Françoise Chenet : Sur "deux vers qui sont peut-être du diable" (Les Misérables, II, 2, 2)

Communication au Groupe Hugo du 22 février 1997
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Un "blason populaire"

 Le chapitre, Où on lira deux vers qui sont peut-être du diable (II, 11, 2), possède un certain nombre de singularités soulignées par l'auteur qui interrompt son récit pour "raconter avec quelque détail un fait singulier" et renchérit quelques lignes plus loin:

 

Il y a dans le pays de Montfermeil une superstition très ancienne, d'autant plus curieuse et d'autant plus précieuse qu'une superstition populaire dans le voisinage de Paris est comme un aloès en Sibérie. Nous sommes de ceux qui respectent tout ce qui est à l'état de plante rare?

 

 Cet "aloès en Sibérie" qui va devenir à la ligne suivante "la" superstition de Montfermeil mérite donc une attention particulière, ne serait-ce que par respect pour l'intérêt que Hugo prétend lui porter.

 

 On remarquera tout d'abord que ce chapitre se situe au milieu du livre II -Le vaisseau Orion - de Cosette dans la deuxième partie des Misérables et que les trois chapitres qui constituent ce livre sont juxtaposés sans autre lien que le passage de jean Valjean de Montreuil-sur-mer au bagne de Toulon dont il s'échappe comme il est décrit au chapitre. Cette série d'événements se produit explicitement entre le 25 mars 1823 et le 16 novembre de la même année et reprend le fil interrompu par le flash-back de Waterloo (le livre précédent). Incise apparente dans la relation, ce chapitre appartient cependant à un ensemble qui le lie étroitement au livre III -dont il est le prologue - et au début du livre V de la 5ème partie: Où l'on revoit l'arbre à l'emplâtre de zinc (V,V,1) et Déposez plutôt votre argent dans telle forêt que chez tel notaire (V,V, 5) qui donnent la clé de la fausse énigme du trésor enfoui et constituent l'épilogue. Cet ensemble, auquel il faut ajouter Qui peut-être prouve l'intelligence de Boulatruelle où se fait la rencontre décisive de Cosette et de Jean Valjean, près, de, l'arbre à l'emplâtre -de, zinc, est, e fait, nodal pour la compréhension des Misérables. On peut donc présumer que si l'auteur, sous l'apparente bonhomie d'une digression ironique, attire notre attention sur les "deux vers énigmatiques" annoncés par le titre, c'est qu'ils n'ont pas un intérêt purement pittoresque mais qu'ils donnent, avec le trésor qu'ils désignent et la légende qui les entoure, la signification profonde de l'histoire ou plus exactement son fondement, son archè.

En effet, ce chapitre n'est pas seulement archéologique au sens où il mime - et ce n'est pas un hasard - par la fable de la quête d'un trésor enfoui qu'il faut exhumer, le geste de l'archéologue fouillant les tombes, il l'est plus encore dans le sens où il révèle l'une des sources les plus anciennes du roman, laquelle est, ainsi qu'on va le voir, un texte d'archéologue qui lie étroitement les Misérables à Notre-Dame de Paris, au Rhin et aux Burgraves. Soit les trois textes d'inspiration médiévale de Hugo avant les Misérables. En bref, ce chapitre a une fonction spéculaire et réalise une véritable mise en abyme, expression que l'on prendra comme toujours chez Hugo aussi bien dans son sens littéral (il s'agit de creuser) que dans son sens héraldique avec les implications poétiques que lui a données Gide. Si bien que je ferai volontiers de ce texte le blason du roman d'autant plus qu'il n'est pas sans analogie avec les blasons populaires dont il tire son ton facétieux et une part de son inspiration.

 

Le trésor du diable

Quelle est cette "superstition populaire dans le voisinage de Paris" aussi curieuse qu' " un aloès en Sibérie " ? Une banale histoire de trésor du diable dont les légendes donnent maints exemples et en particulier le légendaire normand auquel fait allusion la référence à Saint-Georges de Bocherville. Le chapitre reprend le thème de celui qui, trouvant un trésor après avoir fait des "efforts énormes" et travaillé "toute une nuit, car c'est la nuit que cela se fait", doit mourir dans l'année. Avec variations comiques puisque c'est la rencontre du diable qui fait mourir d'autant plus rapidement qu'il n'a pas été reconnu (progression "dans la semaine" "dans le mois", "dans l'année"). Ou si l'on préfère, c'est l'esprit positiviste de celui qui n'a pas reconnu l'existence du surnaturel qui est rattrapé par ce qu'il a nié. Le récit de Hugo joue des diverses attitudes possibles:
- l'interprétation rationaliste et réductrice : ce n'était qu'un effet d'éclairage. "il paraît noir parce qu'on est au crépuscule". Le diable n'est qu'un pauvre diable de paysan.
- la seconde est celle de la pulsion immédiate qui vise le trésor sans se soucier des conséquences sur le salut.
- la troisième au contraire ne voit que les conséquences néfastes et choisit la fuite.

Les trois manières revenant au même, i. e. à la mort inéluctable, la plus raisonnable parce que la plus profitable est donc en apparence la seconde que développe le $ "on fait donc des efforts énormes ... ".

Deuxième moment: "qu'est-ce que c'est que le trésor du diable?" (p. 472) La réponse est curieusement donnée par "les deux vers énigmatiques en latin barbare qu'a laissés sur ce sujet un mauvais moine normand, un peu sorcier, appelé Tryphon" qui serait enterré à l'abbaye de Saint-Georges de Bocherville (p. 471) Nous reviendrons sur le détail de ces deux vers. Notons provisoirement qu'ils soulignent ironiquement la vanité de la quête et tournent en dérision l'attitude qui semblait la plus sensée. On ne peut pas voler le diable parce qu'il n'y a rien à voler. Dans tous les cas, on perd. Ce que développe la digression dans le même registre burlesque sur les cartes à jouer et la poire à poudre qu'on pourrait trouver à la place du fameux trésor et qui ont le même résultat.

Hugo revient ensuite à son récit et présente un personnage qui pour être secondaire n'en joue pas moins un rôle important dans le roman : Boulatruelle. On le retrouve dans tous les chapitres cités supra - et même dans le titre du chapitre nodal de la rencontre de Jean Valjean et de Cosette, ce qui tendrait à prouver que "l'intelligence de Boulatruelle" se vérifie dans celle qui va unir le forçat et la petite fille, laquelle a un rapport étroit avec le "trésor". De fait, il est la future dot de Cosette. On retrouvera Boulatruelle dans la bande de Patron-Minette qui tend un guet-apens à Jean Valjean/M. Leblanc dans la masure Gorbeau (III, VIII, 20) à l'instigation de Thénardier/Jondrette.

Thénardier, quant à lui, a déjà été aperçu en I, IV, 1 et 2 quand Fantine lui laisse Cosette et à la fin de Waterloo quand il révèle à Pontmercy son identité. Son portrait sera complété dans le livre suivant, au chapitre 2. On apprend donc indirectement par les questions de Thénardier à Boulatruelle, soumis à la "question du vin", que ce dernier a dû rencontrer un ancien "camarade de bagne" qui aurait enterré un coffret contenant de l'argent parce que "trop petit pour contenir un cadavre" dans la forêt de Montfermeil. Boulatruelle ne retrouvera l'emplacement du trésor qu'au moment où le trou sera vide. Autre manière de vérifier la vanité de la quête, si ce n'est que dans cette quatrième option, le trésor existait bien, enterré par un homme de chair et de sang (du moins, dans la fiction), bien réel lui aussi (et le lecteur a tout de suite compris qu'il s'agissait de Jean Valjean). Boulatruelle n'a pas été victime d'un diable facétieux mais d'une "illusion d'optique respectable", dit Hugo, qui lui a fait préférer "la ligne droite, "la rue de Rivoli des loups" encombrée de broussailles, aux "zigzags taquinants" des sentiers battus qui menaient à la clairière, "appelée autrefois le fonds Blaru", où était enterré le trésor (V, V, 1).

Boulatruelle est un fil conducteur et son importance n'est pas diégétique mais métadiscursive : ses questions, sa quête et sa déconvenue sont celles d'un lecteur qu'il faut prévenir: il y a bien un trésor à chercher - la substantifique moelle du texte - mais la manière d'un Boulatruelle trop avide et pulsionnel ("la rue de Rivoli des loups") n'est pas la bonne : il faut lui substituer celle qu'indique au contraire la démarche de Jean Valjean: "les zigzags taquinants". C'est donc dans les détours badins du texte qu'il faut chercher la vérité. Et ce chapitre en donne l'illustration.

 

Le moine Tryphon et Bocherville: Hugo aux oreilles d'âne

 En effet, le chapitre, ainsi qu'on l'a vu, multiplie les digressions. Et parmi ces digressions celle qui fait transiter le sens de l'histoire par les deux vers de Tryphon "un mauvais moine normand, un peu sorcier", enterré à l'abbaye de Saint-Georges de Bocherville. Si l'on peut, dans un premier temps, penser, avec Y. Gohin dans sa note (t. 1, p. 596) que "ces vers, ce Tryphon, ces légendes semblent bien forgés, à partir de croyances populaires, par le romancier", il n'en demeure pas moins que l'abbaye de Saint-Georges de Bocherville existe - elle est en Normandie, près de Rouen. Quelle est la raison de ce détour par la Normandie pour expliquer un fait du folklore d'Ile de France ?

Dans une première approche, j'y ai vu plutôt une allusion à Saint-Georges qui appartient à l'isotopie de Georges Pontmercy et du Dragon, et j'ai laissé de côté "Bocherville". J'ai eu tort. Il fallait relire Notre-Dame de Paris et rapprocher "la charmante salle capitulaire semi-gothique de Bocherville des autres édifices hybrides cités dans le chapitre I du livre III (Notre-Dame) et en particulier de sa sœur normande, l'abbaye de Jumièges. Et dans le chapitre Ceci tuera cela, V, 2, reprendre l'allusion au lavabo de l'abbaye de Bocherville dont on sait depuis l'article de Georges Huard qu'il appartient à celle de Saint-Wandrille:

 

C'est un moine bachique à, oreilles d'âne et le verre en main riant au nez de toute une communauté, comme sur le lavabo de l'abbaye de Bocherville. Il existe à cette époque, pour la pensée écrite en pierre, un privilège tout à fait comparable à notre liberté actuelle de la presse. C'est la liberté de l'architecture.

 

 G. Huard fait lui-même le rapprochement avec Les Misérables et mentionne une lettre de Hugo à Alfred Darcel, écrite le 29 mai 1862 où il indique sa source : Auguste Le Prévost, l'un des fondateurs de la société des antiquaires de Normandie que Hugo a connu par Nodier.

 

 Dans ma solitude, je n'ai plus de livres, et ma mémoire est toute ma bibliothèque. Mais où je me suis bien trompé, ou, en feuilletant le travail d'Auguste Le Prévost sur Saint-Georges de Bocherville, vous y trouverez Tryphon et les crapauds sur sa tombe. Cette tombe, si mon souvenir est exact, était située près du lavabo surmonté d'une tête de moine à oreilles d'âne. Ces oreilles-là me reviennent de droit si j'ai cité de travers.

 

 Le Prévost n'ayant rien écrit sur Saint-Georges de Bocherville, la source est fausse et les "oreilles d'âne" reviennent "de droit" à Hugo! La monographie sur l'abbaye de Saint-Georges de Bocherville (1827) d'Achille Deville, un disciple de Le Prévost, ne mentionne pas plus ce lavabo que Tryphon et ses crapauds.

L'enquête de G. Huard le conduit à une autre source qui va s'avérer décisive pour Notre-Dame de Paris: l'Essai historique et descriptif sur l'abbaye de Fontenelle ou de Saint-Wandrille (1827) de E.-H. Langlois. Le lavabo s'y trouve bien ainsi que la tombe d'un sacristain nommé " de Gruchy " qui aurait, en 1571, introduit des malfaiteurs, lesquels pillèrent le trésor de l'abbaye (Huard, p. 335). Constatant qu'on ne trouve, cependant, aucune trace de Tryphon dans l'essai de Langlois, G. Huard conclut:

 

Tryphon est un nom de fantaisie que Victor Hugo a utilisé ailleurs dans son œuvre (p. 334).

 

 Et de citer La Légende des Siècles (Montfaucon et Aymerillot.). Laissons provisoirement en suspens la question de Tryphon et tenons pour certain qu'il n'était pas moine, ni enterré à Saint-Georges de Bocherville

Reconnaissons à G. Huard le mérite d'avoir dégagé l'importance de l'essai de Langlois, utilisé non seulement pour Notre-Dame de Paris - le reliquat en témoigne- mais aussi pour la Préface de Cromwell et Le Rhin. L'on sait par ailleurs que Langlois était un ami de la famille Flaubert, qu'il a initié le jeune Gustave au dessin et lui a soufflé le sujet de la Légende de saint Julien l'hospitalier représenté sur un vitrail qu'il décrit dans son Essai sur la peinture sur verre. Avouons cependant qu'en ce qui concerne ce chapitre des Misérables, le résultat est aussi décevant que le butin trouvé dans les fosses creusées par le diable et qu'on comprend que les éditeurs des Misérables n'aient pas songé à expliciter cette référence à Saint-Georges de Bocherville.


 Retour à la source: Ch. -A. Desbayes: Histoire de l'abbaye royale de Jumièges

 Les hasards d'une autre piste m'ont ramenée à ces antiquaires de Normandie et m'ont permis de trouver la véritable source de ce texte: Ch. -A. Deshayes, un autre antiquaire, proche de Langlois, connu de tous les autres antiquaires de Normandie et des folkloristes pour son Histoire de l'abbaye royale de Jumièges, publiée en 1829, à Rouen. Hugo a pu le connaître par Langlois, Jubinal membre de l'Académie celtique et de ses intimes. Deshayes décrit l'abbaye de Jumièges et en raconte l'histoire à laquelle il ajoute une description de la région, de ses paysages et l'inventaire des "croyances absurdes" mais nombreuses et des coutumes bizarres de Jumièges.

 

Il est peu d'endroits, si ce n'est dans certains cantons de la Basse-Bretagne, où la superstition ait un culte aussi bien établi qu'à Jumièges. (p. 254)

 

 Parmi les "superstitions des Gémiégeois" dont "il serait facile de composer un volume", celles qui entourent le Trou-de-fer ont vraisemblablement retenu Hugo.

 

Il y a environ quarante ans qu'un individu qui se prétendait sorcier, et qui sans doute avait quelques notions sur ce que plusieurs personnes pensaient de cet endroit, parvint à faire croire, par ses discours, à un assez grand nombre d'habitants, que cette excavation renfermait un trésor immense. Il leur indiqua même l'endroit où il fallait creuser pour le trouver. Un grand nombre de particuliers, la plupart domestiques ou gens de journée, ont, d'après cette croyance, passé plusieurs années à creuser dans le rocher, dont la masse était compacte, pour en faire la découverte. Ils n'y travaillaient qu'au milieu de la nuit, après certaines préparations et à la lueur de cierges bénits, précautions que leur indicateur les avait engagés à prendre de peur d'être enlevés par le diable, possesseur de tous les trésors, selon la croyance la plus générale du pays. (p. 215)

 

Deshayes ajoute en note :

 

Une croyance non moins absurde répandue dans l'endroit et les environs, c'est que celui qui découvre un trésor doit mourir dans l'année s'il l'enlève lui-même du lieu où il l'a trouvé. Pour éviter ce sort, il faut le faire enlever par un animal, et d'après la même croyance, c'est lui qui devient la victime dont la fatalité est attachée à une semblable découverte. (ibid.)

 

On retrouve dans cette note "la superstition très ancienne" du pays de Montfermeil qui est la matière de ce chapitre. En particulier, le § "on fait donc des efforts énormes le trésor du diable ?", est une réécriture manifeste du texte de Deshayes. Il semble donc qu'elle ait été empruntée aux traditions de Jumièges ou Deshayes la décrit comme récente: "il y a environ quarante ans qu'un individu qui se prétendait sorcier ..", soit la date de la Révolution ! Curieuse résurgence des superstitions au moment où, à Paris, triomphent les "esprits voltairiens".

Pour apprécier l'importance de cette Histoire de l'abbaye royale de Jumièges de Deshayes pour la compréhension des Misérables mais aussi de l'Homme qui rit et de quelques pièces de la Légende des Siècles, il faut savoir que Deshayes, notaire de son état, est surtout connu par les ethnologues et folkloristes, dont Frazer et Van Gennep que reprend Claude Gaignebet dans le Folklore obscène des enfants. Et ce n'est que justice si l'on considère que cette histoire de l'abbaye de Jumièges est remarquable à plus d'un point de vue.
- elle donne d'abord l'histoire de l'abbaye, puis décrit le monument en ruine et enfin le pays avec ses habitants, leurs préjugés, leurs superstitions et leurs rites. Comparée aux autres monographies des autres abbayes normandes, elle est plus ethnologique et plus conforme aussi au programme de l'académie celtique dont on retrouve l'esprit dans les Voyages pittoresques et romantiques dans l'ancienne France et dans Le Magasin pittoresque.
- ipso facto,
elle donne une "mentalité", celle de la bourgeoisie éclairée qui est à l'origine de ces sociétés d'antiquaires et elle définit la véritable portée du "pittoresque" qu'on retrouve chez Nodier comme chez Abel qui cite Deshayes dans sa France pittoresque (chapitre Seine inférieure).

Le plus curieux, en effet, dans la description de Deshayes est son scepticisme à l'égard de ces superstitions si bien que son texte est plutôt une étude de la doxa (p. 186, 194, 199) qu'une description objective et/ou sympathique du lieu. En d'autres termes, en dehors du topos des ruines, il n'a que le plus profond mépris pour son objet : les habitants du lieu sont superstitieux et ignorants (p. 257). Peut-être est-ce l'une des raisons de l'intérêt de Hugo pour cette monographie de Jumièges au moment où il se met à écrire ce qui va devenir Les Misérables après avoir écrit dans Le Rhin:

 

Est-ce que ce n'est pas une belle histoire, Louis, et qui vaut tout aussi bien la peine d'être racontée que les grandes batailles et les mariages des rois ? Il faut pourtant ramasser cela dans la mémoire du peuple. Les historiens dédaignent ces détails. Ils disent que c'est petit ; moi, je déclare que c'est grand. Ce sont des contes de bonne femme, ajoutent-ils ; mais est-ce que vous connaissez rien de plus magnifique et de plus terrible que les contes de bonnes femmes ? Quant à moi, Homère me paraît si sublime que je range l'Iliade parmi les contes de bonnes femmes.

 

 Mémoire du peuple ou - mémoire -du lieu ? c'est -tout comme. L'habitant se fond dans le lieu. Il y a pour Hugo un lien profond entre la géographie et l'histoire qui se nomme tradition populaire, légende: ce que le lieu donne à lire. Le véritable trésor enfoui dans la forêt de Montfermeil serait celui de sa légende. Devant cette nécessité de se baisser pour "ramasser" ces "détails" et réhabiliter la "mémoire du peuple", on comprend que Hugo ait été attiré par un livre qui les collationne quasi mécaniquement mais scrupuleusement, comme des "curiosités" dignes de quelque Magasin pittoresque qui, de fait, en donnera les plus bizarres. On comprend aussi que malgré toute la sympathie que Hugo a pour les antiquaires, il les trouve parfois aussi petits que les historiens avec leur esprit positiviste et voltairien:

 

Quelquefois l'espèce de poète qui est en moi triomphe de l'espèce d'antiquaire qui y est aussi, et je me contente de ces visions. (Ibid., p. 284)

 

 Dans ce chapitre sur "la superstition de Montfermeil", dont on vient clé voir quelle est celle de Jumièges, il est difficile de savoir lequel triomphe du poète ou de l'antiquaire sauf à remarquer que Hugo renvoie dos à dos les superstitieux et les esprits sceptiques et propose un autre rapport - poétique - entre la tradition, qu'il collecte à la suite de Deshayes, et le progrès.

 

"Un aloès en Sibérie "

 L'inscription des légendes dans son œuvre dessine, en effet, le champ d'une vaste réflexion sur le nécessaire passage de l'ancien au nouveau sans renoncer à la "cohue de chimères" dont est faite l'histoire individuelle autant que collective:

 

Hélas, le moyen-âge est lugubre. Ce pauvre paysan féodal, ne lui marchandez pas son rêve. C'est à peu près tout ce qu'il possède. [ ... ] Il a chaud, il a froid, il a faim, il a peur. Son travail est le matin travail et le soir accablement. il rentre enfin à la nuit tombée, las, triste, humble, et il se couche. Quel est son lit ? un peu de paille. Quel est son oreiller ? une bûche. [ ... ] Le voilà qui dort, ce ver de terre. C'est bien le moins qu'il ait la visite de l'infini.

 

 Ce qu'il appelle "la chimère gothique", succédant à la "chimère antique", est la forme que prend au Moyen Age le "besoin de rêve" consubstantiel à l'homme et dont cette "superstition très ancienne" est la trace et "1'aloès en Sibérie", la métaphore :

 

Le propre de la superstition, c'est qu'elle reprend de bouture. L'idolâtrie engendre l'idolâtrie; un fétiche se greffe sur l'autre. Le fond commun de l'erreur humaine ne se laisse point épuiser par une première chimère.

 

 Le paradoxe que désigne "1'aloès en Sibérie" comme fait improbable parce que contre-nature et à ce titre "curieux" pourrait désigner tout aussi bien "l'histoire mélancolique de Jean Valjean" qui, "paysan [féodal] de Faverolles", déraciné et transplanté, sera partout où il passe un être bizarre, étrange, énigmatique et objet de curiosités diverses auxquelles il essaiera de se dérober. Et par là même, alimentant fables et contes, comme dans ce chapitre où il incarne, à son insu, le diable des légendes. Cet "aloès en Sibérie" a donc valeur allégorique et s'applique à la totalité du récit qui fonctionne de bout en bout sur ce double paradoxe d'un être en "rupture de ban", c'est-à-dire "hors de la vie" et donc hors de la doxa, insaisissable sous ses identités multiples et incapable de dépasser sans un effort surhumain ces "contrariétés" qui font l'homme et le définissent comme un être bifrons.

L'idée commence alors à germer dans l'esprit du lecteur curieux et lui aussi respectueux de "tout ce qui est à l'état de plante rare" que Jean Valjean lui-même aurait quelque rapport avec ces superstitions si nombreuses à Jumièges. D'autant que "la plus curieuse" d'entre elles que Deshayes garde pour la fin, à savoir "la cérémonie trop singulière pour être passée sous silence" du Loup-Vert, est, bien plus que le trésor du diable, cette superstition superlative que désigne "un aloès en Sibérie" :

 

 Le 23 juin, chaque année, une confrérie dite de Saint-Jean-Baptiste s'assemble avec croix et bannière chez un particulier désigné sous le nom de Loup-Vert

 

 Suit la description détaillée du rite déjà décrit ailleurs par Langlois qui en dessine, pour le livre de son ami, l'illustration. C'est à cette description que le notaire Deshayes doit d'être passé à la postérité par l'intérêt qu'elle a suscité d'emblée chez les antiquaires et chez les folkloristes. Il serait donc "curieux" que Hugo ne l'ait pas remarquée, voire utilisée, lui qui, dans L'Homme qui rit, va montrer une telle connaissance du loup, de son éthologie et de sa fable.

Comme ce n'est pas le lieu de suivre le loup à la trace dans l'œuvre de Hugo et dans Les Misérables en particulier, je me contenterai de remarquer que le rite du Loup Vert est commun à Jumièges et à Montreuil-sur-mer. La Saint Jean se déroulant dans la nuit du 23-24 juin, cette date est vraisemblablement, suivant la logique calendaire, mythique et christique du roman, celle de la mort de Jean Valjean, dans la proximité du "6 juin 1832, il y a un an environ". Elle correspond à la lumière de ce soir particulier où il allume les chandeliers "quoiqu'il fit encore grand jour, c'était en été". Saint jean désignant les deux Jean, l'Evangéliste et le Baptiste, on pourrait admettre que la répétition de Jean dans Jean Valjean (déjà impliquée par Tréjean = très-jean qui en fait un jean au carré) est aussi à référer à cette bipolarité: le Jean précurseur qui baptise et le Jean de l'Evangile et de l'Apocalypse. Dans ce rituel, le nouveau loup subit victorieusement le baptême du feu: soit l'arrivée de Jean Valjean à Montreuil où il sauve d'un incendie les enfants du capitaine de gendarmerie, ce qui lui permet de prendre une nouvelle identité.

Ce Loup Vert a pu donner aussi quelques traits et son nom à Javert dont la première apparition se situe à Montreuil et dont la généalogie symbolique en fait un "chien fils d'une louve". Dans la mesure où il est "l'image retournée" de Jean Valjean, il faut penser qu'il serait le loup vert à l'envers ou le nouveau Loup cherchant à éliminer jean Valjean, président de la Confrérie, et dans lequel il a tout de suite reconnu un loup. Voir cette image de Hugo décrivant Javert au moment où il apprend que M. Madeleine est nommé maire de Montreuil:

 

 il éprouva cette sorte de frémissement qu'éprouverait un dogue qui flairerait un loup sous les habits de son maître. (t. 1, p. 252).

 

Cependant si le maire de Mon treuil et l'inspecteur subalterne ont bien un rapport de rivalité, rien ne montre dans le récit que Javert ait pu être un quelconque Loup Vert.

Aussi est-ce moins le rite du Loup Vert dans sa dimension pittoresque qui a retenu l'attention de Hugo, que la légende qui le fonde, semble-t-il, aussi bien à Jumièges qu'à Montreuil, celle du loup de sainte Austreberthe (fêtée le 10 février). Sainte Austreberthe avait, en effet, réussi à subjuguer un loup qui avait dévoré l'âne chargé du linge des moines de Jumièges : elle fit prendre au loup la place de l'âne... Bel exemple de "conversion" dont se souviendra Hugo dans l'Homme qui rit puisque Homo, un "vrai loup", lié d'une amitié étroite à Ursus le ventriloque, prend aussi la place de l'âne:

 

Ursus préférait Homo, comme bête de somme, à un âne. Faire tirer sa cahute à un âne lui eût répugné; il faisait trop de cas de l'âne pour cela.

 

 On peut penser avec une certaine vraisemblance que Hugo s'est emparé de cette légende qui lui donne l'organisation symbolique des Misérables: la conversion par Myriel de l'homme sauvage/loup qu'est d'abord l'ancien forçat. Cette histoire de loup que serait "l'histoire mélancolique" de Jean Valjean est celle d'une initiation - réussie pour le loup-forçat, manquée pour son double, l'ancien garde-chiourme, Cerbère qui, au lieu d'aider au passage, l'interdit. Dans ces conditions, le Loup Vert serait "la visite de l'infini" dans un monde de misères, la part de rêve nécessaire pour construire la vie, l'architecte de notre songe

On admettra, cependant, que l'intérêt du Loup Vert serait nul si Hugo, à l'instar de ses sources, Deshayes, Langlois et autres antiquaires de Normandie, ou sur l'exemple de Nodier, voire de G. Sand dans ses romans rustiques, s'était contenté de ne relever que le côté pittoresque et "curieux" de ce rite initiatique dont la signification profonde s'est perdue. Il lui revient, et ce n'est pas un mince mérite, d'avoir retrouvé sa valeur archétypale et de l'avoir ressuscitée dans ses personnages qui tirent ainsi leur force d'être ressourcés à leurs modèles mythiques. Mythiques et populaires. Car c'est là le principal intérêt de ce loup (vert) : il appartient à la mémoire du peuple.

 

Bathilde/Bauldour : Les énervés de Jumièges

 Toutefois les surprises que décèle la lecture du livre de Deshayes ne s'arrêtent pas là. G. Huard avait bien vu que la Bauldour de La légende du beau Pécopin venait des antiquaires de Normandie et de Langlois en particulier. En fait, c'est Deshayes qui, après Nodier il est vrai, donne la graphie Bauldour pour Bathilde. Son histoire de l'abbaye de Jumièges commence, en effet, par le miracle de sainte Bathilde ou Balthilde, Baltilde, Bautes ou Bauldour, femme de Clovis II, fils de Dagobert.

 

 L'histoire manuscrite rapporte comme ce Clouis ayant succédé fort ieune à la couronne de France, après le décez de son père Dagobert, espousa une estrangère, saxonne de nation, nommée Bauldour ou Bathilde, de laquelle Clouis eut cinq fils; encore qu'aucuns chroniqueurs aient teu les premiers nez à cause de leur forfait qu'ils ont jugez indignes d'être révelez à la postérité pour enfants de roy 

 

Elle soumet ses propres fils, révoltés contre leur père et contre elle (sa régence), à une sorte de jugement de Dieu: ils sont abandonnés dans une nef sur la Seine après avoir été "énervés" et ils échouent à Jumièges où ils sont recueillis, recouvrent la santé et se font moines. Ronsard au quatrième livre de La Franciade fait allusion au châtiment, barbare, que Bathilde a infligé à ses enfants: 

 

Leur mère adonc, ah! mère sans merci!

Fera bouillir leurs jambes, et ainsi,

Tous meshaignez, les doit jeter en Seine. 

 

Le Magasin pittoresque, qui rapporte aussi l'histoire, cite un manuscrit de la Bibliothèque royale où l'on voit "la sainte royne [faire] admener devant elle ses deux enfants, et [ ... ] cuyre les jarrets". Plus tard, on leur construisit un tombeau : 

 

Les moines, pour faire regarder ce fait comme réel, avaient fait ériger plusieurs monuments qui semblaient le constater. Le plus important était un tombeau placé dans l'église de Saint-Pierre, sur lequel ces prétendus princes étaient représentés vêtus de longs manteaux retenus par des agrafes et parsemés de fleurs-de-lis, et leur front était orné d'un diadème enrichi de pierreries.

 

L'esprit "voltairien" de Deshayes se retrouve dans son scepticisme à l'égard d'une légende controuvée mais utile à la gloire de Jumièges et de sa bienfaitrice. Les Enervés ne seraient pas les fils de Bathilde et de Clovis, au nombre de trois, mais Tassillon, duc de Bavière, et son fils Théodon, qui se seraient révoltés contre Charlemagne. Une autre hypothèse fait de ces deux effigies celles des enfants d'un Carloman, fils aimé de Charles Martel, et frère de Pépin-le-Bref. Mais E. H. Langlois, que cite ce même numéro du Magasin pittoresque, les réfute et y voit, comme Deshayes, "un mausolée (édifié) à des princes imaginaires. En sorte que ce monument n'a point, comme on l'a cru jusqu'ici, donné sujet à la fable, mais la fable, au contraire, a donné son sujet au monument."

 

L'histoire des Enervés de Jumièges était connue de tous les historiens. Michelet dans son Moyen Age en fait le symbole de la décadence des Mérovingiens: 

 

Qui a coupé leurs nerfs et brisé leurs os, à ces enfants des rois barbares? C'est l'entrée précoce de leurs pères dans la richesse et les délices du monde romain qu'ils ont envahi. La civilisation donne aux hommes des lumières et des jouissances. Les lumières, les préoccupations de la vie intellectuelle, balancent chez ces esprits cultivés ce que les jouissances ont d'énervant. Mais les barbares qui se trouvent tout à coup placés dans une civilisation disproportionnée n'en prennent que les jouissances. Il ne faut pas s'étonner s'ils s'y absorbent et y fondent, pour ainsi dire, comme la neige devant un brasier. 

 

Monument élevé par la fable et symbole de la décadence, l'histoire de ce tombeau avait tout pour intéresser Hugo, au moins à titre de curiosité, comme elle a intéressé Flaubert qui voulait écrire sur les Enervés de Jumièges ou Charles Nodier et le baron Taylor dans les volumes des Voyages pittoresques et romantiques dans l'ancienne France consacrés à la Normandie (1825). Ils voient dans le châtiment des fils rebelles de Bathilde abandonnés sur une nacelle au fil de l'eau un rituel d'ordalie celtique. On sait que Hugo a été un lecteur enthousiaste de ce Voyage pittoresque où il puise d'abord l'essentiel de ses connaissances sur Jumièges. Mais en dehors du tronc d'un arbre malade "ouvert pour l'aumône" aux plus pauvres et qu'ils assimilent à la souche de Noël, lequel arbre a pu donner l'idée du châtaignier malade auprès duquel est enterré le "trésor", il n'y a guère de traces de. cette lecture dans Les Misérables.

C'est bien Deshayes qui a réactivé l'intérêt pour Jumièges et ses légendes. Et, vraisemblablement, parce qu'à son insu, il les ancre dans le lieu par la précision de ses descriptions topographiques et ethnologiques, inscrites dans la tradition de ces monographies et tableaux commandés par l'administration napoléonienne. On sait que La France pittoresque d'Abel Hugo en fera grand usage. Et l'on connaît également le rapport ambivalent de Hugo à cet ouvrage qu'il pille jusque dans Les Misérables mais dont il critique dans Le Rhin la vision d'une France "en morceaux". On y retrouve la même vision locale et partiale autant que partielle que donne Deshayes de Jumièges et de ses environs. Mais il se trouve qu'à la suite de la tragédie de Villequier, ce petit point du globe où a sombré sa fille a fixé définitivement le cœur du poète et est devenu le point focal d'où le récit devait être écrit. Le paysage tant réel que légendaire décrit par Deshayes pouvait lui donner l'environnement quasi mystique et symbolique du tombeau imaginaire d'une éopoldine réelle, à l'inverse du tombeau des énervés, "mausolée" pour des "princes imaginaires".

Dans les deux cas, le tombeau est vide, comme l'est celui que désignent les deux vers de Tryphon : 

 

Fodit, et in fossa thesauros condit opaca,

As, nummos, lapides, cadaver, simulacra, nihilque- 

 

Qui creuse et remplit à sa fantaisie le trou d'un petit sou (allusion au débat sur Asculum dans la réception du Rhin?), de pierres, d'un cadavre, de fantômes ou de rien, sinon Hugo sous le masque d'un mauvais moine quelque peu sorcier, dont la tombe tout aussi imaginaire se trouverait dans les environs de Jumièges, à l'abbaye de Saint-Georges de Bocherville ? Il naît des crapauds sur sa tombe. Pourquoi pas une "mamzelle Crapaud", réincarnation imaginaire de Léopoldine ? Et pourquoi pas à Montfermeil "sur la route de rien", de ce "rien" qui est le dernier mot - nihilque du distique?

On aura noté que l'espèce de traduction que donne d'abord Hugo de ce distique développe essentiellement les mots "cadaver" dont l'idée est reprise par Boulatruelle pour l'exclure (p. 475) et "simulacra" : 

 

qu'est-ce que c'est que le trésor du diable? Un sou, parfois un écu, une pierre, un squelette plié en quatre comme une feuille de papier dans un portefeuille, quelquefois rien. (p. 472) 

 

Le "squelette plié en quatre comme une feuille, de papier dans un portefeuille" ne pourrait-il désigner le manuscrit du livre qu'en secret le poète a dédié à sa fille ? Comme on sait, un livre où il y a du fantôme est irrésistible... Ajoutons que Blaru, le nom de la clairière où est enterré le trésor, serait le nom de plume de Léonie d'Aunet et que le "tas de pierres" qui sert de point de repère désigne, chez Hugo, les matériaux - fragments, bribes, copeaux - de l'œuvre en chantier.

D'un cénotaphe qui, au cœur du paysage comme du poète, fonde le lieu: Les Misérables, monument élevé par la douleur d'un père sur le corps englouti de Léopoldine, au lieu même désigné par Bathilde pour qu'y jaillisse la source de vie: d'après Dulaure, dans sa Nouvelle Description des Environs de Paris, se trouverait parmi les reliques de sainte Bathilde à Chelles le bâton "dont sainte Bautheur se servit pour faire sortir, comme Moïse, l'eau de la fontaine de Chelles". Et dans cette même abbaye on pouvait voir le tombeau de l'un des fils authentiques de Bathilde, Clothaire III. Le deuxième, Childeric II, quant à lui, avait été assassiné dans la forêt de Chelles. Autre détail, noté par une Vie des Saints pour tous les jours (1739)~ sainte Bathilde, au moment de mourir, a répandu une lumière toute céleste dans sa chambre. Or n'est-ce pas vers Chelles que se dirigeait "1'enfant-garou", "l'Alouette", pour y rencontrer son destin, jean Valjean ? Etrange cette proximité insistante de Chelles et donc de sa fondatrice ...

 

La vieille âme de la Gaule

 Le folklore obscène auquel se rattache, d'après Claude Gaignebet, le rite du Loup vert donnerait aussi l'explication de Tryphon dans ce texte. En effet, nous ne pouvons pas suivre G. Huard quand il prétend que "Tryphon est un nom de fantaisie". Tryphon existe bel et bien. C'est un saint qui donnera son prénom à Tournesol et c'est l'une des épithètes de Priape. Claude Gaignebet cite Martial qui, dans une épigramme fait de Priape, dont la stèle est en bois de figuier, un dieu péteur. Hugo y fait allusion dans le chapitre " Ecce Paris, Ecce Homo " suite de La vieille âme de la Gaule . Il y mêle les "mœurs mortes " et les " mœurs vivantes " dont Paris et son gamin sont le raccourci, et il écrit :

 

il est si littéraire qu'il ne se bouche pas le nez devant Basile, et il ne se scandalise pas plus de la prière de Tartuffe qu'Horace ne s'effarouche du "hoquet" de Priape. (II, p. 166) 

 

La référence au hoquet de Priape, dieu des jardins, vient d'une Satire d'Horace

 

Mes fesses de figuier firent entendre un pet, sonore comme une vessie qui éclate. 

 

Le " hoquet - est une façon chez Hugo de désigner le pet. Le Victor Hugo raconté par Adèle Hugo signale chez Hugo ce "côté Pourceaugnac" qui le fait commettre, à l'instar des enfants, des "saillies rabelaisiennes" et lui inspire "des sorties carnavalesques". Et de dépeindre un Hugo "folâtre" en train de citer en latin ce vers d'Horace à propos de l'affront que fait subir Phébus à la statue du cardinal Pierre Bertrand. Il n'est peut-être pas inutile de souligner que ces obscénités., qui, chez Hugo comme chez les "plus grands esprits", dit Adèle, s'arrêtent là où commence l'action - Hugo était très propre de sa personne -, font partie des recherches et trouvailles des antiquaires comme Langlois ou Bourquelot et qu'elles fournissent la matière, si l'on peut dire, de ce qu'il est convenu d'appeler l'inspiration rabelaisienne ou gauloise de son texte. Dans le contexte normand de cette allusion à Tryphon, la référence au folklore obscène est d'autant plus pertinente que le lavabo auquel Hugo associe Tryphon dans sa lettre à Alfred Darcel appartient aux obscena qu'on trouvait sculptés sur les chapiteaux ou les bas-reliefs des églises ou des abbayes. 

 

Pourtant, la piste du folklore obscène pour intéressante qu'elle soit est une piste incertaine: c'est aux énervés de Jumièges et donc à Bathilde/Bauldour que semble se rattacher Tryphon dont le nom, en grec, est un sobriquet et signifie "débauché, énervé" et s'inscrit donc logiquement dans la continuité de l'histoire des Enervés qu'implique la source cryptique de Deshayes. L'origine de la connaissance que Hugo pouvait avoir de Tryphon est dans le dictionnaire de Moreri à l'article Ptolémée Pbilopator:

 

Ptolémée IV, roi d'Egypte porte le surnom de Philopator, c'est-à-dire aimant son père qu'on lui donna par antiphrase parce qu'on le soupçonnait d'avoir fait mourir son père auquel il succéda l'an du monde 3814 et le 221 av. J.-C. […]. Ce prince qui passa tout le temps de son règne dans une vie extrêmement cruelle et licencieuse [ ... ] s'abandonna ensuite uniquement. au luxe et à la volupté, ce qui lui fit donner le surnom de Tryphon. 

 

Hugo connaît l'histoire des Ptolémaides puisqu'il y fait référence dans William Shakespeare, à propos de Rabelais: "Un de ces horribles Ptolémées s'appelait le Ventre, Physcon." Moreri en donne aussi l'explication.

Montfermeil et "sa superstition très ancienne" est comme Bacharach, le Moyen Age à l'aube du XIXe siècle. Dans ce texte ambigu, voire ambivalent, Hugo, sans renoncer à l'espèce de tendresse nostalgique mâtinée d'ironie voltairienne qui caractérise une vision plus distanciée du Moyen Age, semble faire sienne l'attitude de Rabelais, telle qu'il la définit dans William Shakespeare: faire du "fumier" des croyances populaires le terreau sur lequel poussera l'homme à venir. Totus homo fit excrementum.

Que conclure sinon sur la nécessité de lire l' Histoire de l'abbaye royale de Jumièges de Deshayes et de reconsidérer le rôle des Sociétés d'antiquaires dans l'inventaire des traditions populaires et du folklore ? Ou sur celle de réévaluer l'importance de la tradition "gauloise" dont Hugo se réclame explicitement dans Les Misérables (La vieille âme de la Gaule)? On pourrait alors ressourcer le reste de son œuvre au lieu tragique où la "chimère gothique" s'enracine dans sa vie intime: Jumièges d'où l'on voit Villequier et qui donne le point de vue d'où ont été écrits, entre autres, Les Misérables, véritable Tombeau de Léopoldine.