviter les dérives auxquelles l’œuvre de Pigault est supposée donner lieu quand elle est mise entre de mauvaises mains.

Vus sous cet angle, les diverses reprises et les déplacements de l’œuvre de Pigault-Lebrun que l’on a pu relever dans Les Misérables serviraient à la démonstration d’une nouvelle esthétique en prise sur une nouvelle « pédagogie » et un nouveau concept de roman populaire : un roman toujours « philosophique », comme celui de Pigault-Lebrun, mais qui ne risquerait plus les malentendus provoqués par l’ironie pigaultienne, par son esthétique de la dérision et de la désillusion. L’esthétique de Pigault-Lebrun serait, en définitive, celle d’un auteur et d’une œuvre encore inscrits dans l’univers intellectuel « élitiste » du XVIIIe siècle, avec ses « antiromanciers » qui ne parlaient aux cuisinières que pour rire et qui ne savaient pas qu’avec l’élargissement du lectorat romanesque, ils risquaient d’être pris au mot.


[1]Pour une étude de l’œuvre de Pigault-Lebrun et de sa réception critique, voir l’introduction à notre édition de Jérôme, Société des Textes Français modernes, 2008, p. 1-126.

[2] -« ‘Le Voltaire des sans-culottes’ : lectures de Candide dans l’œuvre de Pigault-Lebrun », dans Les 250 ans de « Candide »: lectures et relectures, sous la direction de N. Ferrand et N. Cronk, éd Peeters, coll. « La République des Lettres », 2014, p.447-459.

[3]« Pigault-Lebrun ou la morale en mouvement », dans Le Sentiment moral, études réunies et présentées par Béatrice Guion, Paris, Honoré Champion, 2015, p. 279-297.