Sylvie Jeanneret : «Dire, c'est faire» : la parole dans l'oeuvre romanesque de Victor Hugo

Communication au Groupe Hugo du 20 novembre 1999
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Partie I du travail : pour une définition de la parole

I. Une conception rhétorique de la parole : l'actio

- Préfaces à l'oeuvre (poésie, théâtre)

- Textes critiques (Littérature et philosophie mêlées)

- La voix de l'exilé : le droit à la parole (Actes et paroles)

II. Une conception philosophique de la parole : dire la vérité

- Préfaces à l'oeuvre (poésie, théâtre)

- L'éloquence chez Mme de Staël

III. Le roman dramatique

 

En brève présentation, je signalerai que cet exposé est une présentation de mon projet de thèse sur la parole dans l'oeuvre romanesque de Victor Hugo. Le projet se compose de deux parties, une définition de la parole à partir de l'oeuvre critique (textes politiques et métatextes, préfaces), suivie de l'étude de la parole dans les romans; cette deuxième partie, qui représentera l'essentiel du travail, n'est encore qu'à l'état de prises de notes. Dans l'exposé d'aujourd'hui, je présenterai une introduction d'ordre général à mon sujet, des éléments de la partie I et une ouverture sur l'oeuvre romanesque.

 

Homme de parole / homme de la parole

"Je suis un homme de parole(s)" : Hugo pourrait s'exprimer ainsi, tout en jouant sur l'interprétation double de cette assertion. A la fois homme de parole, et homme de la parole.

"L'homme de parole": en tant que théoricien, Hugo développe une conception de la parole héritée de la rhétorique antique: c'est le terme d'"actio", transposé en "action" dans le langage hugolien, qui définit son usage de la parole. La dimension rhétorique d'une parole envisagée comme actio paraît surprenante chez un Romantique hostile à la rhétorique antique et aux règles classiques. On connaît le vers célèbre : "Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe !" L'actio - confondue avec l'action, ou l'acte - survit à la remise en cause hugolienne; d'ailleurs, le théoricien, celui des métatextes, est un adepte de l'éloquence antique (Cicéron, Démosthène). A la suite de la réflexion théorique, l'expérience politique s'avère essentielle pour saisir le concept de parole chez Hugo, qu'elle soit oratoire ou poétique. Le politicien, c'est le portrait d'un homme de parole, d'une voix, celle de l'"accusateur public", de l'exilé, du "guide échoué". L'acte est au centre de l'oeuvre hugolien : la parole est avant tout mouvement, action sur l'autre, et détermine le rapport auteur/lecteur. "Ecrire c'est faire; l'écrivain commet une action", dit Hugo dans "Les traducteurs", un texte des années 1863-64. Hugo croit en la faculté de communication de son écriture, pensée à la manière de l'orateur politique ou du dramaturge. La parole agit sur l'autre : cette conception est développée à maintes reprises, dans les préfaces, les textes critiques ou les écrits politiques réunis dans Actes et paroles.

 

En deuxième instance, Hugo défend une conception philosophique de la parole. L'écrivain est un homme de parole, en qui l'on peut croire : il existe un devoir à suivre, un engagement en faveur d'une écriture destinée à un public déterminé, le peuple. Sérieux de l'écriture. L'écrivain est conscient de communiquer avec d'autres (auditeur, lecteur). Il ne s'agit donc pas de soutenir une écriture à thèse, mais de s'engager à faire découvrir au lecteur une certaine vision du monde. Les plaidoyers (Le dernier jour d'un condamné, Claude Gueux), de même que les écrits politiques (Napoléon le petit) sont des cas à part. Ici nous n'aborderons qu'au détour l'aspect politique de l'écriture hugolienne pour nous intéresser à l'acte de communication que représente la prise de parole, soit par les personnages, soit par l'auteur, dans l'oeuvre romanesque. La position de l'homme de parole, c'est celle du politicien, du théoricien, et également, dans l'oeuvre, celle du héros. Pas du personnage, mais bien du héros-protagoniste. Le héros, ou l'homme de parole, qui parle peu, voire très peu, et qui risque sa parole comme sa vie.

 

La première partie du travail, centrée sur les textes critiques, les préfaces de l'oeuvre et les écrits politiques, cherche à dégager une définition de la parole, d'une part rhétorique et d'autre part philosophique. Dans la suite du travail, j'aborderai la parole dans l'oeuvre romanesque selon deux angles d'approche :

- le rapport entretenu par les personnages à la parole.

- la fonction de la parole dans la mise en narration.

Les oeuvres critiques se distinguent de l'oeuvre romanesque dans le sens où celle-ci est une matière bien plus subtile en ce qui concerne l'usage des différentes paroles ; les voix dans le roman sont soumise au dialogisme, en terme bakhtinien, voix des personnages et du narrateur se superposent et s'opposent. D'où la nécessité d'aborder en premier lieu les métatextes hugoliens, puis d'étudier le roman en tenant compte de son aspect polyphonique.

 

De façon quelque peu schématique, nous pouvons définir la parole, par rapport aux personnages, comme suit : il s'agit, soit de "l'homme de parole" - du héros, soit de "l'homme de la parole" - du bonimenteur.

L'auteur, lui, est en retrait. A distance. Il est double, ambigu, et c'est à la fois "l'homme de parole" et "l'homme de la parole". Shakespeare, Mirabeau sont des hommes de la parole. Démesure, flot, tempête, avalanche de mots, dévastation, le langage hugolien connaît la folie du déchaînement. Hugo se révèle aussi bien poète, faiseur de mots et d'images, orateur pris par l'improvisation, et romancier fasciné par le mensonge et la mystification. Dans les romans, l'homme de la parole est figuré par le bonimenteur, soit par le bavard, soit par l'éloquent.

Le manipulateur qui utilise la parole comme arme, c'est le méchant Habibrah, le général Biassou, Thénardier, ou encore Lantenac.

Entre deux, à la fois victimes et maîtres de leur parole trop abondante, le poète Gringoire, M. Gillenormand, Mess Lethierry, Ursus, et le narrateur lui-même.Au-delà de ces hommes de la parole se dessine le personnage-héros, qui croit en la sincérité de son langage mais qui l'utilise avec parcimonie, par défiance d'une parole-mensonge. Du côté du héros, on trouve Ordener Guldenlew, le capitaine Léopold d'Auverney, Quasimodo, Jean Valjean, Gilliatt, Gwynplaine, Gauvain.

 

Second critère pour définir la présence de la parole dans le roman, les présences de l'oral ou de l'écrit. En effet, la parole s'articule selon deux axes:

- la parole orale, représentée par le discours ou le monologue, et figurée par le personnage du bonimenteur, de l'acteur ou du mystificateur.

- la parole écrite, qui recouvre à la fois une parole sacrée, et une écriture envisagée comme signe ; objet de sacralisation dans bien des cas, l'écrit se révèle une instance salvatrice. Par exemple, le parchemin enfermé dans la cassette de fer dans Han d'Islande, la bouteille à la mer dans L'Homme qui rit, la lettre signée par Fantine, celle que d'Auvernier refuse d'écrire, contre sa vie, dans Bug Jargal. La parole sacrée, ce sont les lettres précieusement gardées par Esmeralda sur son coeur, ou encore les paroles d'Ebenezer à Déruchette. Il s'agit d'un langage du coeur qui s'oppose à l'éloquence vide du bonimenteur-manipulateur.

L'écrit, c'est également la parole du droit, celle qui légitimise une action ; par exemple, la liste des Lords dans l'Homme qui rit, ou le papier signé par le Comité public qui donne un droit absolu de mort à Cimourdain. L'écrit a tout pouvoir et tient lieu de vérité. D'où les abus, de la part des personnages comme de l'auteur.

Ce sont ces deux axes autour desquels la parole s'organise dans le roman hugolien, que mon travail examinera dans les détails; homme de parole/homme de la parole, oral/écrit.

 

"Ecrire c'est faire": les romans hugoliens imposent une parole d'une énergie inouïe, vibrante, qui touche le lecteur : c'est une parole en action, en mouvement, conviction défendue par Hugo dans ses nombreux textes critiques. Hugo croit en la parole. Il croit en sa faculté de communication, de transmission et de transformation. Mais sans se faire guère d'illusions. La parole orale, celle du discours, objet de fascination quasi maladive par l'écrivain, est cependant soumise à l'échec : le discours politique pour Hugo, de même la harangue du personnage, destinés à émouvoir, sont toujours liés à un échec. Si la parole orale échoue et ne parvient pas à son but, la parole écrite, elle, permet à l'écrivain de se sauver lui-même. L'écriture, c'est l'acte salvateur. Le roman devient un lieu où s'affrontent des paroles, comme au théâtre, et c'est sans doute pour cette raison que Hugo parle de "roman dramatique". Ecrire un roman, c'est tout risquer, et si le héros hugolien meurt à chaque fois, il renaît sans cesse de ses cendres, sous une autre forme, comme le phoenix, ou comme le romancier. Un éloge au mouvement qui donne lieu à la renaissance. Pour que la parole agisse, il faut l'écrire, la fixer, pour qu'elle meure et, une fois morte, qu'elle nous apporte la vie, à l'écrivain comme au lecteur.

Victor Hugo pressent et expérimente, bien avant la révolution linguistique, le pouvoir de la parole.

 

I. Une conception rhétorique de la parole : l'actio

Préfaces à l'oeuvre (poésie, théâtre)

Victor Hugo, au nom du Romantisme et du changement, s'est opposé à la rhétorique classique, telle que représentée par les préceptes de l'Académie. De même pour les trois unités au théâtre. Des textes célèbres illustrent cette position, comme le poème "Réponse à un acte d'accusation", tiré des Contemplations, ou la Préface de Cromwell.

Citons, pour mémoire, quelques vers de "Réponse à un acte d'accusation":

 

[…] J'ai foulé le bon goût et l'ancien vers françois

Sous mes pieds, et, hideux, j'ai dit à l'ombre : Sois !

Et l'ombre fut. - Voilà votre réquisitoire.

Langue, tragédie, art, dogmes, conservatoire,

Toute cette clarté s'est éteinte, et je suis

Le responsable, et j'ai vidé l'urne des nuits.

[…] Je fis souffler un vent révolutionnaire.

Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.

Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier !

Je fis une tempête au fond de l'encrier. […]

 

Malgré cette prise de position théorique anti-classicisante, Hugo dépend, tant dans son écriture que dans ses discours politiques, de l'enseignement de la rhétorique ancienne; au nom de sa propre poétique, il revendique le concept de l'actio, l'une des phases de la rhétorique ancienne. Actio qui est d'ailleurs confondue avec action, ou acte. Hugo privilégie la partie que la rhétorique antique nommait l'éloquence. Parmi les nombreux passages des oeuvres critiques et des préfaces que nous citons comme exemples, deux figures sont emblématiques de la prédilection hugolienne pour une parole envisagée comme une action sur l'auditeur : Mirabeau, qui deviendra le grand modèle du romantisme, et Démosthène, orateur athénien du IVe siècle av. J.C. - Hugo consacre à chacun une étude spécifique. En associant parole et action, Hugo suit une perception de la rhétorique particulière au mouvement romantique, tel qu'il est défini par Mme de Staël; dans son oeuvre, je pense surtout au texte De la littérature, Mme de Staël revendique une parole dont le statut se définit avant tout en rapport à l'actio de la rhétorique. Nous verrons combien Victor Hugo, qui a lu l'oeuvre de Mme de Staël, se rapproche de cette conception.

 

Dans les préfaces, Hugo défend, dès ses premières publications, le caractère d'action de la parole poétique ou théâtrale. Dans les Odes et Ballades, dont les nombreuses préfaces argumentent davantage en faveur de la fusion des genres, ce sont les épigraphes qui évoquent le rôle accordé à la parole et à son effet sur le lecteur, d'ailleurs confondu avec un auditeur:

 

"Quelque chose me presse d'élever la voix, et d'appeler mon siècle en jugement." (F. de la Mennais)

"Ecoutez; je vais vous dire des choses du coeur." (Hafiz)

 

Avec ces deux citations, le poète insiste sur l'urgence de sa parole, ainsi que sur sa nécessité. Dans chacune d'entre elles, il s'agit de parler, de "dire" et d'"élever la voix", de faire acte de la parole. Comme s'il y avait superposition de la parole orale et de la parole écrite. La parole est conçue comme un acte, et non comme une parole passive : l'écriture ne détourne pas le caractère d'actio de la parole orale. On retrouve cette insistance sur l'acte de la parole dans les dernières phrases de la préface aux Châtiments.

 

La toute-puissance du mal n'a jamais abouti qu'à des efforts inutiles. La pensée échappe toujours à qui tente de l'étouffer. Elle se fait insaisissable à la compression ; elle se réfugie d'une forme dans l'autre. Le flambeau rayonne; si on l'éteint, si on l'engloutit dans les ténèbres, le flambeau devient une voix, et l'on ne fait pas la nuit sur la parole; si l'on met un bâillon à la bouche qui parle, la parole se change en lumière et l'on ne bâillonne pas la lumière.

 

On mesure, par comparaison entre les épigraphes des Odes et Ballades et la préface des Châtiments, les libertés que prend Hugo dans les années de l'exil par comparaison avec la poésie de ses débuts, en particulier lorsqu'il insiste sur l'aspect rebelle de la voix poétique; sans cesse en mouvement, en métamorphose également (la voix devient lumière), la parole échappe à toute censure pour dire la vérité. Hugo s'est démarqué de la conception romantique de la parole - le langage du coeur - pour en faire un acte d'une tout autre portée, qui a sa propre autonomie et dont l'existence équivaut à la lumière elle-même. Autant dire au soleil, à l'essence de la vie.

Si la parole, en tant qu'action, est évoquée dans cette préface datée de l'exil, le poète aborde moins cet aspect dans les oeuvres antérieures, encore dépendantes d'une esthétique romantique. Dans les préfaces des Odes et Ballades ou des Voix intérieures - que je citerai plus loin -, l'enjeu poursuit davantage la défense d'une poétique, déjà proclamée dans la préface de Cromwell, celle de la fusion des genres, déterminante en ce sens qu'elle conduit au roman dramatique.

 

Par contre, les préfaces à l'oeuvre théâtrale revendiquent une position plus engagée de Victor Hugo sur les plans politique et littéraire ; sa lutte contre la censure qui va condamner quasiment la totalité de sa production dramatique, le mène à prendre systématiquement position contre le pouvoir en place.

Sa principale préoccupation n'est pas alors de défendre une esthétique, mais de permettre à son oeuvre d'avoir une existence, c'est-à-dire d'être jouée. La liberté de l'art présuppose celle de l'auteur, Hugo ne fera jamais de concessions à ce sujet. Il s'agit d'une problématique extra-littéraire, même si Hugo l'aborde à l'occasion de ses préfaces, sorte de discours direct adressé au public.

Dans les paratextes, le poète s'est toujours défendu de ne pas écrire de littérature qui soit politisée (Marion de Lorme, 1831); son oeuvre peut être perçue comme un acte qui puisse avoir de l'influence sur les individus, dans le sens d'une communication entre l'auteur et le destinataire. Cet aspect, que l'on pourrait qualifier de philosophique, voire de moraliste, tient une place importante dans les textes métalittéraires de Hugo, et sera examiné dans le deuxième volet de notre introduction. Dans la préface au drame Marion de Lorme, littérature et politique sont soigneusement distinguées :

 

C'est quelque chose, c'est beaucoup, c'est tout pour les hommes d'art, dans ce moment de préoccupations politiques, qu'une affaire littéraire soit prise littérairement.

 

Hugo rappelle, à l'occasion de cette préface, la censure qui interdit de jouer Marion de Lorme en 1829 et en 1830, sur l'ordre de Charles X. Mais il s'agit avant tout d'éviter toute méprise sur l'interprétation de sa pièce. Si le théâtre doit jouer un rôle dans la vie publique, c'est par son message interne, et non par allusions politiques.

 

Le théâtre, maintenant, peut ébranler les multitudes et les remuer dans leurs dernières profondeurs. Autrefois, le peuple, c'était une épaisse muraille sur laquelle l'art ne peignait qu'une fresque.

 

La préface à Lucrèce Borgia apporte plusieurs éléments concernant l'action de la parole: dans un premier temps, Hugo réaffirme sa conviction de s'opposer à la censure, et ceci en termes d'"acte":

 

C'était à lui de prouver que l'art et la liberté peuvent repousser en une nuit sous le pied maladroit qui les écrase. Aussi compte-t-il bien mener de front désormais la lutte politique, tant que besoin sera, et l'oeuvre littéraire. On peut faire en même temps son devoir et sa tâche. L'un ne nuit pas à l'autre. L'homme a deux mains.

 

Association entre la main qui écrit et la main qui agit : les deux font partie d'un même mouvement de lutte contre la censure. Malgré la prudence des affirmations des préfaces des années précédentes, on assiste ici à une déclaration de guerre contre un certain pouvoir politique qui abuse de ses prérogatives. L'oeuvre de Hugo doit agir, et son action sera dirigée contre l'acte de censure. C'est une réponse qui se veut un acte.

Cette préface, explicitement militante, établit une comparaison osée entre la tribune et le théâtre:

 

Il est un tout autre ordre d'idées, non moins hautes selon lui, qu'il voudrait avoir le loisir de remuer et d'approfondir à l'occasion de cette pièce de Lucrèce Borgia. [...] Le théâtre est une tribune. Le théâtre est une chaire. Le théâtre parle fort et parle haut. Lorsque Corneille dit: Pour être plus qu'un roi tu te crois quelque chose, Corneille c'est Mirabeau. Quand Shakespeare dit : To die, to sleep, Shakespeare, c'est Bossuet.

 

Paroles révélatrices : le dramaturge est équivalent à l'orateur, dans sa recherche d'atteindre le public. Si Hugo associe au dramaturge français le grand orateur de la Révolution, à Shakespeare correspond Bossuet, grand orateur claissique; à la différence de Mirabeau, Bossuet est un prédicateur, et parle au nom de Dieu. Ce que Hugo revendiue à maintes reprises, en particulier dans sa poésie : sa voix est celle d'un prophète inspiré de Dieu. Le rapport d'équivalence dramaturge/orateur est à la base de la conception hugolienne de l'actio; plus haut, il est dit : "A ses yeux, il y a beaucoup de questions sociales dans les questions littéraires, et toute oeuvre est une action."

Soulignons peut-être l'aspect suivant : Hugo ne s'attarde pas, dans cette préface, sur le côté esthétique de son oeuvre. Il ne s'attarde d'ailleurs que rarement sur cet aspect, préférant insister et mettre l'accent sur des aspects non esthétiques, comme les question sociales, et sur l'effet que peut avoir le théâtre sur la conscience humaine. Le texte comme une action, avec ses effets sur le public : c'est là que réside l'enjeu de ses pièces. Et cet enjeu peut se concrétiser grâce au recours à la parole, qui permet la transmission entre les êtres. S'il s'agit d'un enjeu inhérent au mouvement romantique, fasciné par le "langage du coeur", il prend chez Hugo une dimension existentielle (Hugo expérimente le pouvoir de la parole dans son écriture et dans ses actes), et quasi démesurée (cf. Shakespeare modèle du drame, défenseur du grand, du vrai et adepte d'une parole océan que Hugo fera sienne dans les oeuvres de l'exil). Le texte préfacier devient pour lui l'occasion de faire comprendre son but dramatique : non pas une recherche esthétique, mais sociale, au sens de rencontre avec l'autre. Cette volonté d'expliciter son oeuvre prédomine dans chacune de ses préfaces: cette volonté même apparaît comme l'indice révélateur de l'action privilégiée par Hugo. Il y a chez lui le désir de faire, d'agir, au sens le plus fort du terme.

 

[...] mais pour être complet, il faut qu'il [le drame] ait aussi la volonté d'enseigner, en même temps qu'il a la volonté de plaire. (préface à Angelo, p. 1190)

 

"Volonté" : terme qui définit parfaitement l'écriture hugolienne, qui se veut action, mouvement, et qui cherche à convaincre, comme le fait l'orateur politique.

 

L'action renvoie, également, aux trois unités classiques. La position de Hugo, comme celle des Romantiques (Stendhal, Musset), est trop connue pour que j'y revienne. Il est néanmoins symptômatique de la démarche esthétique hugolienne d'avoir conservé l'action parmi ces trois règles. L'action hugolienne ne recouvre pas l'action comprise dans les trois unités classiques; dans le lexique hugolien, l'action au théâtre se définit par l'emploi de la parole. La véritable action, selon le dramatuge, réside dans ce qu'il nomme la "parole fixée", soit le style. Dans une note ajoutée à la préface de Ruy Blas, Hugo approfondit ce qu'il appelle les caractéristiques du genre théâtral, que sont l'action, les passions et les caractères :

 

Si l'on étudie attentivement ces trois classes de spectateurs, voici ce qu'on remarque: la foule est tellement amoureuse de l'action, qu'au besoin elle fait bon marché des caractères et des passions*.

[note de bas de page] *C'est-à-dire du style. Car si l'action peut, dans beaucoup de cas, s'exprimer par l'action même, les passions et les caractères, à très-peu d'exceptions près, ne s'expriment que par la parole. Or, la parole au théâtre, la parole fixée et non flottante, c'est le style.

 

Le souci de précision concernant le rôle de la parole au théâtre montre combien Hugo compte sur le pouvoir de la parole pour émouvoir le spectateur. Le style, au théâtre, ce n'est pas la métaphore, c'est la parole.

Dans la préface des Burgraves, Hugo ajoute ceci : "faire de cette abstraction philosophique une réalité dramatique, palpable, saisissante, utile." La parole représente une matière mouvante, que l'on modifie à son gré et qui établit un rapport immédiat avec l'autre, lecteur ou auditeur/spectateur. Hugo fonde sa poétique sur une conception dynamique de la parole, héritée de sa passion pour la parole oratoire, dont il tire ses modèles de l'Antiquité mais aussi de la Révolution.

L'action, dans les pièces de théâtre, permet de toucher directement le spectateur, et se définit précisément par l'emploi de la parole. Envisagée sous l'aspect rhétorique de l'actio, la parole fait le sujet principal de deux textes publiés dans l'oeuvre critique, Du génie et Sur Mirabeau.

 

Textes critiques (Littérature et philosophie mêlées)

Les textes réunis sous le titre Critique présentent des réflexions à la fois d'ordre philosophique et littéraire. Le caractère disparate de ces fragments ne permet guère une approche systématique soumise au critère de la parole. On peut relever la mention récurrente du terme "parole" associée à l'orateur, à Cicéron ou à Mirabeau; de même Hugo explore volontiers la parole d'un autre, sous forme de citation, pour son argumentation (exemplum) ou pour clore un article. Dans ces citations, la parole prend à maintes reprises le statut de parole sacrée : c'est la parole du père, réel (Léopold Hugo) ou symbolique (Mirabeau, Napoléon). Dans les récits romanesques également, la parole sacrée tient une place centrale dans la conduite des héros (le nom, la lettre).

Par exemple, la parole du père, citée dans un texte de quelques paragraphes, sans titre, et daté de 1820, fait office d'autorité. Hugo fils parle de "prédiction". Et c'est par des paroles tirées du Nouveau Testament que l'écrivain clôt son court texte sur l'Abbé La Mennais (1823): "A qui irons-nous ? vous avez les paroles de la vie éternelle." La figure du poète-prophète se dessine derrière cette citation, centrée sur le rôle salvateur de la parole.

 

On trouve, dans l'oeuvre critique de Hugo, un court texte, intitulé Du Génie, qui a comme sujet principal l'éloquence. Daté de 1820, ce texte propose une réflexion sur l'action considérée comme principe de création, en partant de l'éloquence, définie par Démosthène:

 

Qu'est-ce que l'éloquence ? dit Démosthènes. L'action, l'action et puis encore l'action. Mais en morale comme en physique, pour imprimer du mouvement il faut en posséder soi-même. Comment se communique-t-il ? Ceci vient de plus haut ; qu'il vous suffise que les choses se passent ainsi. Voulez-vous émouvoir, soyez ému. [...]

 

Pour agir sur l'autre, c'est-à-dire l'émouvoir, il suffit d'être ému. Hugo dérive de la conception rhétorique antique à une conviction romantique qui assimile actio et action. C'est donc la sincérité des sentiments qui peut seule mener à les exprimer. L'orateur doit jouer, feindre, créer un courant d'empathie avec le public. Il me semble que ce texte offre une réponse à la question suivante : pourquoi l'action dans l'oeuvre de Hugo? Parce qu'il faut émouvoir l'autre, créer un mouvement qui puisse conduire jusqu'à l'autre; "mouvement", "émouvoir", deux termes issus du movere latin, et privilégiés par Hugo. Le mouvement est à la base de l'éloquence : "mais en morale comme en physique, pour imprimer du mouvement il faut en posséder soi-même. [...]" Et Hugo de citer une anecdote, qui prend une signification importante en rapport à sa conception de la parole: "Quel fut le plus beau moment de l'orateur romain ? Celui où les tribuns du peuple lui interdisaient la parole. Romains, s'écria-t-il, je jure que j'ai sauvé la république ! et tout le peuple se leva, criant : Nous jurons qu'il a dit la vérité."

(Pouvoir de la parole, garante de vérité et de liberté. Position défendue par Hugo dans les métatextes, mais mise à mal dans les romans, où la parole est aussi bien l'arme du mauvais que du héros.)

Après avoir établi la spécificité de l'action, Hugo procède à une généralisation:

 

Et ce que nous venons de dire de l'éloquence, nous le dirons de tous les arts, car tous les arts ne sont que la même langue différemment parlée.

 

Hugo, à l'image des romantiques, revendique le caractère expressif de l'art. En littérature cette faculté d'expression est représentée par la parole, qui permet d'établir la communication, le contact avec l'autre. L'action, c'est d'abord être ému, puis émouvoir. Les figures des créateurs, aussi bien l'écrivain que l'orateur, obéissent à l'impératif de l'action. Il faut agir, émouvoir, grâce au pouvoir de la parole. La figure de Mirabeau prend logiquement la place de l'orateur romantique qui revisite la rhétorique antique pour revaloriser l'actio au détriment des autres parties du discours oratoire.

 

Sur Mirabeau

Dans la préface à Littérature et philosophie mêlées, datée de mars 1834, Hugo justifie la place des différents fragments de son recueil, en particulier du deuxième volume, dans lequel se trouve l'étude Sur Mirabeau (janvier 1834). Les textes sont disposés chronologiquement, l'étude sur Voltaire ouvre la série, tandis que le texte sur Mirabeau la clôt; ces deux hommes, l'écrivain et le politique, sont considérés comme les figures marquantes du XVIIIe siècle : "Voltaire, en effet, c'est le dix-huitième siècle système; Mirabeau, c'est le dix-huitième siècle action." Dans cette formule raccourcie, sous forme de définition, le terme d'action est particulièrement bien mis en valeur : il est le qualificatif de Mirabeau et de plus termine la citation.

Dans sa longue étude sur Mirabeau (sept chapitres), Hugo présente un personnage hors du commun, un orateur charismatique malgré ou grâce à sa laideur et grâce à la puissance indomptée de sa parole, un homme qui annonce la chute de l'ancien régime, un prophète à la voix nouvelle qui impose une nouvelle rhétorique : "C'est que les Mirabeaux ne sont pas prévus par les Cicérons."

Pourquoi Mirabeau ? C'est un homme d'action : Hugo nous fait le portrait d'un visage, d'une voix, d'un caractère. Tout d'abord, Mirabeau est "laid et mal bâti", "difforme de corps et de visage", caractéristiques que souligne Victor Hugo, fasciné par la laideur physique. De même qu'il est laid, Mirabeau a la voix "dure, sèche, criarde, tonnant toujours et ne parlant jamais". Il représente l'anti-orateur, celui qui ne plaît pas, qui ne séduit pas, mais qui force sa voix et son langage contre ce qui est établi et contrôlé par des règles ou des lois. Voici ce qui fascine Hugo : Mirabeau c'est "un événement qui parle"; il privilégie donc l'action dans sa parole, et le reproche qu'on a pu faire à Mirabeau, c'est qu'il était un "monstrueux bavard". Défaut de la parole-fleuve que partagent aussi bien Shakespeare que Hugo lui-même. La parole de Mirabeau, c'est la parole en mouvement. Hugo insiste sur les effets de la parole sur l'auditeur; selon lui, Mirabeau privilégie une rhétorique de l'actio : il est penseur, mais avant tout comédien. Il sait se mettre en scène comme le ferait tout grand acteur.

En choisissant la figure, quasi mythique, de Mirabeau, Hugo dévoile sa conception de l'homme politique moderne : un orateur qui privilégie l'actio (aucun commentaire n'est donné sur le contenu des discours de Mirabeau), c'est-à-dire une parole en mouvement qui s'engage pour ce qu'il appelle la vérité. Un engagement corporel, à l'image de l'énergie déployée par Hugo dans l'éloquence politique et dans l'écriture.

 

Chacun attaque la vie du corps social à sa façon. Voltaire décompose, Mirabeau écrase. Le procédé de Voltaire est en quelque sorte chimique, celui de Mirabeau est tout physique. Après Voltaire, une société est en dissolution; après Mirabeau, en poussière. Voltaire, c'est un acide ; Mirabeau, c'est une massue. (234)

 

La parole obéit au mouvement du corps et à la mouvance des sentiments ou des émotions, d'où le refus, chez Hugo, de museler la parole sauvage derrière un appareil de règles et de conventions.

Celui qui parle et qui détient le pouvoir de la parole est au centre de l'oeuvre hugolienne : cette conception de l'orateur reprend les réflexions de Mme de Staël à ce sujet, pour les développer et en faire l'une des bases essentielles d'une pensée poétique et philosophique.

Un texte, qui fonctionne comme pendant de l'étude sur Mirabeau, développe le thème de la tribune dans une perspective historique. Il s'agit du chapitre intitulé "Le parlementarisme", dans Napoléon le petit.

 

L'orateur, c'est le semeur. Il prend dans son coeur ses instincts, ses passions, ses croyances, ses souffrances, ses rêves, ses idées, et les jette à poignées au milieu des hommes. Tout cerveau lui est sillon. Un mot tombé de la tribune prend toujours racine quelque part et devient une chose. Vous dites: Ce n'est rien, c'est un homme qui parle; et vous haussez les épaules. Esprits à courte vue ! c'est un avenir qui germe; c'est un monde qui éclôt.

 

On reconnaît, dans cette citation, le rôle de transformation accordé à la parole, qui agit sur l'auditeur, même à son insu. Dans ses romans, Hugo expérimente l'effet que peut avoir la parole sur les individus, surtout à leur insu. Le mot, semence vivante, est le produit d'un organisme qui contamine un autre organisme: l'image du corps vivant permet de dégager l'essence de la parole chez Hugo: un mouvement d'un organisme qui gagne un autre organisme. Profonde intuition du rôle fondamental que jouera le corps biologique au XXe siècle et pressentiment de phénomènes qui seront analysés par Freud (le rêve, la part inconsciente du moi).

 

L'actio, c'est l'emblème de l'orateur, mais c'est un terme qui qualifie également le processus de la traduction : dans un texte écrit en parallèle avec le William Shakespeare, intitulé "les Traducteurs", Hugo définit l'activité de l'écriture dans son rapport avec l'action :

 

L'idée jaillit du cerveau : conception; l'idée se fait type : gestation; le type se fait homme : enfantement; l'homme se fait passion et action : oeuvre.

 

Dans William Shakespeare, texte qui semble être écrit d'un seul tenant, Hugo a cette formule, qui résume en quelques mots sa conception d'une écriture-action: "La strophe doit vouloir" (p. 435). L'écriture devient un organisme vivant, qui doit agir de façon immédiate, comme un fluide ou comme une parole orale le feraient. Tout est mouvement : "Marcher, courir, voler, planer, c'est la loi universelle." On se rappelle certaines expressions du poème VIII des Contemplations, intitulé "Suite", par référence au poème "Réponse à un acte d'accusation" :

 

Oui, vous tous, comprenez que les mots sont des choses.

[…] Le mot veut, ne veut pas, accourt, fée ou bacchante,

S'offre, se donne ou fuit; […]

Les mots heurtent le front comme l'eau le récit;

Ils fourmillent, ouvrant dans notre esprit pensif

Des griffes ou des mains, et quelques-uns des ailes;

[…] Il est vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu;

Car le mot, c'est le Verbe, et le Verbe, c'est Dieu.

(daté d'octobre 1854)

 

Hugo accorde au mouvement, de même qu'à la volonté un rôle décisif dans le processus de création. Sans action, pas de transformation, or l'oeuvre hugolienne doit mener le lecteur à une action, à un mouvement qui mime celui qui se trouve à l'origine de l'écriture. Engagement, de la part de l'auteur puis du lecteur.

 

Ecrire c'est faire; l'écrivain commet une action. L'idée exprimée est une responsabilité acceptée. C'est pourquoi l'écrivain est intime avec le style. Il ne livre rien au hasard. Responsabilité entraîne solidarité.

 

A la lecture de ces textes, il devient impossible de réduire la poétique hugolienne en une mission d'enseignement de type moraliste. La parole, écrite et orale, est une action en elle-même, et représente une force agissante et quasi vivante.

 

La voix de l'exilé: le droit à la parole (Actes et paroles)

Nombreux sont les discours prononcés par Victor Hugo à la tribune qui thématisent la parole: réunis sous le titre Actes et paroles, les textes et discours politiques défendent le droit à la parole des individus, en particulier pour celui qui en est démuni. Deux axes majeurs peuvent être distingués entre les "actes" publiés sous le titre "Avant l'exil" (1858-1851) et ceux publiés sous les appellations "Pendant l'exil" et "Depuis l'exil"; les "actes" d'"Avant l'exil" développent le thème de la parole comme action, tandis que les autres mettent en scène la figure de l'exilé et se battent pour imposer le droit à la parole pour tous. Citer certains de ces textes nous permet d'illustrer nos chapitres précédents sur les métatextes hugoliens par des exemples tirés de l'expérience politique de l'écrivain.

 

"Le droit et la loi" : la violence de la parole

La tribune, lieu par excellence du discours prononcé, de l'actio en terme rhétorique, représente pour Hugo l'endroit décisif pour la parole. Dans la préface de Actes et paroles, intitulée "Le droit et la loi" et datée de 1871, Hugo rappelle les différentes étapes du combat qu'il a mené contre l'injustice. La parole est considérée comme une action, à la fois action sur l'auditeur et acte d'engagement en soi.

Le chapitre VIII du "Droit et la loi" examine les composantes orale et écrite du discours, opposant l'improvisation au discours écrit, prenant comme exemples Mirabeau, Danton, Robespierre, et pour les anciens, Démosthène et Cicéron. Figures emblèmatiques de l'orateur, exemples d'un discours tempéré par l'usage de l'écrit. "Les trois quarts des harangues de Mirabeau sont des harangues écrites". Le discours hugolien, quant à lui, se définit par son caractère improvisé : les mots lui viennent naturellement à l'esprit, et s'il doit se défier de sa parole, c'est par son abondance et par sa violence. C'est ce qu'il appelle l'inconvénient de l'improvisation; la parole est un mouvement qui dépasse la raison, la mesure également, et qui se laisse aller à l'excès. Cette distinction ici soulignée par Hugo est fondamentale dans le cadre de sa réflexion sur la parole: la parole est perçue comme un mouvement, comme une entité vivante - comparée très souvent au flux de l'océan - qui échappe au contrôle de celui qui parle. "Le premier mot venu est quelquefois un projectile. De là l'excellence des discours écrits." La parole orale possède un caractère offensif qui l'apparente à une arme. De même, "elle saisit l'auditoire". Force de la parole improvisée, qui s'adresse directement à l'auditeur: comme dans ses textes critiques, c'est l'actio qui est privilégié et qui correspond à la conception du discours hugolien. Cette opposition entre paroles orale et écrite est développée par l'oeuvre romanesque: si l'écrit permet à l'auteur, de même qu'aux personnages, d'être sauvés - caractère salvateur, rédempteur de l'écrit -, la parole les entraîne au-delà d'eux-mêmes, vers les zones obscures du moi.

 

Littérature et politique

A l'occasion de certains discours, Hugo revient sur le fondement social de sa conscience politique, fondement qui soutient son combat contre les injustices. Le politicien utilise son oeuvre, dans la mesure du possible, comme justificatif de sa volonté d'agir sur la situation de la société actuelle. Je citerai quelques exemples, issus des différentes périodes de l'engagement politique hugolien. En mai 1848, lors d'une réunion électorale, Hugo réaffirme vigoureusement son soutien au peuple, en rappelant son parcours d'écrivain - il s'agit de se présenter pour l'Assemblée nationale :

 

Toute ma pensée, je pourrais la résumer en un seul mot, ce mot, le voici: haine vigoureuse de l'anarchie, tendre et profond amour du peuple. [...] J'ajoute ceci, et tout ce que j'ai écrit, et tout ce que j'ai fait dans ma vie publique est là pour le prouver, pas une page n'est sortie de ma plume depuis que j'ai l'âge d'homme, pas un mot n'est sorti de ma bouche qui ne soit d'accord avec les paroles que je prononce en ce moment.

 

Les intérêts de l'homme politique ne sont pas à dissocier de ceux de l'écrivain; mais, encore une fois, il s'agit d'une position théorique qui est ici revendiquée par Hugo et qu'il s'agit de nuancer lorsqu'on parle de l'oeuvre, en particulier des romans. D'ailleurs, Victor Hugo ne cite aucune oeuvre, si ce n'est Claude Gueux, que le statut spécifique de plaidoyer situe à part dans sa production littéraire.

 

Toutes les questions qui intéressent le bien-être du peuple, la dignité du peuple, l'éducation due au peuple, ont occupé ma vie entière. Tenez, entrez dans le premier cabinet de lecture venu, lisez quinze pages intitulées Claude Gueux, que je publiais il y a quatorze ans, en 1834, et vous y verrez ce que je suis pour le peuple, et ce que le peuple est pour moi.

 

Si cette déclaration permet à Hugo de mêler vies littéraire et politique, dans l'intérêt de son argumentation, elle met également en évidence la spécificité de Claude Gueux, explicitement qualifié de pages écrites en faveur du "bien-être du peuple". Quant aux oeuvres non-citées, il est clair qu'il est plus difficile à Hugo de les prendre comme exemples d'oeuvre écrites en faveur du peuple. Néanmoins, Hugo soutient, selon les besoins de la cause, que la littérature est liée à la politique, puisque toutes deux agissent sur le peuple. Bien entendu, cette conception doit être comprise dans son sens philosophique plutôt que politique. Hugo utilise cette argumentation lorsqu'il lui faut plaider en faveur de la liberté de l'art, de la presse, du théâtre... Par exemple, concernant le journal le Rappel, engagé dans la lutte contre la tyrannie :

 

Le journal donc, comme l'écrivain, a deux fonctions, la fonction politique, la fonction littéraire. Ces deux fonctions, au fond, n'en sont qu'une; car sans littérature pas de politique. On ne fait pas de révolutions avec du mauvais style. C'est parce qu'ils sont de grands écrivains que Juvénal assainit Rome et que Dante féconde Florence.

 

Lorsqu'il s'agit de soutenir des mouvements en faveur de la liberté de l'homme, Hugo s'empresse d'associer l'écrivain et le politicien pour valider sa parole. Ce type de stratégie sera fréquemment utilisée par l'écrivain pendant sa longue période en exil. Hugo se crée un personnage défenseur des valeurs humaines, porte-parole des opprimés et farouche opposant à tout régime dictatorial. Cet homme et cette voix hors-frontières sont incarnés par une figure, celle de l'exilé. La voix de l'exilé, qui porte par-delà l'océan, revendique pour tous le droit à la liberté, et avant cela, le droit à la parole. En 1867, par exemple, Hugo écrit une lettre demandant la grâce d'Irlandais condamnés à mort par l'Angleterre: "Prendre à cette heure la parole pour ces condamnés, c'est venir au secours de l'Irlande; c'est aussi venir au secours de l'Angleterre." Le commentaire de l'auteur, en 1875, est le suivant: "Cette parole fut entendue. Les Fénians ne furent pas exécutés."

Hugo engage sa propre parole dans un combat contre les différentes voix du pouvoir établi. Sa force, il la puise dans ce personnage de l'exilé, seul et confronté aux voix rugissantes de l'océan.

 

La voix de l'exilé : pour le droit à la parole

 

"Je ne suis, je l'ai déjà dit, que la voix de l'exil." (631)

 

Un texte, intitulé "Ce que c'est que l'exil", et daté de 1875, ouvre les pages de la partie deux d'Actes et paroles. L'occasion, pour l'écrivain-politicien, de définir l'état de celui qui a dû fuir sa patrie et de revendiquer, au nom de tous les proscrits, le droit à la parole et à la liberté. L'écrivain y réaffirme sa profonde conviction politique, le droit de liberté pour chacun; il y crée une figure, biographique à l'origine pour devenir une image de l'écrivain : l'exilé dont la voix se fait l'écho des voix étouffées ou ignorées. Le chapitre XIV de "Ce que c'est que l'exil" donne une définition de Hugo en figure de l'exil :

 

De toutes parts, nous venons de le dire et dans ce livre on le verra, les détresses s'adressaient à lui, sachant qu'il ne reculait devant aucun devoir. Les opprimés voyaient en lui l'accusateur public du crime universel. Il suffit, pour accepter cette mission, d'être une âme, et pour remplir cette fonction, d'être une voix. Une âme probe et une voix libre, il a été cela. Il entendait des appels à l'horizon, et du fond de son isolement, il y répondait. C'est là ce qu'on va lire.

 

"Accusateur public", "être une voix", "voix libre"; autant de termes pour qualifier la mission à laquelle Hugo se sent destiné. Il est l'homme libre, hors de tout, isolé, entouré d'océan; dans ce cadre se sont développés son écoute des autres et son désir d'être leur porte-parole. Le contraire d'un naufrageur; c'est un combat désintéressé pour le droit à la liberté. S'il attire les démunis et les victimes de dictatures, c'est bien par la lumière qu'il diffuse, mais cette irradiation provient du bien, non du mal. La lumière, image aux significations multiples, est d'ailleurs évoquée plus loin: "Cette lumière, c'était, nous l'avons dit, le droit; l'éternel droit." Le droit, synonyme de liberté pour Hugo, conduit sa pensée et son action politiques durant ces années d'exil. Le chapitre premier de "Ce que c'est que l'exil" ouvre sur quelques rappels socio-historiques d'une définition du droit, mêlés de considérations d'ordre philosophique : "Qui dit droit dit force. / Qu'y a-t-il donc hors du droit ? / La violence. / Il n'y a qu'une nécessité, la vérité; c'est pourquoi il n'y a qu'une force, le droit."

Conviction sur laquelle s'appuie la détemination de Hugo à écrire, au nom des autres, des paroles de revendication, puisque, comme il le résume dans une formule, "l'exil, c'est la nudité du droit". Hugo affronte ce combat à la manière d'un guerrier, c'est-à-dire dans l'action : écrire est perçu comme un geste qui s'inscrit dans un mouvement s'achevant sur la réception de ce geste par l'autre; écrire comme lire font partie d'un même mouvement. L'écriture devient un processus mis en marche et qui ne s'arrêtera plus. (Combattre pour le droit, c'est également l'enjeu, dangereux, de la parole trop engagée de Gwynplaine dans L'Homme qui rit ou de Gauvain dans Quatrevingt-treize.)

La parole, pour l'exilé, c'est également une question de pouvoir : à travers son action, l'exilé affirme son existence et maintient le contact avec les autres, ceux qui vivent au-delà de l'océan. La parole devient l'organe même du pouvoir. Hugo ne fait plus de politique que pour parler au nom d'un autre et pour un autre. En 1854, à Guernesey, il intervient en faveur d'un condamné à mort. Hugo joue sur le statut universel que lui octroie la position de l'exilé :

 

Si ma voix est entendue, [...] s'il arrive que ma parole, la parole obscure du vaincu, ait cet insigne honneur d'éveiller l'agitation salutaire d'où sortiront la peine commuée et le criminel pénitent [...]

Hommes de Guernesey, ce qui vous parle en cet instant, ce n'est pas moi, qui ne suis que l'atome emporté n'importe dans quelle nuit par le souffle de l'adversité; ce qui s'adresse à vous aujourd'hui, je viens de vous le dire, c'est la civilisation tout entière; c'est elle qui tend vers vous ses mains vénérables.

 

Ambivalence du statut d'exilé : il n'est rien (la voix obscure), et il est tout (la voix universelle). Cette ambivalence, Hugo sait la mettre en valeur, dès qu'il s'agit de défendre une cause importante. Le meilleur exemple, sa lutte contre la peine de mort, maillon essentiel de la chaîne des injustices. L'écrivain prit la plume pour soutenir les Républicains de Genève, qui s'efforçaient de supprimer la peine de mort. Dans sa lettre du 17 novembre 1862, Victor Hugo joue sur le caractère ambivalent de sa parole:

 

Je crains que vous ne vous abusiez sur l'efficacité d'une chétive parole isolée comme la mienne. Que suis-je ? que puis-je ? Voilà bien des années déjà, - cela date de 1828, - que je lutte avec les faibles forces d'un homme contre cette chose colossale, contradictoire et monstrueuse, la peine de mort [...].

 

Plus loin, il insiste sur le pouvoir d'action que possède l'écrivain sur les événements. L'écriture, envisagée en terme d'action, peut ainsi agir sur les hommes et infléchir leurs décisions. Les destinataires de la lettre surent apparemment en faire un bon usage, puisque le peuple se prononça contre le projet de constitution défendu par le parti conservateur. Dans sa réponse à l'écrivain, Monsieur A. Goyet prononce des mots qui firent sans doute écho à la conviction de Hugo : "L'immense effet de votre lettre nous honore." Hugo poursuivra son action au moyen de sa parole; s'il peut se sentir encouragé par certains succès, sa voix resta également ignorée dans de nombreux cas. Néanmoins, Hugo demeure fidèle à ses illusions, malgré de nombreux échecs. Car sa parole surnage, sans jamais se laisser noyer par les événements. La figure de l'exilé, c'est aussi la figure du naufragé, image que Hugo privilégie durant l'exil, fasciné par les marins qu'il côtoie. Le marin, héros au courage démesuré des Travailleurs de la mer, symbolise l'homme aux prises avec son destin, et devient également l'une des figures héroïques à laquelle Hugo s'identifie.

A la suite d'une lettre collective adressée à l'écrivain par des marins de l'archipel, Hugo leur dédie un texte, intitulé Aux marins de la Manche. Dans ces quelques pages, parmi les plus belles de Hugo, l'écrivain y dresse son portrait, sous les traits du "combattant du gouffre", du "naufragé", d'un homme qui s'adresse aux autres hommes depuis les profondeurs; il existe sous la forme d'une "silhouette de l'abîme debout au loin sur un rocher". Comme les marins, il affronte la tempête de l'océan, et comme écrivain, celle des hommes - le travail de Gilliatt peut d'ailleurs être interprété comme une image du travail du romancier. Hugo développe ici la comparaison:

 

Je vais vous dire ce que je suis. Je suis un de vous. Je suis un matelot, je suis un combattant du gouffre. J'ai sur moi un déchaînement d'aquilons. Je ruisselle et je grelotte, et je souris, et quelquefois comme vous je chante. Un chant amer. Je suis un guide échoué, qui ne s'est pas trompé, mais qui a sombré, à qui la boussole donne raison et à qui l'ouragan donne tort, qui a en lui la quantité de certitude que produit la catastrophe traversée, et qui a droit de parler aux pilotes avec l'autorité du naufragé.

 

"Guide échoué", "autorité du naufragé", deux métaphores d'ordre antithétique - figure caractéristique du lexique hugolien -, pour exprimer l'état de l'exilé, de celui qui a souffert en luttant pour la vérité. La position de faiblesse lui garantit la validité de son droit à la parole; à nouveau, le droit acquiert ici un caractère essentiel, ce texte se situant comme prolongement des réflexions de l'auteur sur le droit de l'exilé à la parole et à l'action. Légitimité, par Dieu et par la souffrance quasi christique infligée par les événements sur celui qui est contraint à l'exil. Cette parole, l'exilé la reçoit de Dieu, comme un droit, qui n'est en rien comparable à la parole des grands de ce monde, qui exercent une parole usurpatrice et imposée aux autres par la violence. Dans le dernier paragraphe du texte, l'écrivain développe les comparaisons exilé/marin, destinée/océan, profondeurs de l'âme/fond de l'océan. De fait, son parcours existentiel lui a fait connaître le fond des choses, et il parle en connaisseur de l'âme humaine; son écriture prend un ton prophétique pour terminer sur un appel à la lutte, éternelle, pour le droit à la vérité.

 

Les surfaces sont diverses, et les agitations sont innombrables, mais il n'y a qu'un fond, qui est Dieu. Ce fond, je le touche, moi qui vous parle. Il s'appelle la vérité et la justice. Qui tombe pour le droit tombe dans le vrai. [...] Combattons, recommençons, persévérons, avec cette pensée que la haute mer se prolonge au delà de la vue humaine, que même hors de la vie, l'immense navigation continue, et qu'un jour nous constaterons la ressemblance de l'Océan où sont les vagues avec la tombe où sont les âmes. Une vague qui pense, c'est l'âme humaine.

 

Pleine, assurée, la parole de Victor Hugo est là pour donner aux autres le droit d'être et le courage de faire.

 

II. Une conception philosophique de la parole: dire la vérité

 

Lui [l'auteur], il ne s'agenouille que devant la vérité (Littérature et philosophie, p. 48)

 

Dans ses préfaces ou dans ses textes critiques, Hugo a souvent recours à une définition d'ordre philosophique pour qualifier le rôle de la parole dans son oeuvre, ainsi que l'enjeu qui prédomine à l'acte d'écriture. "Dire la vérité" représente un leitmotiv récurrent dans son discours métatextuel; concept philosophique, moraliste également, qui perdra de son caractère univoque dans l'oeuvre romanesque pour devenir équivoque. Si le penseur philosophe et politique se perçoit comme porte-parole de la vérité, le romancier met en scène un ensemble de personnages qui sont libérés de tout présupposé philosophique. La parole est utilisée à des fins autrement complexes. Par contre, les préfaces définissent l'écrivain comme le prophète d'une vérité nouvelle. Vérité que le poète doit imposer, même s'il s'agit de faire violence au lecteur et de lui imposer une voix nouvelle : c'est Mirabeau, dont la parole brûlante heurte les auditeurs, qui est pour Hugo le modèle d'une parole révolutionnaire.

 

Le poète ne doit avoir qu'un modèle, la nature, qu'un guide, la vérité. Il ne doit pas écrire avec ce qui a été écrit, mais avec son âme et avec son coeur.

 

Dans les préfaces à la poésie, le poète défend une conception romantique de la création. "Vérité", "âme", "nature", "coeur", autant de termes issus d'un lexique romantique. La création est perçue comme un produit du coeur et des émotions.

Dans les Voix intérieures, la parole est comparée à un chant, le poète reprenant le topos romantique de la voix poétique, expression d'une musique intérieure.

 

Si le livre qu'on va lire est quelque chose, il est l'écho, bien confus et bien affaibli sans doute, mais fidèle, l'auteur le croit, de ce chant qui répond en nous au chant que nous entendons hors de nous.

 

Hugo continue en explicitant le concept de triple parole :

 

Si l'homme a sa voix, si la nature a la sienne, les évènements ont aussi la leur. L'auteur a toujours pensé que la mission du poète était de fondre dans un même groupe de chants cette triple parole qui renferme un triple enseignement, car la première s'adresse plus particulièrement au coeur, la seconde à l'âme, la troisième à l'esprit. Tres radios.

 

L'enjeu de la parole poétique vise une transformation de la société. D'où la figure du poète révolutionnaire qui se bat pour la liberté des mots. Il faut d'abord émouvoir, agir, avant d'enseigner. De nouveau, la conception philosophique développée dans les préfaces de l'oeuvre ne représente qu'une partie minime, théorique et très consciente, du rôle attribué à la parole. Une telle justification de l'écriture ne justifie en aucun cas l'oeuvre, qui se situe bien au-delà de présupposés théoriques chargés de définir la place du poète dans la société.

Les préfaces de l'oeuvre théâtrale sont beaucoup moins axées sur le rôle du dramaturge dans la société. Le combat que mène ici Victor Hugo est d'ordre esthétique: imposer le drame dans le cadre du théâtre romantique. La préface de Cromwell est tout entière vouée à ce dessein. A cette occasion, Hugo explicite l'enjeu de l'art :

 

[...] un drame enfin où le poète remplisse pleinement le but ultime de l'art, qui est d'ouvrir au spectateur un double horizon, d'illuminer à la fois l'intérieur et l'extérieur des hommes : l'extérieur, par leurs discours et leurs actions; l'intérieur, par les a parte et les monologues; de croiser, en un mot, dans le même tableau, le drame de la vie et le drame de la conscience.

 

Dans la préface des Burgraves : "Faire constamment effort vers le grand, donner aux esprits le vrai, aux âmes le beau, aux coeurs l'amour, ne jamais offrir aux multitudes un spectacle qui ne soit une idée, voilà ce que le poète doit au peuple. La comédie même, quand elle se mêle au drame, doit contenir une leçon, et avoir sa philosophie."

Dans ce discours préfacier, les termes d'action commentent le rôle de l'art ou selon Hugo, le devoir du poète : il s'agit d'"ouvrir", d'"illuminer", de "donner". L'art se définit avant tout par son pouvoir de communication, c'est dans ce sens qu'il offre un enseignement aux destinataires. Hugo est très clair à ce sujet, si l'art a un enseignement, c'est bien malgré lui, à ses dépens ; l'accent est mis sur le pouvoir que l'art peut acquérir sur le récepteur. Pouvoir ou action. D'où l'insistance de Hugo sur la vérité ; il s'agit de prendre l'écriture au sérieux, puisqu'elle est destinée à un public : le destinataire joue un rôle fondamental dans la conception hugolienne de l'écriture. Il écrit toujours pour quelqu'un d'autre. Jamais pour lui seul. C'est la conscience de créer pour communiquer qui le mène à multiplier explications et justifications sur ses oeuvres, même si en fin de compte, elles lui échappent. Dans les oeuvres de l'exil, l'appareil métatextuel diminue considérablement : Hugo laisse son oeuvre parler, en particulier ses romans, sans ressentir le besoin de clarifier sa démarche d'écrivain. C'est la polyphonie qui l'emporte. La volonté de bien faire du Hugo philosophe ne peut rien entreprendre contre le Hugo créateur de mondes imaginaires, et surtout, d'une parole-fleuve inextinguible. Depuis l'exil, Hugo est également beaucoup plus sensible au risque qu'il prend : il ne retiendra pas sa parole, il la laisse aller. Il dira :

 

Je ne peux ni ne veux rien cacher de ma pensée. Je vis et je pense à mes risques et périls, ce qui fait que par moments, j'ai l'air d'un imbécille. J'y consens. J'ai la fierté de ma bêtise.

 

Si le Hugo des débuts cherche encore à justifier son oeuvre, dès l'exil sa parole s'affirme toujours plus dans la solitude et dans la grandeur, à l'image de l'océan. Hugo laisse une entière liberté à son propre imaginaire, et les voix se multiplient: voix de fantômes, voix des morts, voix lointaines, son oeuvre est hantée par des paroles qui se déchaînent. La seule comparaison possible pour le langage des oeuvres de l'exil s'établit entre ce langage de la démesure et l'oeuvre shakespearienne, les deux oeuvres étant réunies par le comparant de l'océan. Hugo est toujours celui qui dit la vérité, mais dans un langage qui va bien au-delà de la vérité. Homme de parole et homme de la parole s'opposent, se superposent, et c'est en mon sens dans les romans que s'exprime le mieux cette ambivalence.

 

Dans le William Shakespeare, Hugo défend une poétique du grand, de la démesure. Cette position esthétique n'entre pas en contradiction, selon lui, avec la position d'ordre philosophique, voire sociale, qu'il revendique au nom de la littérature. En 1864, l'écrivain réaffirme, dans ses métatextes, sa conception d'une littérature qui soit un enseignement pour le lecteur. Il me semble possible de parler d'une dimension phatique de son message : l'essentiel est de créer un contact entre l'oeuvre et son récepteur. L'action me semble constamment prendre le pas sur une réflexion philosophique qui serait de l'ordre d'un constat. La préface du William Shakespeare met en scène un Je qui insiste sur l'acte du dire :

 

Je dis à l'Angleterre la vérité ; mais, comme terre illustre et libre, je l'admire, et comme asile, je l'aime.

 

Le livre est une action, il s'adresse au coeur et à la conscience du lecteur. S'il y a enseignement, celui-ci ne se fait qu'à partir de la volonté d'agir de l'auteur, puis de son lecteur. Un livre est un acte, et si cette dimension lui manque, il n'est alors d'aucune utilité. C'est la faculté d'action sur le monde qui fait le grand écrivain :

 

Puis sont venus les premiers livres ; sublime progrès. Le livre est plus vaste encore que ce spectacle, le monde; car au fait il ajoute l'idée. Si quelque chose est plus grand que Dieu vu dans le soleil, c'est Dieu vu dans Homère. [...] Désormais tous les progrès se feront dans l'humanité par le grossissement de la région lettrée. [...] Le livre est l'outil de cette transformation.

 

Cette faculté de transformation, c'est-à-dire d'action sur le monde, comme sur le récepteur de l'oeuvre, met à jour l'inconnu, selon le terme hugolien. La vérité, c'est aussi cela : l'obscurité, révélée dans l'art par son caractère ambivalent.

 

Voici que l'art, le grand art, est pris d'un accès de gaieté. Son problème, la matière, l'amuse. Il la formait, il la déforme. Il la combinait pour la beauté ; il s'égaye à en extraire la laideur. Il semble qu'il oublie sa reponsabilité. Il ne l'oublie pas pourtant, car subitement, derrière la grimace, la philosophie apparaît. [...] Et la poésie a deux oreilles : l'une qui écoute la vie, l'autre qui écoute la mort.

 

Le poète est celui qui entend les voix, mais surtout qui les traduit dans son propre langage. "Ecrire c'est faire", dit justement Hugo dans son texte sur les traducteurs. L'écrivain est un faiseur, un acteur, un peu magicien, et donc, par conséquent, un peu malfaisant. Ce qui est en contradiction avec le poète défenseur de la vérité et d'une morale bonne à enseigner. Contradiction entre le penseur philosophe et l'écrivant, celui qui agit. Dans les romans, cette opposition est mise en scène de manière tragique; l'homme de la parole - le héros - se situe par rapport à l'homme de parole; rapport de lutte entre frères ennemis dans bien des cas.

Citons, pour terminer, les deux premiers chapitres du livre V (Deuxième Partie), "Les esprits et les masses". Hugo évoque la situation sociale en France ; l'ancien régime renversé, il s'agit de reconstruire une société basée sur de nouvelles valeurs.

 

Maintenant, debout tous, à l'oeuvre, au travail, à la fatigue, au devoir, intelligences ! il s'agit de construire.

Ici trois questions :

Construire quoi ?

Construire où ?

Construire comment ?

Nous répondons :

Construire le peuple.

Le construire dans le progrès.

Le construire par la lumière.

 

Ce passage est géré par une parole énergique, qui tient davantage de structures orales qu'écrites. Questions et réponses s'enchaînent, comme dans un discours oral, tandis que le caractère énergique du discours est recréé par les ordres donnés dans l'exclamative. L'auteur s'adresse ici directement au lecteur : le chapitre II abonde en impératifs. Par exemple : "Nous venons de dire : la littérature sécrète de la civilisation. En doutez-vous ? Ouvrez la première statistique venue."

L'action prime dans l'écriture de Hugo, il lui faut convaincre, et ceci en imposant son discours, construit comme une harangue oratoire.

 

L'éloquence chez Mme de Staël

A la lecture des textes métalittéraires de Hugo, nous avons pu constater que l'écrivain développait une double approche de la parole, de type rhétorique et de type philosophique. Les textes des années 1820-1830 se réclament d'une conception romantique, telle qu'elle avait été défendue par Mme de Staël dans ses ouvrages De la littérature et De l'Allemagne. Ensuite, surtout à partir de l'exil, Hugo placera sa réflexion davantage sous les auspices shakespeariennes, pour libérer encore davantage la parole de ses personnages.

Le texte Du Génie, cité plus haut, a certainement été pensé et écrit sous l'influence de l'ouvrage de Mme de Staël, De la littérature: même conception de l'éloquence et de la vérité. A l'occasion d'un article sur la tragédie, écrit pour le Conservateur littéraire, Hugo cite Mme de Staël (ce bref article date de 1819, et Du génie de 1820. La proximité d'écriture de ces textes explique l'influence, lors de ces années, de Mme de Staël sur le jeune Hugo).

De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales présente les réflexions, d'ordre philosophique, de Mme de Staël sur la littérature. Cet ouvrage mêle les dimensions rhétorique et moraliste du langage, deux caractéristiques qui sont reprises dans l'oeuvre hugolienne.

L'essentiel du discours est le suivant : le langage littéraire doit parler la langue des "sentiments bons et généreux". L'écrivain, inspiré par le modèle du philosophe et de l'orateur antique, doit tendre au vrai et au bon, et déployer toute son éloquence à cet effet.

 

C'est par les progrès de la littérature qu'on peut combattre efficacement les vieux préjugés. Les gouvernements, dans les pays devenus libres, ont besoin, pour détruire les antiques erreurs, du ridicule qui en éloigne les jeunes gens, de la conviction qui en détache l'âge mûr; ils ont besoin, pour fonder de nouveaux établissements, d'exciter la curiosité, l'espérance, l'enthousiasme, les sentiments créateurs enfin, qui ont donné naissance à tout ce qui existe, à tout ce qui dure; et c'est dans l'art de parler et d'écrire que se trouvent les seuls moyens d'inspirer ces sentiments.

 

Ecrivain, orateur politique et philosophe se confondent en un seul individu - ou "actant" - qui recherche avant tout la liberté d'autrui. Le portrait du politicien idéal, et de l'écrivain idéal, chez Mme de Staël, correspond à la conception de l'orateur hugolien; il s'agit d'un homme qui sache utiliser la parole, en maîtrisant les procédés de la rhétorique. Et cet homme est gouverné par la sincérité de ses sentiments:

 

L'éloquence ayant toujours besoin du mouvement de l'âme, ne s'adresse qu'aux sentiments des hommes, et les sentiments de la multitude sont toujours pour la vertu.

 

Action et parole sont intimement liées chez le politique idéal : la sincérité sans éloquence ne produit rien et vice-versa. Cet aspect univoque sera remis en cause par Hugo, notamment dans ses romans. Le pouvoir de la parole est un procédé trop complexe pour qu'il puisse se résoudre à une simplification aussi schématique.

 

Il ne suffit pas de remuer l'âme; il faut l'éclairer; et tous les effets qui frappent seulement les yeux, les tombeaux, les supplices, les ombres, les combats, on ne peut se les permettre, que s'ils servent directement à la peinture philosophique d'un grand caractère ou d'un sentiment profond. Toutes les affections des hommes pensants tendent vers un but raisonnable. Un écrivain ne mérite de gloire véritable, que lorsqu'il fait servir l'émotion à quelques grandes vérités morales.

 

On trouve la même fascination, chez les deux écrivains, pour une parole toute puissante qui puisse agir sur l'auditeur/lecteur. User de la parole implique la manipulation. D'où l'effort entrepris par Hugo pour clarifier sa position vis-à-vis de la parole dans les métatextes; position qui est fortement nuancée dans les romans, où la parole devient un enjeu, de même qu'un jeu. Fascination pour un pouvoir, qui appartient aussi bien au mal qu'au bien. Nous verrons, dans le monde romanesque créé par l'auteur, si l'ambiguïté se résoud.

Chez Mme de Staël, l'usage de la parole est univoque, et suit la conception moraliste qu'elle s'est fixée, à la suite des philosophes antiques. Néanmoins, sa définition de l'éloquence se rapproche de la conception de la parole chez Hugo. Dans le chapitre VIII de la deuxième partie de son livre, intitulé "De l'éloquence", Mme de Staël développe son argumentation autour de deux termes, vérité et éloquence, qui jouent un rôle déterminant dans la pensée hugolienne.

 

Les pensées philosophiques vous placent naturellement à cette élévation où l'expression de la vérité devient si facile, où l'image, où la parole énergique qui peut la peindre se présentent aisément à l'esprit animé du feu le plus pur.

Cette élévation n'ôte rien à la vivacité des sentiments, à cette ardeur si nécessaire à l'éloquence, à cette ardeur qui seule lui donne un accent, une énergie irrésistibles, un caractère de domination que les hommes reconnaissent souvent malgré eux, que souvent ils contestent, mais dont ils ne peuvent jamais se défendre.

 

 

"Parole énergique", "énergie irrésistible"... autant d'expressions qui annoncent l'écriture hugolienne. De même, Hugo était conscient de l'ascendant que pouvait prendre la parole sur l'auditeur, et ce pouvoir le fascinait. Une pensée, retrouvée dans des pages isolées des manuscrits, et qui date sans doute des années 1855, exprime la soumission du récepteur à la parole de l'écrivain. Détachée de tout contexte, elle nous semble mettre en lumière le pouvoir de la parole, tel que Hugo le concevait:

 

Vouloir imposer sa pensée à autrui, sans ménagement, sans concession, sans amoindrissement, tout entière, non seulement dans le fond, mais dans la forme, dans les moindres détails de l'expression la plus capricieuse et la plus personnelle, en d'autres termes, pénétrer de vive force dans le cerveau des autres et s'y installer comme chez soi, c'est une violence véritable, une sorte de voie de fait du penseur sur les passants. Toutes les fois qu'un écrivain médiocre ou un petit esprit essaie cette violence, il fait rire. Quand c'est un grand écrivain, on résiste, on se débat, on rit aussi quelque fois, mais de rage, on s'irrite, on est furieux, mais on se soumet. On finit par courber son esprit devant un homme de génie, absolument comme on courbe la tête devant un roi.

 

La parole apparaît ici comme un acte d'autorité sur l'autre - le "on" -, qui ressemble à une intrusion forcée. On retrouve une idée chère à Victor Hugo, à savoir que la grande pensée n'est pas limitée à un certain domaine ; bien au contraire, elle envahit et viole les conventions ou les préjugés. Dans ce passage, Hugo exprime sa conception avec une certaine violence, qui caractérise également son travail d'écrivain : il lui faut s'emparer des mots et les soumettre à son écriture.

Mme de Staël défend une position philosophique sur la littérature qui aura beaucoup influencé le jeune Hugo, alors à la recherche d'une voix nouvelle, qui soit à la fois politique et littéraire. L'action revendiquée par l'éloquence, selon la vision de Mme de Staël, ainsi que l'engagement de l'écrivain dans son oeuvre, sont des principes que Hugo ne démentira jamais. Son oeuvre romanesque sera le vaste champ où seront explorées les limites de cette conception de la parole.

 

La parole, dans les textes métalittéraires de Hugo, se définit par une composante rhétorique, l'action, et par une dimension philosophique, "dire la vérité". L'oeuvre romanesque est elle-même le résultat d'un mouvement entre les différents genres pratiqués par Hugo, théâtre, roman et poésie. Le roman se nourrit des deux autres genres, en particulier du théâtre, dont il reprend l'importance accordée soit aux mises en scènes, soit à la parole - Hugo parle d'ailleurs de "roman dramatique". Par mises en scène, j'entends les scènes orchestrées à la manière d'un spectacle destiné à être vu : par exemple, les scènes de jardin (la scène de reconnaissance) ou les scènes d'adieu, autant d'endroits-clés pour la narration ; de même, les personnages sont souvent conçus comme des acteurs, qui jouent leur texte.

La parole dans le roman est illustrée par tout un réseau complexe : nombre important de monologues, signification des silences, rôle déterminant joué par les paroles écrites - papiers, lettres - et par la parole sacrée - citations bibliques, promesses, noms des personnages. Le caractère essentiel de la parole dans le roman provient également de la conception d'oeuvre totale que Hugo avait du roman : la fusion des genres est l'un des points clés de sa conception de l'oeuvre, et se trouve explicité dans diverses préfaces et textes critiques.

 

III. Le roman dramatique

L'essai William Shakespeare représente un éloge du dramaturge anglais, mais surtout une revendication et une définition du drame moderne.

Dans le chapitre intitulé "Shakespeare l'ancien" (I, IV, 1), Hugo esquisse une histoire du théâtre en partant d'Eschyle et du drame; véritable éloge qui attribue au drame le qualificatif d'immensité, "en ce qu'"il passe la mesure" et en ce qu'il peut, sans perdre la beauté, perdre la proportion" dit Hugo.

Ce qui caractérise au mieux le drame, c'est le glissement possible entre le genre dramatique et le genre romanesque:

 

Le drame a tous les horizons. Qu'on juge de sa capacité. L'épopée a pu être fondue dans le drame, et le résultat, c'est cette merveilleuse nouveauté littéraire qui est en même temps une puissance sociale, le roman. L'épique, le lyrique et le dramatique amalgamés, le roman est ce bronze. [...] Tel est l'élargissement possible du drame.

 

Le drame se trouve au coeur de la poétique hugolienne, et ceci dès les débuts de son oeuvre. Jusque dans les années 1840, Hugo écrit de nombreuses pièces qui rencontrent un accueil mitigé du public et hostile de la censure. Il va quasiment renoncer au genre dramatique pour se concentrer sur la politique - ceci jusqu'en 1851, date de l'exil -, sur le roman également. Il faut peut-être revenir sur les premiers écrits réflexifs de Hugo qui, très tôt, parlent du "roman dramatique". Dans un texte publié en 1823 dans la Muse française, intitulé "Sur Walter Scott", Hugo analyse Quentin Durward, un roman à succès de l'écrivain écossais. Les qualités du romancier sont ainsi décrites: substituer au roman narratif et au roman épistolaire ce qu'il appelle le roman dramatique,

 

soit un long drame, où les descriptions suppléeraient aux décorations et aux costumes, où les personnages pourraient se peindre par eux-mêmes, et représenter, par leurs chocs divers et multipliés, toutes les formes de l'idée unique de l'ouvrage. [...] Ayant à votre disposition les ressorts pittoresques, et en quelque façon magique, du drame [...] vous pourrez profitez de ces traits profonds et soudains, plus féconds en méditation que des pages entières, que fait jaillir le mouvement d'une scène, mais qu'exclut la rapidité d'un récit.

 

L'idéal formel poursuivi par Hugo, et qu'il découvre en partie chez un romancier puis chez un dramaturge, tous deux d'origine anglophone, semble être le drame qu'il élargit à la littérature dans son ensemble. Dans son étude sur Walter Scott, Hugo cherche à faire reculer les frontières entre les genres, afin d'obtenir un effet sur le lecteur qui provienne justement de ce débordement des frontières :

 

Il faut toujours entrer franchement dans une donnée dramatique, et chercher en tout le fond des choses. L'émotion et l'intérêt ne se trouvent que là. Il n'appartient qu'aux esprits timides de capituler avec une conception forte et de reculer dans la voie qu'ils se sont tracée.

 

On pourrait trouver de nombreux exemples du rôle important joué par le drame dans ses romans, je pense à différentes scènes des Misérables, des Travailleurs de la Mer ou de L'Homme qui rit. J'ai cité des oeuvres de l'exil: en effet, Hugo n'a alors plus l'occasion de faire jouer de pièces, et l'écriture du théâtre se résoud aux quelques pièces qui ne seront ni représentées ni publiées de son vivant et réunies sous le titre de Théâtre en liberté en 1886 (parmi les plus connues, Mangeront-ils ? ou Mille francs de récompense).

Le roman, genre protéiforme, devient en quelque sorte le lieu de tous les possibles. Citons les projets de préface de L'Homme qui rit (1869), restées à l'état préparatoire; le drame apparaît le terme clé de l'idéal romanesque de Victor Hugo. Dans un projet de préface, daté de 1868, et signé en ces termes, "après l'interdiction de Ruy Blas", il est écrit ceci:

 

Il y a deux sortes de drame : le drame qu'on peut jouer et le drame qu'on ne peut pas jouer. Ce dernier participe de l'épopée. Aux personnages humains il mêle, comme la nature elle-même, d'autres personnages, les forces, les éléments, l'infini, l'inconnu.

Celui qui écrit ces lignes a fait de ces deux sortes de drame. Les drames du premier genre sont : Hernani, Ruy Blas, Les Burgraves, etc. Les drames du second genre sont : Le Dernier Jour d'un Condamné, Claude Gueux, N.D. de P., Les Misérables, Les Travailleurs de la mer, et ce livre, L'Homme qui rit. On a interdit le théâtre aux premiers. On ne peut l'interdire aux seconds.

A ce drame-là, on ne ferme point le théâtre. Il échappe aux censures et aux polices. [...]

 

Il fallait citer ce texte préfacier pour comprendre le rôle que joue le concept de drame dans la pensée créatrice de l'auteur ; dans divers fragments rédigés en 1868 également, Hugo le mentionne à deux reprises: "Dans l'intention de l'auteur, ce livre est un drame" ; revendication qu'on retrouve un peu plus loin dans le brouillon: "De là ce livre, qui est, comme tous ses autres romans, un essai de drame hors des proportions humaines."

 

Avant l'expérience théâtrale et la préface de Cromwell, on trouve déjà cette conception dans les Odes et Ballades. Les préfaces de l'oeuvre poétique insistent, à plusieurs reprises, sur la fusion des genres, conception défendue par l'auteur. Dès ses débuts, c'est-à-dire dès les Odes et ballades, Hugo développe cette conception, en 1823, date de la première édition, puis en 1826 (troisième édition).

 

Il a donc pensé que si l'on plaçait le mouvement de l'Ode dans les idées plutôt que dans les mots, si de plus on en asseyait la composition sur une idée fondamentale quelconque qui fût appropriée au sujet et dont le développement s'appuyât dans toutes ses parties sur le développement de l'événement qu'elle raconterait, en substituant aux couleurs usées et fausses de la mythologie païenne les couleurs neuves et vraies de la théogonie chrétienne, on pourrait jeter dans l'Ode quelque choses de l'intérêt du drame, et lui faire parler en outre ce langage austère, consolant et religieux, dont a besoin une vieille société qui sort, encore toute chancelante, des saturnales de l'athéisme et de l'anarchie.

 

En 1826, sa réflexion juge de manière très critique les règles du bon goût qui condamnent le mélange des genres et qui imposent des limites :

 

On entend tous les jours, à propos de productions littéraires, parler de la dignité de tel genre, des convenances de tel autre, des limites de celui-ci, des latitudes de celui-là; la tragédie interdit ce que le roman permet; la chanson tolère ce que l'ode défend, etc. L'auteur de ce livre a le malheur de ne rien comprendre à tout cela; il y cherche des choses et n'y voit que des mots; il lui semble que ce qui est réellement beau et vrai est beau et vrai partout; que ce qui est dramatique dans un roman sera dramatique sur la scène; que ce qui est lyrique dans un couplet sera lyrique dans une strophe; qu'enfin et toujours la seule distinction véritable dans les oeuvres de l'esprit est celle du bon et du mauvais.

 

L'oeuvre ne doit en aucun cas se limiter aux genres définis et arrêtés par des règles. La fusion des genres apparaît bien entendu comme conséquence d'une poétique qui refuse les frontières et les limites d'un genre particulier.

 

En attendant, il appelle sur ces questions l'attention de tous les critiques qui comprennent quelque chose au mouvement progressif de la pensée humaine, qui ne cloîtrent pas l'art dans les poétiques et les règles, et qui ne concentrent pas toute la poésie d'une nation dans un genre, dans une école, dans un siècle hermétiquement fermé.

 

A la préface des Odes et ballades répond celle des Orientales (1829); on reproche à Hugo que son sujet se trouve "hors des limites de l'art".

 

A quoi il a toujours fermement répondu : que ses caprices étaient ses caprices; qu'il ne savait pas en quoi étaient faites les limites de l'art, que de géographie du monde intellectuel, il n'en connaissait point; qu'il n'avait point encore vu de cartes routières de l'art, avec les frontières du possible et de l'impossible tracées en rouge et en bleu.

 

Hugo met en valeur l'ouverture d'un genre vers un autre. Roman, drame ou poésie se complètent et se mêlent, donnant ainsi lieu à l'oeuvre la plus susceptible d'agir sur le public. Dans Les Voix intérieures, le poète commente le rôle civilisateur de l'art, et conclut sur les paroles suivantes :

 

Ce résultat, quoique l'auteur de ce livre soit bien peu de chose pour une fonction si haute, il continuera d'y tendre par toutes les voies ouvertes à sa pensée, par le théâtre comme par le livre, par le roman comme par le drame, par l'histoire comme par la poésie.

 

Cette conviction traverse toute sa carrière d'écrivain, ainsi que le montrent les différentes préfaces à sa poésie. Dans les Rayons et les ombres, le préfacier revient encore une fois sur la fusion des genres, idéal recherché par l'écrivain.

 

Quand la peinture du passé descend jusqu'aux détails de la science, quand la peinture de la vie descend jusqu'aux finesse de l'analyse, le drame devient roman. Le roman n'est autre chose que le drame développé en dehors des proportions du théâtre, tantôt par la pensée, tantôt par le coeur.

 

Enoncée en 1840, cette réflexion concernant l'élargissement du drame au roman semble correspondre à l'oeuvre romanesque hugolienne, en particulier à celle de l'exil. L'oeuvre romanesque seule parvient à son public, tandis que le théâtre se résoud en pièces non jouées ou inachevées. Le roman devient le lieu de la parole mais également le lieu du spectacle. La narration est en quelque sorte soumise à la nécessité, aussi bien littéraire qu'existentielle, qui pousse Victor Hugo à s'exprimer, à communiquer avec l'autre. L'écrivain se décrit volontiers, non sous les traits d'un visage, mais comme une voix. Voix nouvelle, voix de l'exil... les grands modèles, d'ailleurs, sont choisis en fonction de leurs voix ou de leur apport révolutionnaire à la culture: Mirabeau, Shakespeare, Walter Scott. Ce sont eux qui agissent sur la société. Politicien, dramaturge, romancier : Hugo essaie de créer un roman qui réunisse ces différentes composantes.

Si l'Homme qui rit en est l'exemple parfait, ses autres créations romanesques cherchent à parler au public, à agir sur le lecteur. Claude Gueux et Le Dernier jour d'un condamné sont explicitement des plaidoyers, ce sont des livres qui prennent la parole contre. Les romans des débuts, malgré leur filiation à des genres romanesques traditionnels, cherchent déjà à exploiter la parole, pour mettre en valeur son importance, tant pour les personnages que pour le lecteur.

La parole apparaît comme le principe unificateur des neuf écrits romanesques, partagés entre diverses influences littéraires. La parole habite aussi bien la pensée de l'homme que du créateur, sensibilisés par le rôle de l'écrit et du discours oral dans la société : un livre, comme une harangue en politique, doivent convaincre. Cette confiance accordée à l'acte de dire par l'écrivain montre son respect pour le lectorat, qui le lui rend bien lors de son vivant.

 

Le roman, lieu de la confrontation entre les différentes paroles et les discours divers, offre un riche champ d'études à celui qui réfléchit sur cette problématique d'une parole en acte. De plus, le roman est le genre que Hugo travaillera jusque dans ses limites, et dans lequel il libère sa parole et ses doubles. Lieu d'expérimentation toujours plus individualisé, toujours plus libéré des contraintes du marché éditorial : la différence est grande entre Bug Jargal et l'Homme qui rit, pourtant la progression entre les deux textes montre que les romans des débuts accordent déjà, par la présence de certains éléments, un rôle significatif à la parole.

 

Afin de souligner les particularités de chaque roman, tout en mettant en valeur les rapports entre eux, je distinguerai quatre ensembles, d'après un critère d'ordre chronologique.

Les romans de jeunesse, soit Han d'Islande et Bug Jargal; les deux plaidoyers, Le dernier jour d'un condamné et Claude Gueux, qui sont considérés comme des textes romanesques mais que l'enjeu oriente vers le plaidoyer; en quelque sorte, des romans à thèse. Viendraient ensuite les deux romans "parisiens", Notre Dame de Paris et les Misérables, suivis des romans de l'exil, Les Travailleurs de la mer, l'Homme qui rit et Quatrevingt-treize.

Dans ces quatre ensembles, j'analyserai la parole comme suit :

- selon les deux types de personnages, l'homme de la parole, et l'homme de parole.

- selon les deux axes de l'écrit/oral.

 

A ces deux critères s'ajoutent les situations de la prise de parole, déterminées par des caractéristiques empruntées au genre théâtral, c'est-à-dire : le travail sur la mise en scène de la parole, dont l'exemple le plus évident serait la scène de déclaration; le travail sur le masque et sur le regard, antipodes de la parole. Ces caractéristiques, qui font partie d'un répertoire dramaturgique, sont employés de façon récurrente par l'auteur.

 

(Conc. En dernier lieu, j'aimerais traiter de la figure de l'écrivain : il me paraît nécessaire de remettre en cause l'image stéréotypée d'un Hugo volontiers moraliste et convaincu de sa mission envers le peuple. La figure de l'homme social, dévoué à la cause du peuple, est mise en question par la figure de l'auteur, de l'homme de la parole fasciné par son pouvoir de domination sur les mots et de manipulation sur le lecteur.

L'auteur est une figure autrement ambivalente, qui joue de son pouvoir, pour mettre en scène des personnages qui luttent pour le droit à la parole afin de le conserver ou de l'acquérir. L'écrivain, complice de cette lutte, jouit de son pouvoir sur les mots, dans le même temps qu'il a conscience d'un certain échec: la parole a ses limites, et chercher à les dépasser ne mène qu'à l'échec. Tout l'enjeu de l'écrivain, existentiel et esthétique, est contenu dans l'acte de la parole. Victor Hugo, créateur titanesque, en était profondément convaincu. A l'origine de ma recherche, on pourrait dire qu'il s'agit de lire le roman hugolien "à la lumière de sa parole.")