Florence Naugrette : Le coup de théâtre dans la dramaturgie hugolienne

Communication au Groupe Hugo du 23 janvier 1999
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A l'évidence, la construction des pièces de Hugo reprend à bien des égards la forme extérieure de la dramaturgie classique : exposition, noeud, péripéties, dénouement. Chez lui, le coup de théâtre tient un rôle décisif dans l'évolution de l'action, tant au niveau des péripéties intermédiaires que dans la forme spectaculaire des dénouements. Dès qu'on y regarde de plus près, si l'on cherche à dresser une typologie de ces coups de théâtre, on remarque qu'ils empruntent tour à tour et le plus souvent tout ensemble aux codes tragique, comique, et mélodramatique. Rien d'étonnant à celà dans une esthétique du mélange des genres, je vous l'accorde. Le problème, c'est que ces trois types de coups de théâtre ne procèdent pas de la même vision du monde, de la politique, de l'histoire, de la condition humaine, et que leur mélange, voire leur hybridation, pose à l'interprète des problèmes vertigineux.

Commençons par rappeler la définition du coup de théâtre : il s'agit d'une "action tout à fait imprévue changeant subitement la situation ou le déroulement de l'action". Deux éléments fondamentaux sont donc constitutifs d'un coup de théâtre : le retournement de situation, et l'effet de surprise.

Après avoir brossé à grands traits une petite histoire du coup de théâtre et de sa contestation, je m'interrogerai sur la fonction du coup de théâtre dans la dramaturgie hugolienne, fonction double, puisqu'il engage toujours à la fois le destin individuel et le destin collectif. Je veux montrer ensuite que la double énonciation et le grotesque minent de l'intérieur l'esthétique de la surprise sur laquelle repose le spectaculaire propre au coup de théâtre, et que dès lors on ne peut plus le prendre véritablement comme un événement imprévu. C'est sur cette notion d'événement que je m'appuierai enfin, pour démêler ce que la mise en oeuvre du coup de théâtre chez Hugo donne à entendre et à voir, de manière souvent contradictoire, de la fatalité, de la providence, de la liberté, des rôles respectifs des grands et du peuple dans l'histoire.

 

I — Problématique du coup de théâtre dramatique

Commençons par récapituler la façon dont le coup de théâtre a été pensé, pratiqué et critiqué dans l'histoire du théâtre occidental.

 

La dramaturgie du coup de théâtre

Aristote

Pour Aristote, la tragédie comporte 6 parties : la fable, la psychologie, le texte, les rôles, la mise en scène et le chant. La partie la plus importante est la fable, car la tragédie n'imite point les hommes, mais leur action : "le bonheur et le malheur sont dans l'action, le but est agir, non être, et les hommes sont ce qu'ils sont par leur caractère, mais ils sont heureux ou non par leurs actions (…) les actions et la fable sont ainsi le but de la tragédie".

Or, poursuit Aristote, "les plus puissants ressorts d'action de la tragédie sur les âmes sont des parties de la fable, à savoir les péripéties et les reconnaissances", entendez : les coups de théâtre.

L'art du grand dramaturge est d'enchaîner les actions (commencement, milieu et fin) sans faire intervenir le hasard. Sinon, on a une fable épisodique (de 2nd ordre), où "la succession des épisodes n'est ni vraisemblable ni nécessaire". Le coup de théâtre, on le voit, doit donc avoir une nécessité.

Mais comme l'imitation doit provoquer la crainte et la pitié, et que "ces sentiments naissent surtout devant des faits qui s'enchaînent contrairement à notre attente", le coup de théâtre doit créer l'effet de merveilleux suivant : l'apparence première du hasard qui semble révéler une intention. Aristote donne comme exemple de ce merveilleux la statue qui assomme le meurtrier de l'homme qu'elle représente. Ce merveilleux indispensable au plaisir du spectateur est assuré par la succession des coups de théâtre, qui peuvent être de deux sortes :

• La péripétie, qui est "le retournement des actions en sens contraire […] selon le vraisemblable ou le nécessaire."

• La reconnaissance, qui est "le passage de l'ignorance à la connaissance, et par suite à l'affection ou bien à la haine, chez ceux qui s'orientent vers le bonheur ou vers le malheur." Pour Aristote, la plus belle reconnaissance est celle qui naît d'une péripétie. Ex chez Hugo : la fin de Mille francs de récompense (Etiennette et Puencarral —> bonheur), celle de Lucrèce Borgia (bonheur : duo d'amour ; et malheur : matricide).

La péripétie ne sert pas qu'à alimenter le suspens, elle est l'instrument de la fonction morale de la tragédie, qui est d'inspirer la crainte et la pitié : c'est pourquoi la tragédie ne doit pas

* "montrer des hommes bons transportés du bonheur au malheur : ce ne serait ni effrayant ni pitoyable, mais seulement révoltant"

* ni montrer "des hommes méchants passant du malheur au bonheur : ce serait la solution la moins tragique de toutes ; elle n'a rien de ce qu'il faut : ni humanité, ni pitié, ni crainte"

* pas non plus précipiter le méchant du bonheur dans le malheur : ni pitoyable ni effrayant.

La cause du renversement du bonheur au malheur doit être dans une erreur (hamartia) et non dans la méchanceté du héros. C'est l'erreur et ses conséquences funestes qui entraînent la terreur et la pitié. Quels sont ces événements effrayants ou pitoyables ?

* événements pathétiques naissent entre amis ou proches : inceste, parricide (dont le régicide est une variante), infanticide, trahison entre amis, tuer celui qu'on aime

* ces événements pathétiques remettent en cause l'ordre social, finalement rétabli

Règles de la bonne tragédie :

* portée universelle

* éviter trop d'épisodes secondaires

* cohérence interne de l'oeuvre : ne pas rendre compte de la pluralité du monde sensible, sans quoi on perd la visée universelle du propos

* bien choisir péripétie et / ou reconnaissances : "c'est par elles, en un grand moment tragique, que le héros, être exceptionnel, passe de l'ignorance à la connaissance et connaît ainsi son destin, son identité, sa faute".

* histoire nécessaire et vraisemblable

* plaisir du spectateur orienté vers la crainte et la pitié

Le théâtre de Hugo répond presque à tous ces critères de la bonne tragédie, sauf à ceux de nécessité de l'intrigue et de vraisemblance

 

Le classicisme

• La tragédie classique française reprend à Aristote l'exigence d'une progression logique de l'action : comme dans la tragédie classique, qq péripéties ou coups de théâtre "réaniment régulièrement l'illusion des personnages sur leur propre destin" ; à ces apparents succès de fortune succèdent des péripéties modifiant la situation du héros en l'inversant ; c'est le revers de fortune classique, tel qu'on le trouve dans Ruy Blas (qui s'est illusionné sur son propre destin) où le retour de Salluste intervient juste après le duo d'amour avec la Reine.

L'usage de la péripétie est très fréquent dans le théâtre baroque où elle permet de figurer le désordre du monde, y compris chez Corneille qui compose son action sur les péripéties poussées jusqu'au dernier moment, "ce qui permet de jouir du désordre du monde avant la remise en place finale".

Racine au contraire n'aime pas les péripéties, parce qu'il ne croit pas à la Providence. Chez lui le tragique repose plutôt sur l'accomplissement inéluctable du destin, sur une fatalité qui implique l'absence de péripétie. On assiste plutôt chez lui à un dévoilement progressif, sans retournement, de l'illusion dans laquelle se tient le héros. Le spectateur constate l'horreur des passions et l'impossibilité à s'en défaire.

Mais dans les deux cas, après avoir inspiré au spectateur une fascination vertigineuse pour le désordre, le dénouement finit toujours par entraîner la cessation des périls et des obstacles, par rétablir l'ordre politique ou psychologique mis en péril. Ce rétablissement est la conséquence logique d'un déroulement causal et intelligible des faits.

• Dans la comédie, le fonctionnement causal est le même ; ex : dans la tradition de la pastorale, le désordre est figuré par le schéma des couples désunis (Le Songe d'une nuit d'été : A aime B qui aime C qui aime D qui aime A) : tout s'arrange à la fin, grâce à un coup de théâtre providentiel qui redistribue au mieux les couples et rétablit un ordre heureux ; le vice des barbons (avarice, jalousie, luxure, tyrAnne Ubersfeld domestique) est puni de manière providentielle par les péripéties intermédiaires (ex : les fourberies de Scapin) ou l'intervention ultime du deux ex machina qui vient rétablir un ordre légitime et juste ; c'est le cas particulièrement spectaculaire du dénouement en deux temps de Tartuffe, aussi invraisemblable dans sa structure que nécessaire dans sa fonction idéologique, où le messager du Roi vient rétablir la justice in extremis, à la surprise générale, des personnages comme du spectateur ; la clairvoyance du souverain qui ne s'est pas laissé abuser par l'imposteur vaut pour la providence divine (il n'est pas de droit divin pour rien).

 

Fortune du coup de théâtre

Le coup de théâtre connaît une fortune durable dans toutes les formes de théâtre où la fatalité et la providence sont à l'oeuvre pour résoudre les problèmes en rétablissant in fine un ordre menacé : le mélodrame, le vaudeville, le théâtre de boulevard.

 

Critique du coup de théâtre : dramaturgie en tableau, théâtre épique

De Diderot…

On l'a vu, le couple Fatalité / Providence repose sur une vision religieuse de l'histoire ; on ne s'étonnera donc pas de voir Diderot supprimer le coup de théâtre, changement brusque dans la situation par l'intervention d'une transcendance devenue invraisemblable dans une vision matérialiste du monde, pour le remplacer par le tableau. Dans lesEntretiens sur le fils naturel , Diderot fait dire à l'un de ses personnages :

 

"si un ouvrage dramatique était bien fait et bien représenté, la scène offrirait au spectateur autant de tableaux réels qu'il y aurait dans l'action de moments favorables au peintre".

 

Il faut donc écrire la pantomime (et ça Hugo le fera abondamment) :

 

"il faut s'occuper fortement de la pantomime ; laisser là ces coups de théâtre dont l'effet est momentané, et trouver des tableaux"

 

On le sait, de nombreux auteurs du XIXe siècle, et notamment de drame romantique, adopteront cette dramaturgie en tableaux, qui permet de montrer un milieu social et familial avec un réalisme pictural, et d'introduire des éléments épiques dans le drame, sans décomposer une durée, des enchaînements nécessaires, mais en proposant des fragments d'un temps discontinu. Méprisant les ficelles de l'action, de l'intrigue fondée sur le suspense et la péripétie, le tableau permet au dramaturge de déployer une enquête sociologique ou une peinture de genre. C'est pourquoi on le retrouve à l'oeuvre dans le théâtre naturaliste.

 

…à Brecht

Dans le théâtre épique de Brecht, la dramaturgie en tableaux sert à combattre l'impression de nécessité qui résulte de l'enchaînement continu des scènes et des actes de la forme classique ; le tableau permet de montrer des scènes discontinues, de casser l'identification prolongée du spectateur au personnage, de forcer le spectateur à réfléchir sur l'enchaînement des causes et des effets. Dans cette perspective, le coup de théâtre ne peut être utilisé que de manière ironique, comme c'est le cas dans le dénouement de L'Opéra de quat'sous :

 

Le bandit Mackie est en prison, il doit être exécuté. Seul espoir : que quelqu'un paie une caution. Mais ses amis ne se pressent pas pour rassembler la somme nécessaire à sa libération ; sa femme ne se presse pas non plus ; quant à sa belle-mère, elle se réjouit déjà d'offrir une jolie robe de veuve à sa fille : plus rien ne peut donc le sauver.

Surgit un messager de la reine, en la personne de Tigerbrown, chef de la police, copain d'enfance de Mackie qui n'avait pas réussi à le sauver parce qu'il était lui-même mouillé jusqu'au cou. Il annonce que

* Mackie est grâcié

* qu'on lui donne des titres de noblesse

Le public représenté sur scène se pâme d'aise ; il s'agit du peuple rassemblé pour assister au couronnement de la reine.

 

Cette pirouette finale, inspirée des coups de théâtre de comédie classique, met en oeuvre une providence scandaleuse qui récompense la crapule : cette absurdité remet en cause le caractère arbitraire du happy end ; le public réagit en se disant que cette fin heureuse n'est pas crédible.

Il apparaît clairement que le théâtre de Hugo relève de ces deux esthétiques à la fois, dramatique et épique, que Brecht oppose dans un tableau célèbre dans ses Notes sur Mahagonny (voir feuille jointe) ; nous allons tenter de résoudre ce paradoxe en étudiant maintenant le fonctionnement du coup de théâtre propre à la dramaturgie hugolienne.

 

II — D'une pierre deux "coups" : révélation de l'identité, coup d'etat

Dans Le Roi et le bouffon, Anne Ubersfeld repère une particularité du coup de théâtre hugolien : le coup de théâtre qui fonde tout drame hugolien, dit-elle, est celui de la détermination du sujet ; elle remarque que dans les premiers drames, toutes les ambiguités sont levées dès les premières scènes, on sait qui est le héros, mais qu'à partir du Roi s'amuse, "il faut attendre l'acte II pour s'apercevoir que le héros n'est pas le Roi, mais le Bouffon" ; elle souligne à ce sujet la composition magistrale du début de Ruy Blas, où les deux premières scènes laissent croire au spectateur que le héros est Salluste, Ruy Blas n'apparaissant comme sujet qu'avec sa confession de la scène 3. C'est ce qu'Anne Ubersfeld appelle le "dévoilement progressif du sujet". Ce dévoilement constitue, pour le spectateur, un premier coup de théâtre.

Je voudrais distinguer nettement ce type de coup de théâtre, destiné uniquement au spectateur, du deuxième, qui a pour point commun avec lui de concerner encore l'identité du héros. Anne Ubersfeld poursuit son idée en montrant que

 

"le noeud de l'action représente chez Hugo le point où le sujet prend conscience de sa fracture interne et de l'impossibilité de la combler".

 

Cette prise de conscience, dit-elle, est généralement très tardive, et constitue bien souvent la péripétie ultime, le retournement de l'action qui entraîne le dénouement-catastrophe.

On sait aussi que dans le théâtre de Hugo, le destin individuel est lié au destin collectif ; on peut penser cette articulation comme l'équivalent dramatique de la double portée intime et universelle, de la parole lyrique hugolienne.

Cette articulation se retrouve dans les coups de théâtre hugoliens ; c'est ce que montre un relevé indicatif (non exhaustif) des coups de théâtre principaux du théâtre de Hugo. Je ne prends pas pour l'instant en compte les péripéties intermédiaires, mais les péripéties décisives, pour montrer, si je peux me permettre le jeu de mots, que Hugo y fait toujours d'une pierre "deux coups".

 

• Dans Cromwell, le coup de théâtre principal, le renoncement du Lord Protecteur à la couronne, lui permet de sauver sa peau en échappant aux complots menés contre lui (il a fait arrêter les cavaliers, mais il reste les puritains), et de ne pas être un tyran, c'est-à-dire d'accomplir une sorte de "contre-coup-d'état" en conservant sa légitimité à la tête de l'Etat en tant que Lord-Protecteur, légitimité qu'il n'aurait pu conserver en se faisant proclamer roi.

• Dans Hernani, le dénouement double disjoint et fait apparaître en quelque sorte deux héros : dans la sphère politique Charles Quint, qui acquiert sa pleine légitimité par son élection et sa clémence inaugurale, et dans la sphère privée Hernani qui récupère d'abord, à titre personnel, la femme et ses titres de noblesse, mais qui paie cette fortune de sa vie.

• Dans Marion de Lorme, la quête amoureuse de Marion et Didier rencontre très tôt le pouvoir politique ; le suspens final (Richelieu fera-t-il grâce) a une double portée dramatique et idéologique, propre à satisfaire le public en quête d'émotions fortes, les âmes sensibles à la pitié, et à faire réfléchir le penseur comme le citoyen sur l'arbitraire royal, la violence d'état et la peine de mort.

• Le dénouement de Lucrèce Borgia a lui aussi cette double portée : le coup de théâtre final (le meurtre de Lucrèce par Gennaro) résulte de la découverte par le jeune homme de son appartenance à la famille Borgia ; par le matricide, il opère à la fois une vengeance personnelle (venger ses amis empoisonnés) et un meurtre politique (tyrannicide).

• Le coup de théâtre final de Marie Tudor (Gilbert est sauvé) est une réécriture de la fin de Marion de Lorme : il engage deux histoires d'amour à la fois et pose lui aussi la question de la violence d'état et de la peine de mort. La dimension politique de ce coup de théâtre est rehaussée par l'intervention de Simon Renard, qui, dans son choix de sacrifier Fabiano, écoute la volonté du peuple, même si cette décision relève du machiavélisme, et non d'une conviction démocratique.

• Dans Ruy Blas, le dénouement permet au héros d'assumer son identité, et à ce titre (en tant que laquais) de gagner l'amour véritable de la reine ; le dénouement a une double dimension politique : Ruy Blas sauve l'état en sauvant la reine, il manifeste aussi sa liberté en s'affranchissant de son maître tyrannique ("je relève le front sous le pied qui m'écrase", avait-il déjà protesté avant de s'incliner, III, 5) par la mort violente. Il s'agit à la fois d'une fin de mélodrame où le traître est châtié par le justicier, et d'un dénouement tragique où le héros est puni de sa faute (pénétration indue dans l'espace A, oubli de son identité véritable).

• Le dénouement des Burgraves a aussi cette double dimension intime et politique :

* un premier coup de théâtre qui en contient deux : découverte par Otbert que Job est Fosco et que cet homme est son père

* l'arrivée providentielle de Barberousse

Fin apparemment heureuse : le parricide est empêché, la paix civile et familiale est retrouvée par la reconnaissance mutuelle de leurs autorités politiques respectives par les deux frères ennemis.

Cette caractéristique finale du drame de Hugo, de lier une intrigue privée à une action publique, n'est pas une nouveauté radicale ; dans la tragédie, l'erreur du héros l'amène déjà à se placer dans une situation privée qui menace l'ordre social. Ce qui est sans doute plus probant dans le parcours que nous venons d'effectuer, c'est que le dénouement double permet généralement, au-delà du pessimisme ambiant, d'entrevoir à un niveau ou à un autre, public, privé, ou les deux à la fois, une lueur, de bonheur, de réconciliation, de justice, sauf dans deux cas : les dénouements de Marion de Lorme et du Roi s'amuse, où le méchant n'est aucunement inquiété, déstabilisé, et où la vertu est persécutée ; dénouements qui sont proprement scandaleux pour les contemporains, ce qui explique peut-être, outre le fait qu'elles mettaient en scène la monarchie française, que les deux pièces aient été respectivement censurée et interdite.

Par ces dénouements, Hugo manquait à la fonction morale du théâtre fixée par Aristote dont nous parlions tout à l'heure : pour que s'articulent la terreur et la pitié, il ne fallait ni

* "montrer des hommes bons transportés du bonheur au malheur : ce ne serait ni effrayant ni pitoyable, mais seulement révoltant"

* ni montrer "des hommes méchants passant du malheur au bonheur : ce serait la solution la moins tragique de toutes ; elle n'a rien de ce qu'il faut : ni humanité, ni pitié, ni crainte"

Le sort de Marion, de Didier, de Blanche et de Triboulet éveille sans doute la compassion. Mais au lieu d'éveiller la terreur (qui passe par la reconnaissance d'un châtiment d'une certaine façon mérité que le héros s'est attiré, non par sa méchanceté, mais par sa faute), il éveille la révolte, et ne permet pas au spectateur de rentrer chez lui apaisé, ce qui est la loi du théâtre classique. C'est cette absence totale d'apaisement qui pouvait laisser penser aux autorités que ces deux pièces étaient dangereuses pour l'ordre public.

 

III — L'esthétique de la surprise minée par le grotesque

En élargissant maintenant l'analyse à l'ensemble des coups de théâtre, et non plus seulement à la péripétie qui engendre le dénouement, je voudrais montrer comment Hugo travaille à mettre à distance le spectaculaire sans pour autant le refuser.

 

Un théâtre à effets

Car le théâtre de Hugo est un théâtre à effets. La critique journalistique s'en gargarise et pousse le tableau à l'extrême : "Grandiloquent", "grand-guignolesque", "mélodramatique", … lit-on, depuis des décennies, dans les comptes-rendus. Grâce à Anne Ubersfeld, nous savons bien qu'il n'en est rien, et je ne veux pas répéter ici les preuves qu'elle en donne et que vous connaissez.

En me limitant au cadre de mon étude, je veux seulement montrer dans un premier temps que le spectaculaire donne au coup de théâtre hugolien les apparences formelles du coup de théâtre tragique, comique, ou mélodramatique.

 

Emotions, Terreur et pitié

Tragiques, les coups de théâtre où le héros commet à une erreur fatale, causant la perte de ceux qu'il aime : Marion qui perd Didier, Lucrèce qui empoisonne son fils, Triboulet qui tue sa fille, Marie qui tue Fabiano, Jane qui perd Gilbert, Ruy Blas qui entraîne la Reine ds le gouffre et envoie son ami Don César aux galères, Don Ruy qui tue Doña Sol.

Généralement, ces coups de théâtre consistent en, s'accompagnent de, ou sont préparés par des effets scéniques très impressionnants, portes qui s'ouvrent, gestus expressif des personnages :

* surgissement imprévu de Don Ruy à l'acte I d'Hernani, du pélerin—Hernani à l'acte III, de Charles Quint sortant du tombeau de Charlemagne (la main de pierre géante sortant dans un nuage de fumée ou de poussière dans la mise en scène de Vitez et accouchant de l'empereur) et pardonnant aux conjurés, de Don Ruy au dernier acte.

* surgissement de Lucrèce dans le festin, accompagnée de la procession des moines, puis des cercueils.

* retour de Salluste déguisé en laquais, qui donne l'ordre à Ruy Blas de fermer la croisée et de ramasser son mouchoir : le coup de théâtre gestuel anticipe le retournement de situation effectué par le dialogue qui va suivre

* procession funèbre qui accompagne Fabiano ou Gilbert à la mort, si spectaculaire dans la mise en scène de Vilar

Sur la scène imaginée par Hugo, le coup de théâtre est tout autant scénographique que discursif.

 

Péripéties et reconnaissances providentielles

On trouve aussi plusieurs scènes de reconnaissances providentielles héritées de la tradition comique et du mélodrame ; on a déjà évoqué les retrouvailles d'Otbert et son père Job, qui nouent et dénouent le drame en l'espace de quelques minutes, finalement heureuses après avoir failli être tragiques ; les plus franches sont celles de Cyprien André et d'Etiennette à la fin de Mille francs de récompense : ce schéma de comédie moliéresque (L'Avare, Les Fourberies de Scapin) ne manque pas d'ailleurs de faire rire le public.

Ce spectaculaire est bien entendu au service de l'admiration, de la terreur, de la pitié, du soulagement, donc de l'émotion…

 

Mais refus de l'effet de surprise pour le spectateur

… Mais il y a en même temps chez Hugo refus du spectaculaire pur, de l'identification massive du spectateur au héros, grâce à un retravail du coup de théâtre dans le sens de la distance. Ce creusement de la distance est effectué par la double énonciation : le coup de théâtre ne produit pas le même effet de surprise sur les personnages et sur les spectateurs. Par un effet d'ironie dramatique, le spectateur sait souvent déjà ce que le coup de théâtre révèle aux autres personnages ébahis.

Ainsi, quand Lucrèce apprend à Gennaro qu'elle est sa mère au dénouement, le spectateur le sait depuis le début, au point de brûler, mais il n'est pas au Guignol, de l'envie de le dire au jeune homme un peu lent à comprendre. Cet exemple est extrême, mais on peut dire que dans presque tous les cas, au moins pour les coups de théâtre de reconnaissance, liés au dévoilement de l'identité du héros,

• soit le spectateur est prévenu :

* détronisation de Fabiano Fabiani, à laquelle le spectateur peut assister froidement, sans terreur

* Triboulet trouve Blanche à la place de François Ier dans le sac

• soit il s'en doute

* construction de l'Acte I des Jumeaux : à la dernière réplique de la scène I, 3, scène d'exposition, le comte de Bussy dit de Jean de Créqui

 

"Et s'il rentrait demain, la Grève aurait sa tête."

 

le spectateur a entendu "L'Homme" dire à Guillot-Gorju à la fin de la scène 1 que sous son nom (qu'on ignore encore mais qu'on est très intrigué d'apprendre), on a chance d'"être décapité" ;

le spectateur est donc bien moins surpris que les seigneurs à qui l'Homme se découvre en leur disant "Je suis Jean, comte de Créqui"" (coup de théâtre), et ne l'est plus du tout quand il dit à Alix qu'il n'est pas celui qu'elle croit (c'est un coup de théâtre pour elle, mais pas du tout pour nous)

* de même pour le retour de l'empereur Barberousse dans Les Burgraves , qui est annoncé dans la scène d'exposition (Ière partie, scène 2) par rappel de la prédiction:

 

"Cet enfant, dont le monde un jour suivra les lois,

Deux fois sera cru mort et revivra deux fois."

 

Son entrée est un coup de théâtre puisqu'elle représente un retournement de situation (Hatto l'avait fait chasser, Job le fait entrer), mais le public se doute que c'est lui bien avant qu'il ne se déclare:

 

"Frédéric de Souabe. Empereur d'Allemagne"

 

* De manière générale, la révélation de l'identité du héros ne surprend pas le spectateur, elle surprend le héros qui ne se connaît pas ou les autres personnages qui ne s'attendaient pas à lui. Les déclarations sous la forme

 

"Je m'appelle Ruy Blas et je suis un laquais"

"Frédéric de Souabe. Empereur d'Allemagne"

"Je suis Jean d'Aragon."

"Je suis Jean, comte de Créqui"

 

font de l'effet sur les autres personnages mais ne nous surprennent pas davantage que si nous entendions le héros dire "My name is Bond. James Bond"

Il y a là une forme d'ironie dramatique que l'on retrouve dans le dénouement d'Hernani : l'arrivée de la statue du Commandeur-Don Ruy qui rappelle Hernani à son serment produit un effet de surprise sur Doña Sol, sur Hernani qui avait manifestement oublié (ou au moins refoulé) son serment ; Don Ruy apparaît comme le retour de ce refoulé, qui produit un effet de terreur sur les deux amants. Ce n'est qu'un demi-coup de théâtre pour le spectateur : le premier dénouement heureux, par lequel, outre ou par un effet de sa clémence, Charles-Quint accorde à Hernani la main de Doña Sol et lui rend ses titres de noblesse, laissait présager la 2e fin, catastrophique : tandis qu'Hernani (voix de ténor) chante la louange du nouvel empereur, et formule un retournement de fortune subit et général ("Oh! ma haine s'en va ! […] Je n'ai plus que l'amour dans l'âme […] Je ne hais plus. Carlos a pardonné. Qui donc nous change tous ainsi ?"), le spectateur entend la voix de basse de Don Ruy dire son malheur intact ("Eclaterai-je ? oh non ! Fol amour ! douleur folle ! […] Pas un cri. — L'on rirait") et le voit sur scène ne pas participer aux vivats des conjurés. La question d'Hernani ("Qui donc nous change tous ainsi ?") est illusoirement optimiste : aucune Providence ne les a tous changés, puisqu'ils ne sont pas tous changés ; Don Ruy, par sa seule résistance à l'épiphanie de l'empereur, nie son statut providentiel. A partir de là, la logique interne du pacte faustien passé entre le vieillard et le jeune homme à l'acte III appelle nécessairement le second dénouement.

 

Il en va de même pour le retour de Salluste à l'acte III de Ruy Blas, remarquablement construit sur la structure analysée par Anne Ubersfeld dans le Roi et le bouffon d'intronisation-détronisation. Là encore, le spectaculaire coup de théâtre du retour de Salluste ne surprend pas le spectateur, qui attend logiquement l'exécution du pacte diabolique passé à l'acte I (il faut bien que les deux billets signés de la main du laquais, l'un "Ruy Blas", l'autre "César" servent à quelque chose, c'est-à-dire à le confondre). Dans une première version de Ruy Blas, la pièce commence par un coup de théâtre qui est à la fois surprenant pour le personnage (Ruy Blas a oublié que Salluste reviendra forcément, qu'il n'est pas vraiment ministre) et pour le spectateur, qui n'a pas été mis au parfum par l'exposition. En repoussant ce CT au 3e acte, Hugo en transforme radicalement l'effet dramatique : il n'y a plus CT que pour le personnage. Le spectateur, lui, est en position de distance, d'ironie dramatique puisqu'il s'attend depuis le début au retour de Salluste.

• En résumé, on peut dire qu'un grand nb de CT sont mis à distance par Hugo de la manière suivante : il reprend le schéma classique de la reconnaissance (révélation de l'identité) ou de la péripétie (retournement de fortune) ; mais il scinde en deux l'effet de surprise par le biais de la double énonciation : la surprise (et donc la terreur) ne concerne plus que les personnages ; l'effet spectaculaire du coup de théâtre est atténué ou supprimé pour le spectateur par l'ironie dramatique. L'émotion n'est pas supprimée, mais elle est, avec l'illusion, mise à distance.

 

L'admiration sapée par le grotesque

Chez Hugo, ce réglage entre identification et distance est aussi effectué par le grotesque, qui, dans le cas du coup de théâtre, a pour but de saper l'admiration excessive qui résulterait d'un sublime pur.

Ex : admiration qui pourrait résulter de la clémence de Cromwell ou de Charles-Quint. réécritures par Hugo de l'épisode de la clémence de Cinna dans Auguste ; dans le cas de Corneille, on sait que ce coup de théâtre magistral n'est pas forcément un modèle de sublime : l'admiration (étonnement + sublime) excessive que ce geste de grandeur risque de produire sur le spectateur est néfaste, car

* cette vertu hors-norme, inimitable en pratique, peut se révéler dangereuse si elle est imitée

* le geste n'est pas si grandiose que ça : il s'agit aussi de la meilleure stratégie pour Auguste, qui met ainsi fin au désordre, assure sa légitimité par un geste sublime, et surtout se concilie la reconnaissance et l'admiration des conjurés ; la grandeur d'âme est le meilleur calcul.

Chez Hugo, le geste sublime de Cromwell renonçant à la couronne et pardonnant aux conjurés, de Charles-Quint inaugurant son règne par la clémence, ne sont pas dépourvus du même calcul (Cromwell a eu le temps de peser la situation ; le renoncement et la clémence lui sauvent la vie). Le geste sublime des deux hommes d'état est assourdi par des contrepoints comiques : dans Cromwell, par les sarcasmes et les jeux de mots des conjurés, la confirmation à Rochester de son mariage avec dame Guggligoy, l'intervention grotesque de Carr qui proteste quand il n'est plus temps, ne sachant pas que Cromwell a renoncé au trône.

Dans Hernani encore, la clémence de Don Carlos est précédée de la révélation par Hernani de son identité noble, moment sublime cassé par Charles Quint qui répond "en effet, j'avais oublié cette histoire" (ce qui ne manquait, dans la mise en scène de Vitez, dit avec une désinvolture enjouée par Redjep Mitrovitsa, de déclencher les bons rires du public).

Le dénouement ultime d'Hernani, qui reprend le motif sublime de la mort des samants, n'est pas dépourvu non plus d'un certain grotesque ; sans parler du joli geste de Jany Gastaldi qui tapait sur le bouchon de la fiole de poison après avoir bu sa dose, invention intégrale du metteur en scène et de la comédienne, le dénouement s'amorce dans un quiproquo entre Doña Sol et Hernani, sur le sens du cor, la nature du mal qui torture le jeune marié, de l'effet thérapeutique du flacon qu'il demande à sa femme d'aller lui chercher ; comme le dit Yves Gohin dans sa présentation, les circonstances sont tragiques, mais c'est un quiproquo quand même.

Tout est donc fait pour que le spectateur garde toujours un point de vue critique sur l'événement.

 

IV — Figuration de l'événement ?

C'est cette notion d'événement que je vais maintenant essayer de travailler, dans le but de démêler ce qui, dans le coup de théâtre hugolien, relève de la providence, de la fatalité, et de la liberté de l'homme.

 

Définition de l'événement par Badiou

Je partirai de la définition et de la théorie qu'en propose Alain Badiou.

On part de la situation : c'est-à-dire du "ce qu'il y a". L'événement est ce qui fait trou dans la situation : il se passe "qqch d'irréductible à son inscription ordinaire ds "ce qu'il y a". Ce supplément, appelons-le un événement" (p.38). "Les événements sont des singularités irréductibles, des "hors-la-loi" des situations."

Il y a bien sûr des apparences d'événement qui n'en sont pas (ex : la révolution nationale socialiste) : les critères qui permettent de les distinguer des vrais événements sont les suivants :

* le véritable événement provient du vide de la situation antérieure, il nomme l'insu de la situation ; tandis que le faux événement est fondé sur le supposé "plein" de la situation antérieure (l'identité et la supériorité de la nation aryenne, dont on fait une substance pleine)

* le faux événement n'est pas universalisable (dans l'ex de l'avènement du national-socialisme, il ne concerne que les allemands)

La loi de l'éthique, c'est la fidélité à l'événement : l'événement nous contraint à décider une nouvelle manière d'être et d'agir dans la situation, une nouvelle manière de penser la situation qui est un processus de vérité . Cette fidélité événementielle est une rupture réelle (pensée et pratiquée) et immanente, continuée. Elle obéit à l'injonction interne du "Continuer".

Le sujet est le support de cette fidélité, il est induit par le processus de vérité (donc il n'existe pas avant l'événement).

Le mal peur prendre l'une de ces trois formes :

* non-reconnaissance de l'événement, ou inversement processus d'un simulacre de vérité

* non-fidélité à l'évènement (celle-ci n'est pas nécessaire, elle est aléatoire, c'est pourquoi il y a une éthique des vérités)

* totalisation de la vérité

 

Fidélité à l'événement historique

Dans Cromwell, c'est le non-avénement de Cromwell en roi qui fait événement ; quelque chose arrive là et se trouve formulé ensuite dans son discours, qui instaure un processus de vérité : l'impossibilité de la restauration monarchique, dont Cromwell devient le sujet.

De même, l'élection de Don Carlos en Charles-Quint fait événement, non pas en tant que date historique identifiable, mais en ce qu'elle amène l'empereur à formuler différemment la situation, dans le fameux monologue où le futur empereur entend gronder le peuple-océan, et formule son changement de perspective historique (dernière scène de l'acte IV) : demande à Charlemagne s'il a bien changé.

Inversement, Louis XIII veut encore, ds un sursaut, écouter le peuple (qui parle par la voix de Marion); pour s'affirmer sujet, il grâcie ; mais son geste est inefficace, car il n'est pas conforme à la situation (c'est Richelieu qui commande), et il ne s'élève pas à la puissance d'un coup d'état susceptible de la changer.

En fait, il y a peu de véritables événements ds le théâtre de Hugo. Bcp de CT, mais peu d'événements. Pourtant la définition stricte du coup de théâtre semble être l'équivalent dramaturgique de la définition philosophique que Badiou donne de l'événement : il y faut à la fois surprise et changement de la situation par un processus de vérité.

On le sait, Anne Ubersfeld l'a montré, les dénouements de Hugo sont le plus souvent pessimistes, donnent l'image d'une histoire arrêtée, bloquée. Même le dénouement heureux de Mille Francs de récompense reste insatisfaisant, puisque le sort de Glapieu, le sauveur des autres, reste inquiétant.

 

Fatalité, providence et liberté

Dénouements pessimistes, horribles parfois, mais pas tragiques :

• Car le conflit tragique oppose toujours l'homme à une fatalité, principe moral ou religieux supérieur, rétabli par la justice éternelle lorsque le héros succombe ; dans le tragique, le héros manifeste sa grandeur en acceptant de lutter le plus loin possible contre son destin, il se confronte à lui en signant sa perte, mais finalement, malgré le châtiment ou la mort, le héros se réconcilie avec la loi morale et la justice éternelle. De cette réconciliation résulte une impression d'élévation de l'âme transfigurée (purgée des passions) : rien de tel chez Hugo, au contraire, les passions restent intactes (l'amour, l'ambition de Cromwell, la volonté de puissance de Marie Tudor) ; la pitié et la terreur cèdent la place, dans le théâtre de Hugo, à la compassion et la révolte, qui démantèlent le mythe pour relancer l'histoire.

Northrop Frye a montré comment l'évolution de la tragédie l'a conduite vers l'ironie, c'est-à-dire la prise de conscience de l'évitabilité de ce qu'on croit fatal (la résistible ascension, comme dirait Brecht) : l'instance tragique prend alors une forme humaine ou sociale ; ainsi, chez Hugo, la fatalité anonyme prend la forme de tel ou tel puissant, Don Ruy par exemple, qui incarne non pas des valeurs éternelles, mais celle d'une classe particulière, historiquement datée.

Au "cela doit être ainsi" succède un "en tout cas c'est comme ça" mis en évidence chez Hugo par les apartés, très nbx ds Cromwell, et notamment dans Mille Francs de récompense, qui historicisent les situations, et orientent le théâtre de Hugo vers un théâtre épique, où le spectateur ne se dit plus

 

"Oui, cela, je l'ai éprouvé, mais aussi. — C'est ainsi que je suis. — C'est chose bien naturelle.— Il en sera toujours ainsi. — La douleur de cet être me bouleverse parce qu'il n'y a pas d'issue pour lui. — C'est là du grand art : tout se comprend tout seul. — Je pleure ave celui qui pleure, je ris avec celui qui rit."

 

mais

 

"Je n'aurais jamais imaginé une chose pareille. — On n'a pas le droit d'agir ainsi. — Voilà qui est insolite, c'est à n'en pas croire ses yeux. — Il faut que cela cesse. — La douleur de cet être me bouleverse parce qu'il y aurait tout de mêm une issue pour lui. — C'est là du grand art : rien ne se comprend tout seul. — Je ris de celui qui pleure, je pleure sur celui qui rit."

 

• Il en va de même pour l'envers de la Fatalité, la Providence. Apparences de Providence : Simon Renard, Glapieu, mais il s'agit de providences humaines (donc pas une transcendance), comme Gavroche est une providence en guenille pour ses frères.

La critique de la notion de providence devient nettement plus radicale dans le théâtre de l'exil, comme en témoigne cet extrait de Mille Francs de récompense : nous sommes à l'acte I, scène 4 ; Etiennette, aux abois devant l'arrivée des huissiers qui viennent saisir le mobilier, voit arriver Rousseline, qu'elle espère son sauveur, et lui dit :

 

"Ah ! c'est la providence qui vous envoie !"

 

En aparté pour le spectateur, Glapieu commente :

 

"Voyons ça, la providence. — J'ai toujours été curieux de voir la figure de cette dame-là."

 

• Dans les schémas actantiels qu'elle propose, Anne Ubersfeld met le plus souvent en position de Destinateur le couple Fatalité et Providence, figure à 2 têtes de la transcendance.

Les deux sont effectivement très présents dans le discours des personnages :

La fatalité tout d'abord :

* Hernani se dit "agent aveugle et sourd de mystères funèbres" ; "Nommez-moi Hernani ! Nommez-moi Hernani ! / Avec ce nom fatal je n'en ai pas fini !"

* Ruy Blas se sent poursuivi par une espèce de "fatalité sociologique"; mais le déterminisme sociologique n'est pas le résultat d'une transcendance

* de manière générale, ce sont quasiment tous les personnages, surtout dans le théâtre de la période romantique, qui se sentent persécutés par une fatalité

La providence ensuite : nombreuses sont les occurrences où le personnage voit dans un retournement de fortune avantageux le signe d'une intervention divine en sa faveur ; dans la rencontre amoureuse, le héros voit souvent la femme comme un ange envoyé du ciel pour le sortir de son malheur.

Mais, Anne Ubersfeld le montre ensuite, la structure des oeuvres congédie en fin de compte tant la fatalité que la providence ; c'est au théâtre, dit-elle, davantage que dans la poésie lyrique, que se manifeste le discours athée de Hugo ; il passe par le motif récurrent de la prière ironiquement adressée à un Dieu absent, par l'absence de véritables pères dignes de ce nom, par le caractère scandaleux ou aléatoire des dénouements.

En réalité, c'est toujours un choix opéré par un des personnages, ou bien une raison historique objective, qui explique le dénouement.

Le dénouement est le résultat d'un choix: ainsi, dans Hernani, où le thème de la fatalité est si accentué, Don Ruy, après tout, pourrait parfaitement faire le choix inverse, ne pas exiger d'Hernani le respect de son serment. En miroir, Hernani pourrait parfaitement ne pas respecter son serment ; en principe d'ailleurs, on ne peut faire promesse que de ce qu'on pourrait ne pas tenir ; la parole donnée d'Hernani est une parole donnée à des morts, son geste est-il moral, qui ne sauvera aucun vivant ? Doña Sol formule d'ailleurs cette liberté d'Hernani :

 

"Vous n'êtes pas à lui, mais à moi. Que m'importe

Tous vos autres serments !"

"[…] Non, non ; rien ne te lie ;

Cela ne se peut pas ! crime, attentat, folie !"

 

A l'inverse, le choix que fait Charles-Quint de la clémence souligne par contraste que Don Ruy et Hernani se laissent volontairement, l'un par mauvaise foi (jalousie), l'autre par un fatalisme superstitieux, entrainer dans le sacrifice pour l'un, la damnation pour l'autre. Mais il n'y a là, contrairement à ce qui se passe dans la fatalité tragique, aucun rétablissement d'un ordre supérieur. La légitimité est maintenant incarnée par Charles-Quint, qui ne croit plus à ce vieux code d'honneur. La mort des amants, contrairement à celle de Roméo et Juliette qui réconcilie la cité, ne sert à personne, elle n'a aucune valeur morale.

Choix encore, le dénouement de Ruy Blas ; l'assassinat de Salluste (remake de Quasimodo et Frollo), acte de libération (cf. le "lâche-le" des gosses à la projection du Bossu de Notre-Dame) : le CT fait véritablement événement, pas prévisible du tout par le spectateur cette fois-ci. Vraie affirmation d'une liberté par laquelle RB devient véritablement sujet (et assume son nom).

En fait, dans le théâtre de Hugo, les notions de fatalité et de providence sont intériorisées par les personnages, qui se plaignent d'être d'avance condamnés par la première (jeunes premiers, Hernani, Didier) ou implorent la seconde. Mais en réalité, c'est leur liberté, assumée ou non, qui détermine le dénouement.

Le fait même que Hugo hésite pour ses dénouements, accepte de les changer, allant jusqu'à substituer Fabiani à Gilbert, témoigne de cette croyance, au-delà de son pessimisme foncier, en l'ouverture des possibles.

 

Les véritables "événements"

L'événement historique

Mais cette ouverture ne peut pas aller jusqu'à la représentation pleine d'une révolution populaire réussie. Hugo ne peut pas faire advenir par la fiction un avénement du peuple qui ne correspond pas à la réalité historique contemporaine dont il parle dans son drame, où le passé, comme on sait, sert aussi à figurer le présent. D'où la victoire nécessaire de A sur B.

Mais il peut figurer l'événement historique réel, tel qu'il s'est effectivement produit dans le passé, l'événement avéré. C'est le cas du renoncement au trône de Cromwell, et de l'accession à l'Empire de Don Carlos.

Cromwell

Dans la Préface de Cromwell, Hugo est fasciné par le destin du grand homme anglais ; de l'épisode qui va lui servir pour son drame, Hugo retient le

 

"dénouement étrange. C'est ce jour-là même, devant le peuple, la milice, les communes, dans cette grande salle de Wetsminster, sur cette estrade dont il comptait descendre roi, que, subitement, comme en sursaut, il semble se réveiller à l'aspect de la couronne, demande s'il rêve, ce que veut dire cette cérémonie, et dans un discours qui dure trois heures refuse la dignité royale […] L'heure décisive, la grande péripétie de la vie de Cromwell, c'est le moment où sa chimère lui échappe, où le présent lui tue l'avenir, où, pour employer une vulgarité énergique, sa destinée rate."

 

On repère dans ce commentaire la superposition du lexique de l'événement (subitement, sursaut, heure décisive, moment) et de celui du théâtre (dénouement, estrade, péripétie), qui fait équivaloir le coup d'état à un coup de théâtre. Or dans Cromwell, le véritable coup de théâtre est précisément qu'il n'y a pas de coup d'état. L'évènement est précisément l'absence de l'événement annoncé, ce qui n'est finalement pas étonnant, puisque par définition l'événement est ce qui ne pouvait être envisagé dans la situation.

En fait, ce refus de la couronne n'est qu'en apparence un événement imprévisible : on a vu Cromwell hésiter, écouter les mises en garde, surprendre lui-même le complot des royalistes. Comme dans les cas évoqués tout à l'heure, il s'agit d'un CT intégral (retournement de situation + surprise) pour les personnages médusés, mais il ne s'agit que d'un demi-CT pour le spectateur, qui de plus sait très bien d'avance que le personnage historique Cromwell a refusé le trône (on est dans la même position que le public de Corneille, pour qui la clémence d'Auguste est un lieu commun de l'histoire et de la pensée politique). Le public jouit plutôt ici de voir la surprise qu'éprouvent les conjurés.

Par cet événement paradoxal, Cromwell est en réalité fidèle à l'événement précédent : le régicide (il suit ainsi la position des conjurés puritains). Son discours est le processus de vérité qui fait advenir cet événement. Son refus de la couronne est rupture permanente, il obéit à l'injonction du "continuer" dont parle Badiou.

Mais qu'il s'agisse de Cromwell, d'Hernani, ou du retour de Barberousse dans Les Burgraves, le seul avénement-événement que Hugo peut montrer est celui du puissant. Faut-il en conclure qu'un coup de théâtre jamais n'abolira le pouvoir?

 

L'événement amoureux

Pour répondre à cette question je reviens un instant à Badiou ; ce dernier trouve à sa théorie de l'événement 4 champs d'application qu'il appelle des "conditions" : la politique et l'histoire (l'événement historique), la science (la découverte d'une nouvelle théorie qui remplace les précédentes), l'art (il y a des révolutions artistiques), et l'amour (la rencontre amoureuse).

A la place de la fidélité à l'événement impossible "Révolution", ou "accession du peuple au pouvoir", ce que Hugo peut représenter, c'est la fidélité à l'événement "rencontre amoureuse". Là, qqch change, en pensée et en pratique : la Reine tutoie Ruy Blas et l'appelle par son nom, Doña Sol, fidèle à son proscrit refuse les situations que veulent lui faire Don Carlos et Don Ruy, et mourra avec Hernani plutôt que d'être séparée de lui ou à un autre, Didier pardonne à Marion. Hugo opère un traitement positif de la passion ; il y a certes encore des passions dévastatrices, comme la jalousie de Don Ruy, l'appétit de pouvoir de Lucrèce et Marie Tudor, ou la vengeance de Salluste ; mais aussi une passion qui, si elle n'est pas salvatrice, puisqu'elle n'empêche pas la mort, et ne peut souvent s'exprimer qu'à la condition de la mort, au moins n'est pas réduite par le dénouement, et guide une éthique de la vérité. Cette fidélité-là est la figure de l'autre, encore impossible tant que l'événement politique n'est pas reconnu comme tel par un processus de vérité. Ce que montrent les coups de théâtre des dénouements hugoliens, c'est qu'il n'y a pour l'instant de Sujets populaires que de l'amour, pas encore de l'Histoire, mais presque.

 

 

Bibliographie

Alain Badiou, L'Ethique, Hatier, "Optiques", 1993.

Christian Biet, La Tragédie, Armand Colin, "Cursus", 1997.

Bertolt Brecht, Ecrits sur le théâtre I, traduction de Jean Tailleur, Guy Delfel, Béatrice Perregaux et Jean Jourdheuil, L'Arche, 1972.

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Franck Laurent et Michel Vienes, Le Drame romantique, Hatier, "Profil",

Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Editions sociales, 1980.

Jacques Schérer, La Dramaturgie classique en France, Nizet, 1981.

Jacques Schérer, Monique Borie, Martine de Rougemont, Esthétique théâtrale, SEDES, 1982.

Peter Szondi, Théorie du drame moderne, L'Age d'Homme, Lausanne, 1983.

Peter Szondi, "Tableau et coup de théâtre", Poétique, n°9, 1972.

Jean-Marie Thomasseau, Drame et tragédie, Hachette, 1995.

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Anne Ubersfeld, Le Drame romantique, Belin, "Lettres Sup", 1993.