Jean-Claude Fizaine : Victor Hugo et la tauromachie. Les implications de la maltraitance animale.

Communication au Groupe Hugo du 21 mars 2009
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Au commencement il y a eu un étonnement devant l'ouvrage de Elisabeth Hardouin-Fugier, Histoire de la corrida en Europe du XVIIIe au XXIe siècle[1], trouvé sur les rayons d'une bibliothèque universitaire, et que j'ai ouvert par curiosité, y compris celle, teintée de vanité, de voir si j'y trouverais mention de la communication que j'ai eu naguère l'occasion de faire sur Théophile Gautier et la corrida[2]. Peine perdue : je n'y figurais pas, ce qui, après la lecture de quelques pages, m'a plutôt réjoui, tant c'est un ouvrage d'une étrange facture. Non seulement il n'y a pas trace dans ce texte d'une «histoire de la corrida», puisqu'il s'agit une longue dénonciation de la barbarie de la corrida, mais les auteurs français – et Victor Hugo en particulier – y sont dénoncés eux aussi comme complice d'une dégradation du goût qui les rend responsables de la vogue de ce spectacle aux temps du romantisme.

Le cas de Victor Hugo est particulièrement étrange. Il est convoqué à la barre, avec tout un ensemble de coaccusés, comme coupable d'avoir, par ses descriptions complaisantes de spectacles sanglants, donné à ses lecteurs des goûts qu'ils sont allés satisfaire en allant... aux courses de taureaux. Pour ne pas paraître donner une interprétation forcée des textes, mieux vaut une citation assez longue.

 

La mode littéraire est au massacre, bien adaptée à la réalité des exécutions de justice, qui, publiques, continuent à drainer les foules. Flaubert mentionne en 1854 10000 gens de la campagne [...] venus voir guillotiner un homme». Selon Alexandre Dumas, la foule est le «prisme de la fureur féroce de l'enthousiasme trouvé au spectacle du sang.». Prosper Mérimée, Théophile Gautier obsédé par la mort, Alexandre Dumas et beaucoup d'autres, et non des moindres, comme Victor Hugo, décrivent longuement et mettent en scène des exécutions et des massacres.

Ces auteurs retrouvent dans la corrida bien des procédés littéraires qu'ils utilisent. Ce sont : des tueries à répétition, sur scène comme dans l'arène; l'exploitation savante de la peur, par exemple dans la Chronique du règne de Charles IX, de P. Mérimée; un suspens démultiplié par d'immenses foules[...] . Le vocabulaire argotique passe dans la littérature, afin de mieux frapper : dans Le Dernier jour d'un condamné (1829), Victor Hugo jette à la tête du lecteur les désignations argotiques de la potence. On retrouve un équivalent de ce procédé de déstabilisation dans les termes espagnols de la corrida, conservés, à profusion, par le récit de C. Davillier, entre autres : après les sombreros, le cachetero. Avant même d'avoir vu une arène, ces auteurs ont en quelque sorte fabriqué une corrida à leur manière et utilisé les mêmes artifices ou ficelles[3].

 

La «logique» de la démonstration semble être celle-ci : le combat contre la corrida est le même que celui contre la peine de mort; or Victor Hugo, en combattant la peine de mort, recourt à des procédés littéraires qui habituent le public aux impressions violentes et lui en donnent le goût, donc il encourage un mal aussi grave que la peine de mort, etc., etc.

Mais, à la différence de ses coaccusés, Victor Hugo sera sauvé pour quelques phrases qu'il n'a jamais écrites, telles que :

 

Les protecteurs de l'animal ont depuis longtemps publié une phrase d'allure fort hugolienne sur la corrida : «torturer un taureau, c'est torturer une conscience»....l'opposition à la peine de mort a été très précocement associée à la dénonciation de la corrida d'une part et d'autre part, Hugo prend le comportement de l'homme envers la bête comme un critère d'humanité, à tous ces signes correspond bien la magistrale sentence : «torturer un taureau, c'est torturer une conscience.[4]

 

Il n'est pas question d'entrer dans la polémique anti-corrida qui agite beaucoup les fidèles de Libération ou de Charlie-hebdo : ce travail a déjà été fait, ou du moins commencé[5]. Il y aura donc trois parties à cet exposé, correspondant aux trois tâches à accomplir : une analyse philologique des trois groupes de textes attestant d'une rencontre de Victor Hugo avec les courses de taureaux espagnoles; l'exploitation des indices qu'ils nous livrent sur les informateurs de Victor Hugo et les débats que suscite chez les écrivains français la découverte de la corrida; enfin, en élargissant le débat, ce que ces polémiques révèlent sur la condition animale au XIXe siècle et sur le statut philosophique de l'animal chez Victor Hugo.

 

Les textes

Victor Hugo par un témoin

À en croire Victor Hugo par un témoin de sa vie, Hugo aurait donc eu un premier contact avec les réalités de la corrida lors de ses promenades dominicales de son pensionnat, à Madrid, en 1811.

Les assertions du témoin sur les promenades des pensionnaires du prétendu «Collège des Nobles» (en fait le collège Calasancio) n'ont pas manqué de faire l'objet de minutieuses vérifications. Sur la première destination mentionnée, «le cimetière de Madrid», pas de problème : la description donnée cadre parfaitement avec celle que les auteurs donnent du cimetière du sud, situé au-delà du pont, près de l'ermitage san Isidro[6]. C'est la même direction que celle du pont de Tolède, dont il sera question plus loin : le témoin inverse seulement les données relatives aux distances : «une lieue» pour le cimetière, «deux lieues» pour le pont, quand ce serait plutôt l'inverse.

Quant à la «place des taureaux», elle était dans une direction totalement opposée par rapport à la rue Hortaleza; et les détails donnés par le témoin laissent perplexe.

 

Adèle (236-37)

Le cimetière de Madrid [...]

On menait quelquefois les enfants sur la place des taureaux, les jours de course. Ils restaient en dehors du cirque et ne voyaient pas le combat. Une fois, ils traversèrent le cirque une demi-heure avant. Ils en virent les préparatifs. Ce cirque était rond, enceint d'une muraille de six à huit pieds de haut. Une autre muraille, plus haute, espacée de quelques pieds, était derrière, ce qui formait comme un chemin de ronde. Le public gratis se mettait là-dedans. Le premier mur servait de retraite au toréador quand le taureau lui courait dessus. Quelquefois le taureau, dans son ardeur, franchissait lui-même le mur, blessait et tuait du public, mais les Espagnols sont si friands de ce spectacle que le danger ne les arrêtait pas, l'entre-deux des murailles était toujours comble.

Le cirque avait deux issues. Par l'une entraient les animaux et les hommes vivants, par l'autre sortait tout ce qui était blessé ou mort. La foule s'entassait à la porte de la sortie. Les écoliers, comme tout le monde, s'y mettaient, à chaque cheval tué, le public battait des mains. Les battements se prolongeaient. Mon mari se rappelle avoir compté jusqu'à dix-sept chevaux plus ou moins éventrés.

L'éventreur paraissait à la fin, déchiqueté, saignant, lui-même presque cadavre. Pour l'achever, on le coiffait avec des fusées tenues par des crochets de fer. On allumait les fusées; en éclatant, chacune lui enlevait un morceau de la tête. Ce feu d'artifice de sauvage faisait hurler de joie la population. Le taureau martyr avait, du reste, tous les honneurs. Il était conduit par six mules éblouissamment caparaçonnées avec banderoles et grelots.

Témoin (Nelson, 164-165)

Un des buts de la promenade [...]

Les jours de course de taureaux, on y menait quelquefois les collégiens, non dans le cirque, mais sur la place ; leur spectacle était de voir entrer ou sortir le public; ils se figuraient la représentation d'après les cris et les applaudissements, et Victor observait que «c'est déjà pour nous une chose très curieuse qu'une muraille derrière laquelle il se passe quelque chose». Parfois ils parvenaient à se glisser dans le passage par où l'on emportait tout ce qui était hors de combat, hommes ou bêtes. Un jour ils virent un taureau agonisant qu'on venait de coiffer de crochets de fer portant des fusées; on mit le feu à ces fusées qui, en éclatant, arrachèrent et dispersèrent des lambeaux de chair sanglante. La foule hurla de joie. Six mules, à caparaçons éblouissants, chargées de grelots et de banderoles, entraînèrent enfin ce martyr. «Un jour ils virent...» pour «L'éventreur paraissait...»

 

Comment être dehors et savoir ce qui est dedans ? Les jeunes Hugo, d'après le récit, n'ont jamais mis les pieds dans un «cirque», et néanmoins ils ont vu de leurs propres yeux l'essentiel de ce qu'on y trouve et de ce qui s'y passe. Explication possible : l'expression «plaza de toros» désigne le cirque lui-même, et le «témoin» semble parler d'un lieu ouvert, au sens urbanistique du mot «place»[7]. Une phrase que le témoin attribue à Victor résume très bien ce problème, sans échapper entièrement à la contradiction qui mine le texte d'Adèle. Il supprime toute la partie du texte qui provient trop visiblement de sources extérieures : la description du cirque, les irruptions du taureau dans les gradins (un topos des récits de corridas). Pour rendre le texte cohérent, le témoin transforme en récit singulatif (au passé simple) le récit itératif d'Adèle (à l'imparfait) comportant la description du «martyr» : «Un jour ils virent...» pour «L'éventreur paraissait...». Néanmoins le rôle des fusées et des crochets de fer, conservés par le témoin, est évoqué d'une façon peu cohérente: l'action «on mit le feu» précède logiquement l'agonie du taureau traîné hors de l'arène... On notera enfin la présence dans les deux textes du mot «martyr», qui semble bien être la marque d'une réprobation à l'égard de la cruauté de la corrida. Mais ce discret commentaire émane-t-il de Victor Hugo ou de son témoin ? Il est impossible de ne pas mettre ce récit en relation avec le contexte guerrier où il se déploie : les expressions «combat» (le mot apparaît dans les deux textes pour désigner la corrida, le témoin employant cependant aussi le terme de «représentation»), «tout ce qui était blessé ou mort», ou «tout ce qui était hors de combat» relèvent toutes (et surtout la dernière) du vocabulaire technique des officiers supérieurs, gestionnaires des effectifs dans le cadre de la «vraie guerre».

D'un autre côté le choix du terme de «combat» dément l'hypothèse d'une opposition indignée du narrateur à la tauromachie en tant que telle : lors de leurs voyages en Italie et en Espagne, il faut reconnaître que les enfants Hugo ont affronté des spectacles d'une cruauté bien plus grande.

Image FizaineAutre question : est-il croyable que les pères aient emmené leurs élèves aux abords de l'arène les jours de corrida ? Traditionnellement, l'Église catholique était hostile à cette pratique, mais contrainte à beaucoup de concessions. C'est plutôt l'attitude du pouvoir temporel qui pouvait leur dicter leur conduite : l'interdiction officielle de la corrida par Godoy répondait à des exigences politiques, morales, économiques, nullement religieuses[8]. C'est aussi pour des raisons politiques que le roi Joseph l'avait rétabli. Il avait le souci de montrer qu'il était «devenu Espagnol lui-même» et avait compté – mais c'était en 1808, trois ans avant la venue des enfants Hugo – pour s'assurer d'un accueil favorable de la population madrilène, sur l'effet du «spectacle des combats de taureaux, donné gratis à la populace[9]».

Une dernière remarque de simple bon sens finira la discussion : dans cette funeste année 1811, marquée par la terrible hambre en Madrid[10], alors que l'on meurt de faim à Madrid, que Wellington intercepte la plupart des convois de ravitaillement, il est fort douteux que Joseph ait encore pu offrir ces fêtes somptuaires à ses sujets madrilènes. En outre le mot «populace», qui doit bien refléter l'opinion de l'entourage royal qu'Abel fréquentait, rend a priori improbable qu'au collège Calasancio on crût à la valeur édifiante et formatrice d'une fréquentation assidue des alentours des arènes. Les promenades du jeudi et du dimanche avaient, semble-t-il, des destinations plus pieuses.

Le paragraphe suivant, séparé du précédent par un blanc, est encore plus étrange, surtout si l'on compare les deux versions. Il traite de la fête de san Isidro : enchaînement logique, puisque la feria de san Isidro est traditionnellement l'occasion de grandes réjouissances tauromachiques. «Il y eut une grande fête le jour de San-Isidro», dit Adèle. Suit le récit d'un pèlerinage vers une effigie du saint, sur un pont au-dessus du Manzanarès, «à deux lieues de Madrid». Récit parfaitement vérifiable : il s'agit du pont de Toledo, qui venait d'être reconstruit sur les ruines d'un ouvrage ancien, emporté par une crue. Il portait – et porte toujours – deux chapelles dédiées l'une à San Isidro, l'autre à son épouse Santa Maria de la Cabeza. Les détails donnés attestent dans leur précision et leur exactitude l'authenticité de la «chose vue». La représentation du saint occupé à sauver des âmes du purgatoire est entièrement conforme à l'iconographie traditionnelle[11]. Sans doute les légendes actuelles ne font-elles pas mention d'une telle activité; mais la mort du saint, au début du XIIe siècle (il a été canonisé seulement en 1622) est survenue au moment même où la théologie catholique s'enrichissait de la notion de purgatoire.

L'ennui est que le séjour d'Adèle et ses enfants ayant duré de juin 1811 à avril 1812, on ne voit pas comment ils auraient pu être témoins de cette fête, qui a lieu le 10 mai; c'est peut-être pourquoi le témoin transforme le récit singulatif d'Adèle en à un texte prudemment rédigé à l'imparfait – ce qui jette un brouillard opaque sur la chronologie du récit : «La grande fête des élèves était la San-Isidro». Il faut donc supposer que c'est à quelque autre occasion que le pèlerinage eut lieu. Or, si ce n'est à la San Isidro qu'ils sont venus en cortège faire leurs dévotions, ce peut être à son épouse, Santa Maria de la Cabeza, ainsi nommée parce qu'elle était censée guérir les maux de tête, et qui avait sa statue sur le même pont, en face de celle de San Isidro. Ses vertus thérapeutiques étaient le moindre de ses mérites : modèle de fidélité, de modestie et d'obéissance, elle avait vaincu par un miracle les soupçons injustes de son époux nourrissait sur à sa fidélité. Cette célébration avait (et a toujours) lieu le 9 septembre, ce qui rentre dans la période où les enfants Hugo ont pu faire ce pèlerinage. Au risque de sur-interpréter les documents, on pourrait aussi soupçonner que la mémoire familiale (à commencer par celle du chef de famille) a bien pu oublier un tel détail, bien peu conforme aux convictions et aux actes de Sophie Hugo, épouse du général, comme aux convictions affichées par Victor Hugo[12], mais, faut-il le dire ? trop approprié aux tempêtes que traversait alors le ménage de Léopold et Sophie Hugo. L'exemple, il est vrai, venait de haut : les milieux antifrançais n'accusaient-ils pas le roi Joseph d'infidélité patente, voire de débauches honteuses ? S'il y donnait prise, c'était surtout du fait de l'absence de la reine Julie, qui ne vint jamais le rejoindre, sur les conseils mêmes de son impérial beau-frère.

Ce qui oblige à regarder de près deux passages de Victor Hugo par Adèle où se donne à voir la connaissance qu'elle a, ou refuse d'avoir, de ce double dissentiment conjugal et royal[13] ; d'abord l'anecdote savoureuse où les soldats de l'escorte se déshabillent entièrement pour présenter les armes à la reine Julie, dont un courrier a annoncé le passage[14]. Les historiens sont formels : jamais la reine Julie n'a mis les pieds en Espagne[15]. On ne sait trop comment interpréter cette anecdote : en fait de reine Julie, il est probable que la voiture si bien protégée[16] contenait soit un courrier, soit des lingots d'or, dont Joseph avait un urgent besoin, et qu'il était allé demander à son frère à Paris. Est-ce par souci de sécurité que l'on annonçait plutôt le passage de la reine en personne? Le duc de Cotadilla était-il dupe ? Les soldats rendaient-ils ironiquement hommage à l'or qui allait enfin leur permettre de disposer des uniformes qui leur faisaient cruellement défaut ? On se perd en conjectures.

Mais Adèle Hugo n'est pas si candide qu'elle le paraît. Un détail – ou plus exactement un lapsus – le prouve : le père de la petite Pepita, si chère aux lecteurs et commentateurs des Chansons des rues et des bois, était, selon elle, «le marquis de Monte Hermosa[17]»- dont elle ne dit d'ailleurs rien. Il faut lire Montehermoso (équivalent de «Beaumont»). Sophie Hugo n'a pas pu rencontrer le marquis, envoyé en Autriche remplir d'incertaines et absorbantes missions diplomatiques, mais elle a évidemment connu et fréquenté l'épouse infidèle, la marquise de Montehermoso, maîtresse attitrée du roi Joseph, d'où la féminisation indue du nom.

L'examen serré des textes permet de faire le partage entre ce qui est réel dans le récit du séjour madrilène et ce qui est erroné, voire imaginaire. Il en ressort nettement que l'initiation des enfants Hugo au monde de la corrida n'a pas pu se faire selon les modalités décrites par le témoin.

 

Les informateurs et les polémiques

Abel Hugo

Il n'en est pas de même pour l'aîné Abel, qui a quitté le Collège pour la cour du roi Joseph en novembre 1811 et, devenu officier, restera en Espagne jusqu'en 1813. Un des rares Français dans le groupe des 40 pages qui entourent le Roi[18], il a dû s'initier rapidement à la langue espagnole ainsi qu'aux rites et coutumes du groupe de jeunes aristocrates auxquels il était admis à s'intégrer. À défaut des mémoires qu'il promet aux lecteurs dans un des premiers numéros de la Revue des deux mondes (janvier-mars 1833), nous ne pouvons nous fonder, pour évaluer la connaissance qu'il pouvait avoir de la corrida, que sur les récits qu'il a publiés dans Le Conservateur littéraire. Quatre au moins mettent à profit ses expériences de la guerre d'Espagne, et deux font allusion à la corrida. Elle n'est qu'un arrière-plan dans la nouvelle El Viejo : «La course était finie. Cinq taureaux et dix-sept chevaux avaient été tués dans cette fête, la plus magnifique de toutes celles qu'on avait offertes au peuple de Madrid, depuis l'invasion.[19]». Le récit enchaîne directement sur une autre institution, tout aussi caractéristique de l'Espagne : le supplice du garrot, dont une note signée de la rédaction détaille les particularités. On sait que d'après le témoin les préparatifs d'une telle exécution font partie des expériences cruelles du jeune Victor, à son retour de Madrid. Curieusement l'expression du témoin, qui désigne l'anneau mortel comme un «carcan» de pilori marque la même confusion que celle qu'Abel prête à son personnage : «Il s'imagina qu'il allait assister à quelqu'une de ces expositions flétrissantes, semblables à celles qu'il avait vues dans ses voyages»[20]. La suite, n'était le laconisme d'un style sans relief, ne manque pas d'intérêt : la rencontre de deux personnages de bords opposés illustre l'ambiguïté de la position des Espagnols a priori favorables aux Français, mais révoltés par le comportement des militaires. L'autre nouvelle, Le Combat de taureaux, apparaît comme un bon témoignage non de la manière dont la corrida se déroulait à cette époque, mais des discours qui se tenaient à son sujet dans les milieux que fréquentait Abel. Axée sur la dimension érotique de la corrida, elle combine un certain nombre de topoi qui reviendront au XIXe siècle dans les récits de corridas – reportages ou fictions. Elvire et son mari Perez sont aux premiers rangs du cirque. La jalousie de Perez est immédiatement éveillée par le picador, Gil-Polo, lequel est gravement blessé par le taureau. Elvire s'évanouit, ce qui ne manque pas de réveiller les soupçons jaloux de son mari. Mais voici que le taureau meurtrier franchit les deux barrières de sécurité et vient...attaquer Elvire toujours évanouie, mais sauvée in extremis par Perez qui «appuyant adroitement et avec force ses deux mains sur les cornes recourbées, tord la tête de l'animal, qui reste immobile et comme désarmé. Perez force le taureau captif à rentrer dans l'arène, et le livre au matador, qui donne le coup mortel»[21]. Inutile de souligner la naïveté du procédé destiné à donner une dimension à la fois héroïque et érotique à la force musculaire du mari jaloux. La fin illustre la force implacable de la jalousie espagnole : Elvire disparaît dans une rivière, après une promenade imprudente en compagnie de son mari qui a reçu trop de preuves de l'infidélité de son épouse. Sans insister davantage sur la pauvreté des moyens narratifs employés, il convient d'examiner si Abel a pu être l'informateur de Hugo et de ses témoins, et quelle image de la corrida il a pu transmettre.

Les notes qui accompagnent ce récit, donnant des détails techniques sur les courses et les termes employés, ne semblent pas avoir inspiré le témoin. Ajoutons à cela que le début de la nouvelle El Viejo ne concorde pas avec le récit consacré à la corrida : aux dix-sept chevaux éventrés du premier s'oppose le picador, «seul cavalier qui combatte» du second. Abel semble bien rapporter sans nettement les distinguer deux discours sur la corrida – correspondant à deux sortes de corridas. D'un côté la corrida aristocratique, la plus archaïque, où un picador, seigneur combattant seul (mais assisté par de nombreux chulos à pied) montre son habileté équestre et son courage dans un exercice dérivé d'une pratique cynégétique; les toreadors et le matador n'ont alors qu'une fonction toute subalterne. Mais, si l'on en croit l'onomastique, Gil-Polo, idole de la foule, semble bien plutôt un professionnel qu'un aristocrate. D'autre part, la corrida pour le peuple, ou, comme le dit sans détour le roi Joseph, pour la canaille, telle que celles qu'il offre aux Madrilènes en guise de don de joyeux avènement[22] où les picadores, montant des chevaux destinés à être sacrifiés en foule, testent la bravoure du taureau avant de le confier aux banderilleros et au matador, qui est le véritable héros de la fête. Apparemment Abel ne distingue pas clairement ces deux aspects, qui correspondent à deux époques dans l'histoire de la corrida.

Si Abel Hugo est incontestablement le premier informateur de Victor Hugo sur la corrida, les données qu'il a pu lui transmettre sont lacunaires, vagues, contradictoires. Et surtout empreintes d'un certain mépris pour ce spectacle bon pour la canaille. En 1838 encore il écrira à propos des arènes de Nîmes :

Les jeux sanglants de l'amphithéâtre romain sont remplacés de nos jours par des courses de taureaux, des joutes de lutteurs, amusements moins barbares que les premiers, et non moins chers aux habitants de Nîmes[23].

Son mépris de fond pour la corrida a pris complètement le dessus sur la curiosité toute opportuniste ou littéraire qui avait pu le conduire à lui porter quelque attention.

 

Prosper Mérimée

Premier étonnement : si l'on considère l'importance de l'Espagne dans la vie et l'œuvre de Victor Hugo, les mentions explicites de la corrida, sous quelque forme que ce soit, sont étonnamment rares.

Il existe toutefois des indices, rares mais concordants, d'un certain intérêt qu'il a porté à la corrida entre 1831 et 1835. Ils se trouvent dans le recueil de fragments connus et édités sous le nom de Feuilles paginées , dont la rédaction s'étend de 1827 à 1837.

On y trouve au f° 92, dont la rédaction date, selon Guy Rosa son éditeur, de l'hiver 1831, cette simple mention «Les picadores»[24]. Cette note figure parmi d'autres, qui n'ont aucun rapport avec elles, mais qui sont souvent destinées à garder mémoire de fragments de conversations (Guttinguer est par deux fois mis à contribution). Il est donc très vraisemblable qu'on trouve ici l'écho d'une conversation – ou d'une lecture – ayant trait aux événements qui, à cette époque précisément, défrayaient la chronique parisienne; en 1830, la Revue Des Deux Mondes avait rendu compte de la création d'une école de tauromachie, dont Delacroix devait rencontrer le directeur, Pedro Romero, en 1832[25].

Dans son numéro du 2 janvier 1831, la Revue de Paris portait à la connaissance des Parisiens la première des Lettres adressées d'Espagne par Prosper Mérimée, qui comporte la première description précise et objective (et non extérieure et impressionniste) des règles et des rituels de la corrida. Il est frappant que dans son exorde Mérimée – reflétant l'opinion générale de son public, et aussi celle des Espagnols «modernes» - considère implicitement la corrida comme une institution en voie de disparition[26]. L'apologie qu'il en fait ensuite n'en a que plus de relief; il ne craint pas d'appeler (assez légèrement) saint Augustin à la rescousse pour légitimer la passion qu'il affirme avoir contractée après sa première initiation. «Aucune tragédie au monde ne m'avait intéressé à ce point»[27]. Témoignage historiquement important : la corrida, précise Mérimée, cesse à cette date d'appartenir à un folklore espagnol archaïque et méprisable pour devenir un spectacle authentiquement artistique. Il y a un abîme entre les récits d'Abel Hugo et les commentaires de Mérimée. S'il faut surmonter une certaine «horreur» pour accéder à une émotion artistique, tout caractère esthétique disparaît dans les courses auxquelles on croit apporter un adoucissement en mettant des boules au bout des cornes du taureau – et en lui épargnant la mise à mort. Il développe cette idée dans un texte postérieur :

 

Les toros embolados sont le spectacle le plus vilain qui se puisse voir. Il n'y a que le danger qui fasse oublier la saleté du sang et des entrailles dispersées. Dès que le danger disparaît on ne voit plus que des garçons bouchers qui martyrisent une pauvre bête. Quand le taureau a les cornes bien pointues et qu'il sait s'en servir les picadors sont des héros[28].

 

«Les picadores» écrit Hugo : peut-être se souvient-il de la page finale où Mérimée rend un hommage solennel à «l'immortel» picador Francisco Sevilla[29]. Le fait qu'il parle alors de lui comme de l'un des «toreadors» parmi d'autres (le terme, déjà archaïque) désignant tous ceux qui ont affaire au taureau sur l'arène, mais comme du plus héroïque d'entre eux, explique peut-être, après le récit d'Abel[30], que Hugo retienne le picador comme acteur principal de la corrida comme spectacle : le picador risque sa vie, mais c'est le matador[31] qui vient «tuer le taureau». Ce moment de la corrida, très sanglant et très spectaculaire, et pour tout dire écœurant[32], frappait les étrangers au point d'éclipser presque le moment le plus important, la mort du taureau. L'apport majeur de Mérimée à l'image de la corrida pour le public parisien est d'avoir établi avec fermeté le paradoxe majeur d'un spectacle qui n'accède à la qualité artistique qu'à la condition que le danger de mort existe réellement tant pour l'homme que pour la bête, et que la mise à mort soit exécutée dans les règles qui soulignent son caractère à la fois tragique et esthétique. Victor Hugo s'en souviendra.

 

Antoine Fontaney

En novembre 1831, la Revue des deux mondes publiait le premier article d'une série consacrée aux corridas, qu'Antoine Fontaney lui donnait : «Scènes d'une course de taureaux à Aranjuez»[33]. Or Fontaney était à cette époque un ami intime de Victor Hugo[34], et il est fort probable que ce sujet a fait le sujet d'une conversation entre les deux hommes.

Il semble donc certain qu'à cette date Victor Hugo avait une connaissance assez précise de la tauromachie, et rien ne permet de déceler chez lui l'ombre d'une réprobation. De fait, la corrida est pour lui à ce moment un réservoir de métaphores, qui ne donnent d'ailleurs pas une idée cohérente de la vision qu'il en avait : le taureau y est valorisé tantôt négativement, tantôt positivement.

La première note se trouve au f° 46 des «feuilles paginées», parmi des esquisses en prose ou en vers :

 

Les envieux [écrit en surcharge sur taureaux].

Il y a des hommes qui s'irritent de la gloire comme les taureaux de l’écarlate[35].

 

Sans le contexte il pourrait s'agir d'une notation rurale plutôt que tauromachique, comme dans le refrain

 

Enfants, voici des bœufs qui passent,

Cachez vos rouges tabliers[36].

 

On savait bien avant la Félicité d'Un cœur simple qu'il était dangereux de traverser une prairie où paissent des bovidés (pour être précis, à défaut d'être poétique; mais au XIXe siècle les enfants des villes ne sont pas censés savoir ce qui distingue un bœuf d'un taureau...). Mais l'écarlate est bien la nuance de rouge qui convient aux capes et à la muleta de la corrida, à la différence de la pourpre, couleur de la gloire. Et il s'agit ici de «gloire», ce qui nous éloigne fort des lieux communs de la ruralité, et fait surgir l'image du torero, revêtu de son «habit de lumière», selon un cérémonial qui venait d'être tout juste codifié[37]. Le poète, ou l'artiste, comme un torero ? L'idée est à première vue surprenante, mais peut-être ni absurde ni scandaleuse : au prix, il est vrai, d'une inversion des valeurs mythologiques de la corrida, où la noblesse de l'animal est nécessaire à l'efficace du spectacle, ou de la cérémonie[38]: on verrait Hugo dans le rôle du torero (précurseur de Michel Leiris[39]), combattant «la Bêtise au front de taureau», ce qui fait de lui, en outre, un précurseur de Charles Baudelaire[40]. Image très cohérente : car l'écarlate du leurre (la gloire) protège la personne de l'artiste, comme la muleta protège le torero. Si nous avions souci de rigueur intellectuelle autant que ceux qui ont annexé Victor Hugo à leur combat contre la corrida du XXIe siècle, nous affirmerions triomphalement, à partir de ces indices ténus mais réels, que nous tenons des preuves tangibles qu'en fait il rêvait en secret d'en être le maître ordonnateur.

Bien entendu, nous nous rendrions coupables de ce que Jean-Louis Marc[41] appelle avec humour (dans son article sur le livre de Mme Hardouin-Fugier) une «maltraitance intellectuelle» à l'égard de l'innocent lecteur. Car un troisième texte de cette période montre Victor Hugo très attentif à deux aspects qui donnent une dimension épique à la corrida de son temps, le carnage de chevaux et la noblesse d'un animal furieux. Il s'agit de l'ébauche d'une strophe dont l'incipit ou le titre évoque la date de 1811 : celle du séjour de Victor Hugo à Madrid, mais surtout celle de la naissance du roi de Rome, qui ne devait jamais être salué comme «Napoléon II» :

 

En mil huit cent onze

Temps où Napoléon, ce taureau furieux,

Dans tous les coins du cirque immense et glorieux

Où la poussière à grands flots vole,

Chassait et poursuivait, à coups de corne aux flancs,

Éventrée et marchant sur ses boyaux sanglants

L'héroïque rosse espagnole[42].

 

Ainsi les deux obsessions de Victor Hugo : l'Espagne (à laquelle le ramène la compagnie de Fontaney aussi bien que sa correspondance avec l'ex-roi Joseph), et Napoléon (à qui il rêve de dédier «un immense poème sur Napoléon, dans tous ses rythmes et toutes les formes[43]») se conjuguent-elles en une métaphore remarquable de force et de justesse. L'Espagne où un peuple famélique mène une guerre contre la bravoure et la force indomptable de Napoléon devient, par métonymie, une arène où un taureau furieux gaspille ses forces à éventrer des chevaux réformés avant de recevoir l'estocade du torero. Métaphore tellement juste que si la date n'était garantie par l'érudition exacte de chercheurs irréprochables, l'on jurerait que ce texte transpose une chose vue ...par Théophile Gautier. Il relate en effet dans son récit de voyage en Espagne comment un taureau nommé Napoléon massacre sept chevaux en un quart d'heure avant de succomber à un coup donné en traître par Montès lui-même, qui gagne ainsi la bataille mais non la gloire, comme Wellington à Waterloo[44]... On comprend aussi que cette esquisse n'ait pu figurer dans un poème définitif; non tant à cause de la hardiesse stylistique qui fait figurer les «boyaux» au lieu des nobles «entrailles» et une «rosse» au lieu d'un cheval que de la tentation de filer la métaphore, ce qui donnerait à penser que c'est Wellington, le vrai maître de l'arène espagnole en 1811, qui a donné l'estocade définitive à Napoléon : Victor Hugo mettra les choses au point dans Les Misérables; ce n'est pas Wellington, mais Dieu qui a décidé de l'issue du combat.

En somme Victor Hugo a nécessairement connu, avec plus de précision qu'on ne pourrait le penser, la course de taureaux comme un fait culturel caractéristique de l'Espagne au XIXe siècle. Toutefois il est très loin d'en avoir fait la marque irremplaçable d'une «identité culturelle» espagnole, ou même comme un élément essentiel de la «couleur locale» hispanisante. Hernani et Ruy Blas sont exempts de toute référence à une telle coutume; passe encore pour Hernani, car même si la légende crédite Charles Quint d'exploits tauromachiques, il n'y avait guère de raisons d'en faire état dans le drame. Pour Ruy Blas en revanche, dont l'action se déroule à la fin du XVIIe siècle, l'omission fait sens, parce qu'il était peu évitable que les mauvaises fréquentations d'un aristocrate tel que don César le menassent à s'encanailler avec les gens des arènes[45].

 

Adolphe de Custine

Relative indifférence, curiosité un peu distante, sans doute ; hostilité, non. Le marquis de Custine nous en donne une preuve irréfutable. Le livre où il publie les informations et les impressions recueillies lors du voyage en Espagne qu’il fit en 1831  n’a paru qu’en 1838, sous la forme d’une correspondance fictive, chaque chapitre consistant en une lettre adressée à une notabilité du monde littéraire ou artistique. Or la lettre qui constitue le chapitre XIII, datée de « Madrid, le 17 avril 1831 », est une longue description d’une corrida. Et cette lettre, qui constitue une étape importante dans la découverte de la corrida par les Parisiens, est adressée à Victor Hugo. Fictivement, bien sûr : à cette date le marquis n’avait sans doute pas encore rencontré le chef de file de la nouvelle littérature. Le premier témoignage que nous ayons de leur relation est une lettre du 4 mai 1831 où Custine appelle à l’aide son éminent confrère pour l’aider à faire jouer sa tragédie Beatrix Cenci. [J. – F. Tarn, Le Marquis de Custine, Fayard, 1985, p. 194.] Dans les années qui précèdent et suivent la publication du récit de voyage, en revanche, les témoignages sont nombreux à attester la présence de Victor Hugo à des réunions littéraires et mondaines chez Custine. [Ibid., p. 440 et suiv.] Il est évident que Victor Hugo a accepté que cette lettre consacrée à la description enthousiaste d’une course de taureaux avec mise à mort lui soit personnellement adressée. Or le texte de Custine comporte des lignes qui témoignent sans équivoque de l’intérêt esthétique que Victor Hugo avait manifesté pour la corrida :

 

Que de fois vous ai-je souhaité près de moi pendant cette fête ! Vous m’auriez défini en peu de mots mes propres impressions. On n’est point frivole auprès de vous. Vos paroles se gravent dans l’esprit comme les traits du burin sur le bronze, et des hommes qui comme moi vous devancent par l’âge sont forcés de vous reconnaître pour leur maître.[L'Espagne sous Ferdinand VII, Julliard, p. 115]

 

Et Custine, comme pour séduire celui qu’il salue comme un maître, insère ici une notation dont la résonance hugolienne est très sensible :

 

Les aigles qui s'abattent en de certains temps sur le plateau des Castilles sont souvent attirés par les combats de taureaux, et leur présence au-dessus des édifices d'une capitale vivante n'est pas un des épisodes les moins singuliers du drame national. Ces oiseaux prophétiques planent sur Madrid comme pour présager leur inévitable ruine aux monuments des hommes .[ Ibid. Voir en particulier « À l’arc de triomphe », Les Voix intérieures, IV.]

 

Comme Mérimée, comme aussi ce sera le cas pour Théophile Gautier, la première rencontre avec la corrida est décrite comme une expérience particulièrement profonde, qui opère une véritable conversion du néophyte. Mais Custine apporte une note qui n’est qu’à lui, beaucoup plus sérieuse, loin de la curiosité d’un dandy ou d’un emballement un peu irréfléchi. Sa réflexion sur la corrida est indissociable de ses théories sur la civilisation espagnole, et donne à la corrida une dignité très haute :

 

Les actes de férocité peuvent avoir deux sources bien distinctes : la brutalité sauvage, qui rend insensible à sa propre douleur comme à celle des autres, ou la plus haute spiritualité qui fait attacher peu d’importance aux défaillances du corps […] Dans la cruauté espagnole, il faut le dire à l’honneur d’une nation chrétienne avant tout : l’élément religieux domine dans sa férocité. [Ibid., p. 117.]

 

Il serait impossible d’adresser à Victor Hugo  de telles considérations si l’auteur n’était pas assuré de rencontrer une écoute attentive, sinon complice. Cette réflexion sur l’ambiguïté de la cruauté − qui se retrouvera dans une certaine mesure dans le personnage très espagnol de Torquemada, chez qui la cruauté est associée à une spiritualité très haute − explique que l’on peut à la fois militer passionnément contre la peine de mort et montrer un intérêt même distant à l’égard de la corrida, qui se révèle être un peu plus qu’un simple spectacle.

Concession à la mode ? Faiblesse passagère ? On serait tenté de croire que Hugo se laisse aller à infléchir son attitude en faveur d’un interlocuteur trop convaincu pour n’être pas convaincant. Mais seize ans plus tard, à Jersey, lorsque se déchaîne le délire collectif à propos du Lion d’Androclès et de la Dame Blanche, lorsqu’en présence de l’au-delà qui se manifeste à travers de menaçants mystères, l’attitude de la famille Hugo n’a pas varié d’un pouce, comme le montre cette lettre de François-Victor, datée de Jersey, le 19 juin [1854]  et adressée à Xavier Durrieu, qui depuis janvier a quitté Jersey pour le ciel plus clément de l’Andalousie :

Et vous, que faites-vous, Don Javier, non François ? Et Leguevel, et Mme Leguevel vont-ils toujours rêver aux courses de taureaux ? À propos, j’ai vu dernièrement un combat de dogues : c’est bête et anglais. Au moins, le combat de taureaux doit être beau. Et l’artiste peut admirer en Espagne ce que l’homme de cœur ne voit en Angleterre qu’avec dégoût . [Bibliothèque municipale de Saint-Girons, Fonds Duclos, C174. 11 (1). Leguevel, ancien journaliste de La Révolution, exilé au lendemain du coup d’État, avait suivi en Espagne son collègue et ami Xavier Durrieu, qui était catalan et hispanophone. C’est lui qui s’est entremis auprès de la junte révolutionnaire pour obtenir une invitation à l’intention de la famille Hugo souhaitant fuir les rigueurs du climat de Jersey.]

 

On a bien lu : la douce Mme Rose Leguevel rêve innocemment des courses de taureaux… L’odieux des combats d’animaux est rejeté sur la grossièreté anglaise, et quant aux égards dus aux animaux, il y a pour la famille Hugo une « exception espagnole ».

 

Théophile Gautier

Avec Théophile Gautier, les choses deviennent un peu plus compliquées. Sa curiosité fascinée pour la corrida fut un des motifs qui le poussa à entreprendre son voyage en Espagne, dont il revint conquis, après en avoir découvert les rites, les diverses variantes, et le grand torero de l'époque, Montès, pour qui il manifesta toute sa vie une fervente admiration. Les renseignements que l'on peut tirer des textes du journal de voyage de Théophile Gautier sont plus riches de détails précis que toute autre source[46]. Il ne semble pas que le texte de Victor Hugo par un témoin dérive de là. Mais le rapport entre Hugo et le Voyage en Espagne de Théophile Gautier pose des problèmes bien autrement complexes. Pour ce qui concerne notre sujet, sous ses dehors de superficialité délibérée, les commentaires de Théophile Gautier impliquent, beaucoup plus que chez Mérimée, une réflexion sur la nature de la corrida comme spectacle et une conception «philosophique» du rapport de l'homme à l'animal.

Il est bien possible, comme le suggère Jean-Marc Hovasse, que le choix de l'Espagne comme destination du voyage de vacances de 1843 ait été en partie déterminé par le souci non seulement de revoir les lieux de son enfance, mais aussi de revendiquer une sorte de droit d'aînesse en matière d'hispanité[47]. Hugo est parti en juillet 1843; paru en février, Tra los montes, avait été publié, avec un très vif succès, en février de cette même année, conférant à son auteur une sorte d'autorité d'expert sur les choses de l'Espagne. En dehors de ces textes écrits, les deux écrivains se sont rencontrés à maintes reprises entre le retour de Théophile Gautier et le départ de Victor Hugo, et le ton de la correspondance, assez distant et guindé au début, devient pendant ces années de plus en plus amical et cordial jusqu'en décembre 1842[48]. Quinze jours avant le départ de Victor Hugo, ils se rencontrent encore chez Delphine de Girardin. Il serait surprenant que la conversation n'ait pas porté un moment ou un autre sur l'Espagne en général, et sur la tauromachie en particulier. Comme il arrive souvent au XIXe siècle, souvent une publication est la prolongation d'un dialogue oral, ou la réponse à une précédente publication. Une réminiscence ironique de Tra los montes semble par exemple évidente dans cette «note prise en marchant» lors de l'excursion au lac de Gaube :

 

Un dandy à moustaches allant au lac de Gaube s'était affublé d'une ceinture rouge, d'un chapeau fantastique et d'un manteau extravagant dans l'espoir d'être pittoresque et avec la conscience d'y parvenir. Il se pavanait, se drapait, allait, venait; un muletier aragonais a passé venant du pont d'Espagne insouciant ne se doutant pas qu'il était beau (dire son costume). Il a éclipsé le dandy. J'avoue que j'ai préféré le pittoresque sans le savoir[49].

 

Il est impossible de ne pas rapprocher ces lignes du passage – vite devenu une composante essentielle du «mythe Théophile Gautier» – où il décrit le costume qu'il a revêtu pour traverser les montagnes qui séparent Malaga de Grenade :

 

Il est d'usage en Andalousie, lorsqu'on voyage à cheval, et que l'on va aux courses, de revêtir le costume national. Aussi notre petite caravane était-elle assez pittoresque, et faisait-elle bonne figure en sortant de Grenade. Saisissant avec joie cette occasion de me travestir en dehors du carnaval, et de quitter pour quelque temps l'affreuse défroque française, j'avais revêtu mon habit de majo : chapeau pointu, veste brodée, gilet de velours à boutons de filigrane, ceinture de soie rouge, guêtres ouvertes au mollet[50].

 

L'ironie est injuste, si elle vise le comportement de Théophile Gautier voyageur, car ce n'était pas par goût du pittoresque qu'il avait voulu se procurer ce costume qui le fait ressembler à un «fat» (ou à un «dandy») andalou, mais bien dans la recherche d'une identité alternative; son but est moins de se distinguer que de se fondre dans un groupe – même si les moyens employés aboutissent au résultat contraire : c'est à l'intention du lecteur qu'il souligne le «pittoresque» de la troupe qu'il forme avec ses compagnons. Du moins avons-nous la preuve que la lecture – ou l'écoute – de Victor Hugo a été attentive.

Au-delà, il n'est pas difficile de détecter une différence fondamentale dans l'approche de la réalité d'un pays. Théophile Gautier cherche à se mettre à bonne distance de son identité d'écrivain parisien, pour mieux épouser les rites et les usages du pays qui l'héberge; rien de tel chez Victor Hugo, qui recompose l'essence du pays visité, à partir des éléments divers qui se présentent à sa vue, à l'intérieur de sa propre pensée. Cette différence apparaît clairement dans la page écrite à Pampelune, et qui a trait à la tauromachie. Après avoir décrit sa chambre d'hôtel, Victor Hugo ajoute :

 

La moitié de la grande place de Pampelune est occupée en ce moment, c'est à dire envahie, par un colossal échafaudage dressé pour des courses de taureaux qui doivent avoir lieu dans une dizaine de jours, et qui mettent la ville en rumeur. Cette corrida durera quatre jours, du 18 au 22 août; le premier jour il y aura une course de novillos; et le dernier jour une espada fameuse dans le pays, Muchores[51], tuera le taureau. L'amphithéâtre est carré; il masque le rez-de-chaussée de deux côtés de la place, dont les balcons et les fenêtres feront, le jour de la corrida, autant de premières et de secondes loges. Les greniers seront le paradis. Ce théâtre, car c'en est bien un, est tout simplement bâti en menuiserie et en charpente, avec d'innombrables gradins, les plus rudes qui soient, et de ma fenêtre je puis distingue le numérotage des planches.[52][...]

 

Impossible de mieux marquer l'opposition de la manière hugolienne de voyager par rapport à celle de Théophile Gautier. L'indifférence de Victor Hugo paraît presque provocante, quand on sait que dès cette époque Pampelune était la deuxième place de corrida après Madrid. Il n'orthographie même pas correctement le nom du torero, Cucharès, l'un des premiers à cette époque. Les renseignements qu'il donne sur l'aménagement de la place en vue des courses sont en revanche précis ; ils peuvent être recoupés par le reportage que Théophile Gautier consacrera trois ans plus tard à la transformation analogue, à Madrid, de la Plaza Mayor en plaza de toros : il s'agissait alors des fêtes données par la reine en l'honneur du mariage de l'infante. Ce qui amène le lecteur à se poser une ou deux questions qui ne semblent pas effleurer l'esprit de Victor Hugo : n'y avait-il vraiment pas d'arènes permanentes à Pampelune en 1843 ?[53] Si surprenant que cela puisse paraître, Pampelune, capitale de la Navarre, célèbre pour ses courses annuelles dédiés à Saint-Firmin, n'a eu des arènes permanentes qu'en 1844[54]; les corridas avaient lieu place del Castillo, comme l'indique Victor Hugo. Autre étonnement : la date de la san Firmin n'a pas varié du XIXe au XXe siècles; les réjouissances ont lieu immuablement du 4 au 14 juillet. Que sont donc ces courses organisées du 18 au 22 août ? Les courses «ordinaires», mais retardées pour des raisons diverses, sans doute liées à la situation politique particulièrement troublée ? Ou des fêtes officielles, pour fêter à l'espagnole le changement de régime récemment intervenu, que la Navarre tout entière ne pouvait que saluer avec enthousiasme ? Attentif pourtant aux répercussions diverses des événements graves qui se déroulent alors en Espagne, Victor Hugo n'en dit pas un mot.

Il est donc permis de conclure sur ce point sans trop d'hésitation : l'Espagne chère à Victor Hugo est une Espagne sans corridas. S'il est avéré qu'il n'en est guère amateur, est-il pour autant un militant anti-corrida ? Il n'aurait pas dans ce cas habillé comme il le fait l'adolescente Pepa, qui resplendit dans le poème «Pépita» de L'Art d'être grand-père:

 

Tout cela, jupe de moire,

Veste de toréador,

Velours bleu, dentelle noire,

Dansait dans un rayon d'or[55] .

 

La tauromachie qui apparaît ainsi dans un contexte ingénument érotique, est complètement débarrassée de son tragique, et réduite à la parure d'une coquette de seize ans qui estoque gentiment son benêt d'amoureux avec la complicité d'un dragon à cheval. Rien de tragique non plus dans la Cancion qui remet la veste du toreador sur les épaules d'un personnage masculin qui ne serait guère plus qu'un de ces gueux qui peuplent le théâtre intérieur de Victor Hugo :

 

J'avais une bague, une bague d'or

Et je l'ai perdue hier dans la ville;

Je suis pandériste et toréador,

Guitare à Grenade, épée à Séville[56].

 

n'était la couleur andalouse dont le revêt son double statut de musicien de rue et de «toréador».

 

A quoi pense une mule espagnole

Il serait imprudent d'interpréter ce silence sans tenir compte du contexte où ces notations se situent; il serait possible d'en tirer argument pour en déduire une opposition ferme mais tacite de Victor Hugo au principe même de la corrida. Mais pourquoi s'en tairait-il ? Pour ne pas offenser les Espagnols ? Pour ne pas altérer l'image idéalisée que Pampelune ressuscite en lui de la «vieille Espagne» de son enfance ? Faut-il donc conclure à son indifférence complète ? Mais alors le contexte immédiat donnerait à cette indifférence un relief singulier, qui en ferait l'équivalent d'une tolérance, sinon d'une approbation non moins tacite. Car cette indifférence ostensible à un spectacle exotique auquel il n'envisage pas de participer ne déroge pas vraiment aux pratiques de Hugo voyageur, plus attentif aux curiosités historiques, aux beautés architecturales ou aux trésors artistiques qu'aux mœurs des habitants. Le séjour à Pampelune ne fait pas exception : les pages qui lui sont consacrées sont remplies de notations très précises sur les monuments de la ville, et notamment sa cathédrale; les beautés (et les laideurs) architecturales semblent avoir requis exclusivement son attention. Mais il se trouve que les pages qui précèdent cette notice sur Pampelune révèlent pour la première fois dans son œuvre un Hugo sérieusement attentif au problème philosophique de la condition animale.

Le prétexte en est un développement obligé, pour tout voyageur en Espagne, sur les mules espagnoles attelées aux diligences, leurs exploits, leurs caprices et l'énergie de ceux qui les mènent : Théophile Gautier est intarissable sur le sujet. Victor Hugo ne manque pas à la tradition, et le texte qu'il leur consacre est d'une verve indépassable. Mais le paragraphe qui suit prend un tour très différent et va au-delà de ce registre de pittoresque et d'humour léger. À cette description menée tout en extériorité succède en effet sa reprise du point de vue des mules elles-mêmes, au moins sur le mode interrogatif:

 

Je me demandais : que peut-il se passer et que se passe-t-il en ces pauvres mules, qui dans l'espèce de somnambulisme où elles vivent, vaguement éclairées des lueurs vacillantes de l'instinct [...] sentent s'acharner sur elles dans cette ombre et dans ce tumulte trois satans qu'elles ne connaissent pas, mais qu'elles sentent, qu'elles ne voient pas, mais qu'elles entendent ? Que signifie pour elles ce songe, cette vision, cette réalité ? Est-ce un châtiment ? Mais elles n'ont pas fait de crime. Que pensent-elles de l'homme [57]?

 

Le texte a été très travaillé, de telle sorte que cette question qui surgit tout à coup n'ait rien d'une improvisation frivole, sans qu'il y ait la moindre rupture de ton entre la fantaisie descriptive et les interrogations philosophiques les plus graves, dans un domaine jamais encore abordé à cette date dans les écrits de Victor Hugo. Or celui-ci fait en sorte que le lecteur les prenne au sérieux, en dépit – il vaudrait mieux dire en raison même - de leur manque apparent de sérieux. Tout d'abord, pour ménager entre les deux registres une transition sans heurt, le narrateur prend le lecteur à témoin pour décrire l'état singulier où il se trouve quand ces idées surgissent en lui :

 

Vous connaissez cette somnolence à la fois opaque et transparente où l'esprit flotte à demi noyé, où les réalités qu'on perçoit confusément tremblent, grandissent, chancellent, s'effarent, et deviennent des rêves tout en restant des réalités.

 

Y a-t-il un lieu plus approprié que l'Espagne pour noter ce qui surgit dans une âme s'obstinant à penser dans «le sommeil de la raison» ? Il y a comme un reflet des Caprices de Goya dans «cette rêverie grossissante» où «les bouches des gens qui parlent sonnent comme des trompettes; [...] la lanterne du postillon flamboie comme Sirius : l'ombre qu'elle projette sur le pavé semble une immense araignée qui saisit la voiture et la secoue entre ses antennes.» Ce sera aussi bien l'univers de certains dessins de Jersey[58]... Mais il ne s'agit pas d'une pièce de plus à verser au dossier de la fantaisie de Victor Hugo, car ce n'est pas en artiste qu'il se présente ici, mais en philosophe résolu à poser, avec les réserves et les précautions rhétoriques nécessaires, le redoutable problème (que Gérard de Nerval affrontera à son tour quelque dix ans plus tard) des vérités auxquelles pourrait donner accès «l'épanchement du songe dans la vie réelle[59]». Victor Hugo poursuit en effet ainsi :

 

[...] N'y a-t-il pas quelquefois de la raison dans les hallucinations, de la vérité dans les rêves et les états étranges de l'âme ne sont-ils pas pleins de révélations ?

Eh bien, vous le dirai-je ? Dans cette situation où tant de philosophes ont vainement essayé de s'étudier eux-mêmes, des doutes singuliers, des questions bizarres et neuves se présentaient à ma pensée[60].

 

Il s'agit donc bien d'un cogito : «je rêve, donc je pense», qui valide la «révélation» que les bêtes pensent en montrant le philosophe plongé dans un état psychologique analogue à ce qui pourrait être un régime de pensée animale. Les termes, de part et d'autre de la coupure entre humanité et animalité, se répondent : aux «réalités qui deviennent des rêves» aux yeux du voyageur correspond «ce songe, cette vision» qui est aussi «cette réalité» dans l'âme des animaux. Plus largement, le champ lexical où puise le registre pittoresque est identique à celui de la rêverie des mules, à ceci près que l'emploi des termes, ludique dans le premier cas, devient sérieusement métaphysique dans le second : les termes de «gnôme», de «démon», de «spectre» n'engagent à rien dans un contexte de description fantaisiste, mais les «trois satans» inconnus qui tourmentent ces pauvres mules leur apparaissent véritablement comme les agents d'un «châtiment» prononcé par on ne sait quel tribunal pour une faute inconnue. Donc les mules pensent, et peut-être se posent-elles, elles aussi, des questions beaucoup plus vastes que celle que leur attribue le voyageur, qui se voit retourner sa propre perplexité dans un troublant effet de miroir : «Que pensent-elles de l'homme ?»

Les précautions que prend Victor Hugo, académicien, pair de France, apte sinon candidat à d'éminentes fonctions, pour présenter cette hypothèse, prouve à quel point il la prend au sérieux, conscient des graves implications philosophiques et religieuses qu'elle comporte. Et dans la suite du texte il élargit sa réflexion en esquissant une conception de la nature qui implique une charte des devoirs de l'homme envers l'animal.

 

Ô mon ami, si la nature en effet nous regarde à de certaines heures, si elle voit les actions brutales que nous commettons sans nécessité et comme par plaisir, si elle souffre des choses méchantes que les hommes font, que son attitude est sombre et que son silence est terrible!

Nul n'a sondé ces questions. La philosophie humaine s'est peu occupée de l'homme en dehors de l'homme, et n'a examiné que superficiellement et presque avec un sourire de dédain les rapports de l'homme avec la chose et avec la bête qui à ses yeux n'est qu'une chose. Mais n'y a-t-il pas là des abîmes pour le penseur ? Doit-on se croire insensé parce qu'on a dans le cœur le sentiment de la pitié universelle[61] ?

 

Ce développement est légèrement en retrait par rapport à la «révélation», entrevue dans une sorte de somnambulisme, que les bêtes pourraient penser, et de ce qu'elles pourraient penser : c'est «la nature» qui prend le relais pour être l'interlocuteur et le juge de l'homme. En même temps il élude les questions métaphysiques que pose l'affirmation que les bêtes pensent pour s'en tenir au problème éthique des rapports de l'homme et de l'animal. Bien plus, la frontière entre l'homme et l'animal, qui était sur le point de s'effacer, est fortement rétablie. Le penseur ne s'inscrit pas en faux contre les philosophes qui assimilent l'animal à un objet (autrement dit qui dénient à l'animal la possession d'une âme, immortelle de surcroît). Mais c'est à des fins d'efficacité argumentative, pour étendre sa revendication de «la pitié universelle» bien au-delà de l'animal.

 

Il y a dans les rapports de l'homme avec les fleurs, avec les objets de la création toute une grande morale à peine entrevue, mais qui finira par se faire jour et qui sera le corollaire et le complément de la morale humaine.

 

Ainsi toute méprise est impossible : il ne s'agit pas de cette pitié instinctive, sentimentale, qui saisit un être humain, et peut-être même un animal, lorsqu'il voit souffrir un être assez proche de lui pour qu'il puisse s'y identifier; cette pitié n'étant en somme qu'une extension du principe de l'intérêt personnel. Il s'agit d'être conscient de la solidarité universelle qui lie tous les êtres créés. Cette vision de la nature comme un grand tout hiérarchisé au plus bas au plus haut est ancienne : elle est exposée déjà dans la préface de Cromwell, où elle est donnée comme une définition de la religion chrétienne:

 

Cette religion [...] enseigne à l’homme qu’il a deux vies à vivre: l’une passagère, l’autre immortelle; l’une de la terre, l’autre du ciel. Elle lui montre qu’il est double comme sa destinée, qu’il y a en lui un animal et une intelligence, une âme et un corps; en un mot, qu’il est le point d’intersection, l’anneau commun des deux chaînes d’êtres qui embrassent la création, de la série des êtres matériels et de la série des êtres incorporels; la première, partant de la pierre pour arriver à l’homme; la seconde, partant de l’homme pour finir à Dieu[62].

 

Peu de commentateurs ont relevé cette définition à nos yeux singulière de la religion chrétienne, que la Bouche d'ombre pourra réexposer en alexandrins solennels, sans y rien changer sur le fond, comme le signale Arthur J. Lovejoy dans son grand ouvrage The great chain of being[63] :

 

Comme sur le versant d'un mont prodigieux,

Tu vois monter à toi la création sombre,

Le rocher est plus loin, l'animal est plus près.

Comme le faîte altier et vivant, tu parais[64]! [...]

 

Comment la théorie de la chaîne des êtres pouvait-elle être en 1827 donnée – et surtout reçue – comme une définition évidente de «la religion chrétienne» ? Des trois rayons avec lesquels est forgé le catholicisme parisien sous la Restauration, deux sont à exclure : ni Le Génie du christianisme, ni l'Essai sur l'indifférence en matière de religion n'en comportent la moindre amorce[65]. Les Soirées de Saint-Petersbourg en revanche, où l'on sait que le jeune Hugo a puisé un certain nombre de ses inspirations, ouvre la voie à un «christianisme transcendental» où la chute et le châtiment concernent non seulement l'humanité, mais le monde créé dans son ensemble[66]. Nous avons la réponse à notre question : nos mules sont maistriennes, tout simplement. Ce qui n'a rien d'étonnant : dans Les Misérables la police sera donnée comme une application de l'inflexible théologie maistrienne: à force de subir leurs bourreaux, les victimes tout naturellement adoptent la théologie de leurs maîtres.

Ce texte de 1843 révèle donc un commencement de fissuration affectant les doctrines assénées avec une assurance assez naïve en 1827. D'une part la place charnière attribuée à l'homme, tout en haut de la hiérarchie des êtres matériels entre le monde matériel et le monde spirituel, est insidieusement contestée, s'il est vrai qu'une bête qui souffre est consciente non seulement de sa souffrance, mais aussi de son caractère expiatoire. Comme c'est à travers la nature que les hautes vérités spirituelles s'expriment, serait-il possible qu'un animal qui «suit la loi qui lui est propre» pourrait être plus proche du vrai que l'homme, qui «viole les intentions du créateur» ?

 

Maltraitance et mort de l'animal

En réalité, le dialogue avec Théophile Gautier remonte plus haut que le Voyage en Espagne de ce dernier. Le rapprochement que fait Victor Hugo en 1843 entre d'une part la corrida et d'autre part la maltraitance, Théophile Gautier l'avait déjà fait, dès 1838, dans ses articles sur le centre d'équarrissage de Montfaucon. C'est l'époque où Théophile Gautier communique aux mêmes lecteurs son enthousiasme pour les Caprices de Goya[67]. Lui se contente de souligner avec l'ironie pince-sans-rire qui lui est propre le rapport singulier que l'urbanisme bourgeois entretient avec l'animalité, la pourriture et la mort – les rejetant, mais au centre de son espace : c'est «Montfaucon», du 3 juin 1838[68]. L'équarrissage est le lieu où l'on tue les chevaux de la capitale lorsqu'ils sont devenus inaptes aux services que l'on attend d'eux, et surtout où l'on débite et traite leurs cadavres, pour en faire de l'engrais, industrie où s'emploie une main d'œuvre cantonnée dans les plus extrêmes confins de la misère. La description qu'il donne des lieux, déjà, est imprégnée d'une sorte de panthéisme qui annonce les descriptions de lieux infernaux dans La Légende des siècles : le paysage qui entoure la «voirie» est comme l'analogie de ce qui se pratique en son centre:

 

Pour ôter toute fuite au regard et le concentrer dans ce lieu d’horreur, l’horizon est fermé par des collines chauves, pelées, accroupies au bord du ciel en toutes sortes d’attitudes gauches et difformes; leurs épaules bossues, leurs mamelons ridés sont couverts d’une lèpre de mousse glauque d’une aridité désolante; la glaise, verdâtre comme une chair qui commence à pourrir, l’ocre aux teintes rousses, pareilles à du sang extravasé, la craie et le tuf, avec leur blancheur d’ossements, zèbrent affreusement leurs flancs décharnés: on dirait des cadavres de collines dépouillés de leur peau de terre végétale, et jetées là par la main de quelque écorcheur gigantesque; digne encadrement aux scènes que nous avons à décrire.

Un ciel hâve, plombé comme le teint d’un fiévreux de la Maremme, alourdi par les miasmes délétères qui montent de toutes parts, et si bas, qu’il semble prêt à trébucher sur votre tête, recouvre cette misère et cette désolation de sa coupole enfumée[69].

 

Et Théophile Gautier poursuit en suivant le trajet d'un cheval jusqu'à la mise à mort :

 

Du misérable, vous allez passer au fétide, du fétide à l’horrible […]

[…]Cette enseigne (de l’auberge du Superbe cheval blanc) est cruellement épigrammatique pour les pauvres animaux qui se traînent à la mort sur trois jambes, avec des sabots désemparés, le dos pelé à vif, la croupe pommelée d’écorchures, l’œil déjà bleuâtre et vitreux, et qui passent par longues files devant l’insultante auberge qu’ils ne reverront plus.[...]

Les chevaux condamnés attendent leur sort dans une écurie sans râtelier. Le râtelier est inutile: à quoi bon faire manger aujourd’hui ceux qui doivent mourir demain? on en prit un maigre, efflanqué, décrépit, on le plaça sur une dalle, les yeux bandés par une courroie, et l’équarisseur le frappa sur le front d’un marteau de fer assez petit, mais adapté à un long manche aussi de fer; l’animal tomba sur le côté, d’une seule pièce, sans tressaillement, sans convulsions, sans la moindre agitation nerveuse qui trahît la souffrance: on ne l’avait pas tué, on lui avait escamoté la vie, et cela si prestement, si adroitement, qu’il ne s’en était pas aperçu; ensuite on lui plongea un couteau dans la gorge, et le sang coula écarlate d’abord, puis violet, puis noir[70].

 

Retenons dans ces lignes moins l'expression d'une pitié que la légèreté du ton ironique rend plus perceptible encore que cette notation significative : au plus bas de la misère animale, le pire n'est pas de tuer l'animal, mais de «lui escamoter la vie». C'est à dire en somme de lui voler la mort à laquelle il a droit. Or Théophile Gautier est sans illusion sur la corrida : sa conscience des réalités de l'économie ne le quitte pas, et il sait que la corrida est, pour les chevaux, l'équivalent spectaculaire de Montfaucon : un lieu d'élimination massive de déchets vivants. Et l'enthousiasme avec lequel il suit les courses ne l'empêche pas d'être accessible à des sentiments de compassion. Relatant son initiation à la corrida, il décrit ave des détails pathétiques l'agonie d'un cheval mortellement atteint, et fait lui-même le rapprochement avec les abattages de Montfaucon : une fois mort, l'animal

 

était si mince, si aplati qu'on l'eût pris pour une découpure de papier noir. J'avais déjà remarqué à Montfaucon quelles formes étrangement fantastiques la mort fait prendre aux chevaux : c'est assurément l'animal dont le cadavre est le plus triste à voir. Sa tête, si noblement et si purement charpentée, modelée et frappée de méplats par le doigt terrible du néant, semble avoir été habitée par une pensée humaine; [...] Un cheval mort est un cadavre; tout autre animal dont la vie s'est envolée n'est qu'une charogne.

J'insiste sur la mort de ce cheval, parce que c'est la sensation la plus pénible que j'aie éprouvée au combat de taureaux [...][71].

 

Pourquoi le cheval ? Théophile Gautier pointe ici une donnée essentielle dans le débat sur la maltraitance animale : le cheval, à l'ère du charbon, joue un rôle immense parce que l'économie ne peut se passer de sa force de traction. En tant que tel il n'est guère plus qu'une chose. Mais cet emploi ne se résume pas à cette fonction; et son omniprésence dans le décor urbain, en particulier, le rend tout proche des humains. L'art de Théophile Gautier est d'éliminer non le pathétique, mais toute sentimentalité mélodramatique, avec le même souci de distanciation que de nos jours Rainer W. Fassbinder dans les célèbres plans hyperréalistes de bovins écorchés dans les abattoirs de Francfort, qui remplissent exactement cette fonction dans L'Année des treize lunes[72]. Ainsi donc la corrida est en un sens moins barbare que la voirie de Montfaucon : une agonie donnée en spectacle comporte plus d'horreur, mais moins de «misère» – donc moins de barbarie – que la mise à mort expéditive et clandestine. Le spectacle, s'il veut atteindre à l'esthétique, comporte nécessairement une dimension éthique, commune aux acteurs de la corrida et à ses spectateurs. Ainsi, quand Montes met fin à la corrida par un coup irrégulier :

 

L'épée [...] était entrée dans le front et avait piqué la cervelle, coup défendu par les lois de la tauromachie, le matador devant passer le bras entre les cornes de l'animal et lui donner l'estocade entre la nuque et les épaules, ce qui augmente le danger de l'homme et donne quelque chance à son bestial adversaire[73].

 

On remarquera que les «règles» ici transgressées ne relèvent pas seulement de l'esthétique, mais aussi de l'éthique; pour qu'une tension dramatique maintienne «l'intérêt» du spectateur, il importe que le partenaire, tout bestial qu'il est, soit respecté en tant que partenaire d'un combat, et ne soit pas traité comme un «nuisible» que l'on élimine.

D'où il résulte une sorte de loi : à chaque espèce d'animal la mort qui lui convient – et qui est conforme avec le rapport que nous avons avec cette espèce. Mais la mort d'un animal ne peut en aucun cas être mise en équivalence avec la mort d'un homme : il y a une sorte d'impropriété scandaleuse à utiliser contre la corrida les textes que Victor Hugo a écrits contre la peine de mort. Il s'exprime à ce sujet avec la plus grande netteté dans les proses philosophiques de 1860-1862 :

 

On abat un rocher, on abat un chêne, on abat un chien; le meurtre commence à l'homme; l'homme seul peut être assassiné[74].

 

Victor Hugo ne revient pas à son dualisme «chrétien» de 1827, mais dans la chaîne des êtres, il tient à marquer la place spécifique qui est celle de l'homme :

 

Vous êtes-vous jamais rendu compte de ce qu'est le droit de l'homme sur cette terre ? Son droit sur les choses est illimité; son droit sur les bêtes est effrayant. Détruire les choses pour les transformer à sa guise, tel est son premier droit. Pour ce qui est des animaux, il peut sans crime, pourvu qu'il ne les fasse pas souffrir inutilement, les prendre, les enchaîner, les atteler, les accoupler, les asservir, les vendre, les émasculer, les tuer, les manger[75].

 

Victor Hugo n'a donc jamais adhéré à l'éloge paradoxal que fait Théophile Gautier des jeux du cirque romain :

 

Le Cirque et le Combat, voilà tout ce qui reste des anciens jeux romains et des fêtes gigantesques données par les empereurs au peuple souverain. Les philanthropes et les amateurs de vaudevilles palingénésiques auront beau dire [...] les courses de taureaux, comme elles se font en Espagne, et que malheureusement nous n'avons point vues, doivent être le divertissement le plus vif et le plus attachant du monde. [76]

 

Ou encore, à propos du spectacle donné à Paris par le dompteur Isaac Van Amburg :

 

Par la poignante émotion que donne ce spectacle, nous pouvons comprendre la passion furieuse des Romains pour les jeux du Cirque [...] Ceci paraîtra cruel à bien des gens, mais au moins ces spectacles inspiraient un noble mépris de la vie, et ne manquaient pas d'une sorte de grandeur sauvage. Selon nous, les vaudevilles qui tournent tout en dérision et font ressortir le côté ignoble des choses, sont beaucoup plus barbares, plus malsains et plus immoraux que les combats du Cirque. Le sang est moins immonde que la boue, et la férocité vaut mieux que la corruption [77]

 

Argumentaire ancien : Fénelon déjà estimait que l'utilité des bêtes sauvages était de servir à des jeux simulant les combats guerriers, afin d'épargner aux hommes le fléau de la vraie guerre[78]; et Rousseau reconnaissait à la corrida le mérite d'avoir doté la nation espagnole d'une énergie indomptable, et recommandait aux Polonais des jeux inspirés de ce modèle[79]. Plus près de Hugo, Edgar Quinet lui-même, ayant assisté à une corrida lors de ses vacances en Espagne, jugeait ce spectacle tout à fait propre à inculquer au peuple les vertus civiques et républicaines.

L'imaginaire de Victor Hugo est tout entier dominé par la vision de la Rome impériale et décadente; de 1823[80] à 1854[81] l'image des jeux du cirque, toujours aussi atroce, s'élargit aux dimensions de l'empire tout entier :

 

Ainsi que dans le cirque atroce et furieux,

L'agonie était là, hurlant sur chaque marche.

 

Le destinataire de ces vers lui-même, intervenant lors d'une séance des Tables, sous le nom de Vox deserti, plaignait les lions qui

 

Regardaient Rome en fête attroupée et sauvage

Applaudir leur cri rauque et faire de leur cage

Un tréteau d'histrions[82].

 

Condamnations qui ne sont pas applicables à la corrida en elle-même. Car ce qui suscite l'indignation, c'est que l'homme avide d'émotions ignobles entraîne des animaux nobles dans sa dégradation en leur enseignant à commettre des crimes sanglants.

 

La corrida comme modèle dramaturgique

Il reste à traiter rapidement un dernier point : si la corrida est étrangement quasi absente de l'œuvre de Victor Hugo, ne se pourrait-il pas qu'elle inspire souterrainement la construction de certains textes ? Réduite à l'essentiel : le combat singulier d'un homme – un belluaire – et d'une bête sauvage, n'est-elle pas source d'un tragique particulier ?

Le premier de ces textes serait Ruy Blas. Si la coutume des courses de taureaux n'y est nulle part mentionnée, ne serait-ce pas parce que la pièce elle-même est construite selon les lois d'une corrida ? Le premier rapprochement serait celui de l'organisation de l'espace. Un héros doué d'une énergie exceptionnelle est introduit à l'improviste, sans préparation, dans un espace clos et pourtant public, où il est contraint d'évoluer selon des règles qu'il ne connaît qu'imparfaitement et de livrer un combat qui n'a de sens que par sa destruction finale. Mais le rapprochement le plus significatif est le rôle décisif du leurre. L'amour de Ruy Blas pour la reine, si sincère qu'il soit, joue le rôle du leurre qui dissimule une arme mortelle; version épurée, et même inversée, de la corrida : c'est le maître du leurre qui périt par l'épée, tandis que sa victime accède définitivement à l'héroïsme, dans le moment de vérité où tous les faux semblants s'évanouissant, un «noble désespoir» le pousse à s’enferrer sur l’inflexible rigueur de «l’impardonnable». Renversement conforme aux valeurs hugoliennes. Au lion d’Androclès aussi il dira plus tard:

 

Et, l’homme étant le monstre, ô lion, tu fus l’homme.

 

Le second serait le texte qui décrit, sous le titre «Vis et vir», le combat du canonnier contre la caronade désamarrée, au début de Quatrevingt-treize. Combat qui, comme on sait, est l'analogie de ce qui se passe au même moment à Paris, le 1er mai 1793 : le combat d'une insurrection ivre contre la Convention et qui aboutit à l'arrestation des Girondins – et à la ruine de la Révolution. Combat superlatif, qui surpasse et englobe tous les autres, y compris la corrida :

 

Que devenir avec cette énorme brute de bronze ? De quelle façon s'y prendre ? Vous pouvez raisonner un dogue, étonner un taureau, fasciner un boa, effrayer un tigre, attendrir un lion; aucune ressource avec ce monstre, un canon lâché[83].

 

Dans le détail du combat, on retrouve les alternances de provocations, de ruses, d'attaques brutales et d'esquive qui caractérise la corrida telle que la décrit Mérimée :

 

«Viens donc!», lui disait l'homme. Elle semblait écouter.

Subitement elle sauta sur lui. L'homme esquiva le choc.

La lutte s'engagea. Lutte inouïe. Le fragile se colletant avec l'invulnérable. Le belluaire de chair attaquant la bête d'airain. D'un côté une force, de l'autre une âme.

[...]

Une âme; chose étrange, on eût dit que le canon en avait une, lui aussi. Mais une âme de haine et de rage. Cette cécité paraissait avoir des yeux; le monstre avait l'air de guetter l'homme. Il y avait, on l'eût pu croire du moins, de la ruse dans cette masse.; elle aussi choisissait son moment[84].

 

Ce qui correspond très exactement au passage où Mérimée explique que le taureau et le torero cherchent chacun, symétriquement à deviner et à déjouer la stratégie de son adversaire.

On pourra encore comparer le texte de Mérimée et celui de Hugo :

 

Enfin le taureau impatient s'élance contre le drapeau rouge dont le matador se couvre à dessein. Sa vigueur est telle qu'il abattrait une muraille en la choquant de ses cornes; mais l'homme l'esquive par un léger mouvement de corps; il disparaît comme par enchantement...[85]

 

Chez Hugo on trouve un même schéma imaginaire de l'affrontement entre la quasi-bête et l'homme :

 

Le canon sembla se dire tout à coup : Allons! Il faut en finir! Et il s'arrêta. On sentit l'approche du dénoûment. Le canon, comme en suspens, semblait avoir ou avait, car pour eux c'était un être, une préméditation féroce. Brusquement il se précipita sur le canonnier. Le canonnier se rangea de côté, le laissa passer, et lui cria en riant : «À refaire!» Le canon, comme furieux, brisa une caronade à bâbord [...][86]

 

Ce rapprochement n'est ni anecdotique ni anodin : c'est une manière de souligner comment la frontière entre l'inanimé et l'animé, ou entre l'animal et l'homme, semble vaciller, dans certains cas ou certaines situations (dont la corrida). Le taureau est presque une conscience, et c'est ce presque qui légitime le coup d'épée, esthétiquement comme éthiquement.

Au terme de ces analyses reste ce paradoxe : Victor Hugo était fort bien documenté sur les courses de taureaux, il a lu avec attention et retenu les grands textes qui pouvaient le renseigner; pourtant, malgré la présence insistante de l'Espagne dans son imaginaire, malgré la force de son engagement en faveur de «la pitié universelle», son œuvre est presque complètement silencieuse sur la corrida. Il est toujours délicat d'interpréter un silence : fascination inavouée ou réprobation secrète ? Les deux hypothèses sont recevables, et ne sont même pas forcément incompatibles. Il ne l'a jamais explicitement condamnée. Le seul argument – et il n'est pas mince – peut être appliquée à la corrida : Victor Hugo a condamné à plusieurs reprises et avec la plus grande fermeté la bassesse des sentiments qui animent des spectateurs réunis pour assister à un spectacle de violence, quel qu'il soit: exécution capitale, combats de boxe ou jeux du cirque. C'est bien le seul argument que l'on puisse légitimement lui emprunter contre le spectacle des courses de taureaux.

Il a connu à coup sûr le paradoxe de la corrida, nouvel objet esthétique apparu en Espagne au début du XIXe siècle, genre de spectacle irréductible à tout autre, et qui met en question aussi bien la définition même de la théâtralité, comme le souligne avec insistance Théophile Gautier, qui tente plusieurs solutions pour expliquer quel genre de sublimation rend admissible un spectacle de violence, que les idées reçues sur les rapports de l'homme et de l'animal. S'il est dérisoire de prétendre que la violence de la corrida est du même ordre que celui du drame romantique (ou même du roman), ce paradoxe esthétique est peu de chose en face de l'océan de maltraitance animale au XIXe siècle. En fait la principale objection que l’on faisait au XIXe siècle à la corrida était l’extermination massive de chevaux: Théophile Gautier y répond à sa manière en suggérant qu’elle passe à côté de la question: c’est la nécessité économique qui est porteuse de barbarie, et non le rite du combat contre le taureau.

C'est la maltraitance animale qui est le champ d'intervention principal de Victor Hugo, au nom de la solidarité qui unit dans la nature la totalité de la chaîne des êtres. Mais ici encore il est indécent d'assimiler ce combat à celui qu'il mène contre la peine de mort, et la mort de Tapner à celle du taureau Napoléon. Si Hugo affirme que l’homme a des droits et des devoirs sur toute la création et des devoirs envers lui-même, nulle part dans ses écrits n'apparaît l'idée d'un droit de l'animal. Si l'animal a une âme, c'est une étincelle de la vie universelle, et qui retourne à la vie universelle. Seul l'homme a une âme qui lui confère une responsabilité.


 

Une version abrégée de cette communication a été publiée dans la revue Toros, 19 novembre 2010, n° 1890, p. 16-18, sous le titrre "La tauromachie dans les oeuvres de Victor Hugo".


[1] Préface de M. Agulhon, Connaissances et savoirs, 2005.

[2] Le titre complet est : Le spectacle et ses enjeux : danse et tauromachie selon Théophile Gautier», communication au colloque «Théophile Gautier, l’Art et l’Artiste», actes publiés dans le Bulletin de la société Théophile Gautier, 1982, t.2, p. 185-206.

[3] Op. cit., p. 110-111.

[4] Ibid., p. 140-141.

[5] Jean-Louis Marc, «Victor Hugo contre la corrida ? Une mystification littéraire!», sur le site internet de la Fédération des sociétés taurines de France, www.torofstf.com

[6] Voir Gustave Lanson, «Un document espagnol sur le séjour de Victor Hugo à Madrid», RHLF, 1927, p.189-206.

[7] Pendant longtemps, à Madrid comme ailleurs, avaient lieu effectivement sur une place, barricadée et aménagée pour la circonstance. Les premières arènes ont été construites à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Le terme a continué à désigner le lieu où se déroulaient les courses.

[8] Sur l'histoire de la corrida, on pourra se reporter à l'élégante et précise synthèse de Claude Pelletier, L'heure de la corrida, Gallimard, coll. Découvertes Gallimard, 2006. Sur cette interdiction, voir p. 64.

[9] Abel Hugo, Précis des événements qui ont conduit Joseph Napoléon sur le trône d'Espagne, Paris, Imprimerie de E. Picard, 1823. Donnée confirmée par Napoléon et Joseph, Correspondance intégrale, édition établie par Vincent Hægele, Tallandier, 2007, p. 545 : « Il y a eu aujourd’hui combat de taureaux. Le peuple s'y est porté en foule». Lettre du 27 juillet 1808.

[10] Mesonero Romanos, Memorias de un setento, ch. IV, p. 31-46.

[11] Malgré les railleries anticléricales du témoin. Voir dans Jacques le Goff, La Naissance du purgatoire, Gallimard, coll. «Bibliothèque de l'histoire», le chapitre «Naissance du Purgatoire», p. 177 à 311.

[12] Cette interprétation contredit celle qui a été avancée par Gustave Lanson dans son article «Un document espagnol sur le séjour de Victor Hugo à Madrid», RHLF, 1927, p.189-206. Comme le patron du collège était san Antonio, il suppose que c'est à l'occasion de la fête de ce saint que la messe publique a été célébrée et le pèlerinage organisé. Mais cette hypothèse ne cadre pas avec le détail, incontestable, de la statue de san Isidro.

[13] «La séparation matérielle si prolongée avait créé une séparation morale», Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, p. 219.

[14] Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, p. 207.

[15] Voir la Correspondance de Napoléon et de Joseph, n° 1333, 2 mars 1810, «J'écris à Julie de se rendre auprès de moi avec mes enfants» et la note.

[16] «Une compagnie de cavalerie ».

[17] Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, p. 216. Le lapsus a été pieusement reproduit par J.-B. Barrère, op. cit., t. II, p. 107.

[18] Mais non le seul, contrairement à ce que dit le témoin : Goya a fait le portrait du jeune Victor en uniforme de page du roi Joseph, aux côtés de son père le général Nicolas Guye; voir Pierre Gassier, Goya témoin de son temps, Bibliothèque des arts, 1983, p. 218.

[19] Massin I, p. 1224. On notera que ce nombre de 17 chevaux est celui que donne Adèle, en l'attribuant à un souvenir de Victor : souvenir livresque, semble-t-il.

[20] Ibid. Allusion aux têtes et aux membres humains coupés et cloués sur des arbres, vues en Italie : Victor Hugo. raconté par Adèle, p. 123. C'était en 1808.

[21] Massin, I, p. 1236.

[22] Vincent Haegele, op. cit., p. 545.

[23] Cité par Maurice Agulhon, «Le sang des bêtes», Romantisme, n° 31 (1981), p. 104.

[24] Massin V, p. 956.

[25] IIème série, tome 3. Voir Maurice Amara, Delacroix, un voyage initiatique, Non-lieu, 2006, p. 238.

[26] L'article commence par ces mots «Les courses de taureaux sont encore très en vogue en Espagne». Romans et nouvelles, Garnier, p. 385.

[27] Ibid., p. 386.

[28] Ibid., p. 608; ce texte de la correspondance date de 1853.

[29] Ibid., p. 399.

[30] Dans la nouvelle Gil Polo, combattant le taureau seul, à cheval, était le personnage principal; dans la corrida moderne, les picadors ont pour fonction non de combattre le taureau, mais de mettre à l'épreuve la bravoure de l'animal en provoquant, puis en repoussant ses assauts.

[31] Mérimée utilise aussi, dans la même page, le mot «torero».

[32] Ce n'est qu'à partir de 1928 que les chevaux ont porté des caparaçons pour les protéger contre les cornes du taureau.

[33] RDDM, 1831-4, 1er novembre, p. 279-302.

[34] Voir Massin IV, p. 1265, «Extraits du Journal d' Antoine Fontaney».

[35] Massin V, p. 1010.

[36] «La Légende de la nonne», Massin IV, p. 478.

[37] Voir Claude Pelletier, L'Heure de la corrida, Gallimard, «Découvertes Gallimard», p. 75 et suivantes.

[38] Voir sur ce sujet Francis Wolff, Philosophie de la corrida, Fayard, 2008.

[39] De la littérature considérée comme une tauromachie (1946).

[40] «Examen de minuit», Les Fleurs du mal, additions de la troisième édition.

[41] FSTF, 14 février 2008, article cité; voir la note 5..

[42] Feuilles paginées, f° 41, Massin V, p. 1OO8. R. Journet et G. Robert datent ce folio entre octobre 1834 et septembre 1835.

[43] Extraits du «Journal de Fontaney», Massin IV, p. 1271.

[44] Théophile Gautier, Voyage en Espagne, p. 317.

[45] Voir sur ce point C. Pelletier, op. cit., p. 47.

[46] Voir notamment, pour la description des arènes, Voyage en Espagne, ch. VII, p. 128.

[47] Victor Hugo, t. I, 1802-1851, Avant l'exil, p. 881.

[48] Voir la Correspondance générale de Théophile Gautier, t. I et II, Droz, 1985 et 1986.

[49] Voyages, éd. Laffont, p. 854.

[50] Voyage en Espagne, p. 297-298.

[51] «Muchares» dans Massin VI, p. 914.

[52] Ibid., p. 837.

[53] Gilberte Guillaumie-Reicher répond par l'affirmative, mais sur la seule foi de Victor Hugo, semble-t-il.

[54] Emmanuel de Marichalar, Le Souffle dans le dos, encierros de Pampelune et d'ailleurs, J&D éditions, Biarritz, 1997, p. 27. L'originalité de Pampelune était déjà son encierro, dont le trajet était variable et qui exigeait une participation des habitants pour barrer temporairement les rues. On comprend mieux que pour les courses aussi on ait eu longtemps recours à des dispositifs provisoires.

[55] L'Art d'être grand-père, IX, «Les fredaines du grand-père enfant». Poésie III, p. 788. Si l'âge que le poète se donne (8 ans) correspond effectivement avec celui qu'il avait à l'époque de son séjour à Madrid, la Pépita dont parle le Victor Hugo par un témoin de sa vie ne pouvait avoir 16 ans, sa mère la marquise de Monte Hermoso, ayant tout juste 26 ans à cette époque. Voir Alexis Ichas, Madame de Montehermoso, Atlantica, 2001.

[56] «Cancion», 20 décembre 1854, Toute la lyre, VII, 23, V, Poésies IV, p. 483. Il s'appelle Gil, ce qui évoque peut-être le Gil Polo du récit d'Abel. Sa belle s'appelle Jeanne, ce qui est peu andalou, mais rappelle peut-être la Juanita qui apparaît dans les «Feuilles paginées,» f° 48, Massin IV, p. 976.

[57] Op. cit., p. 823-824.

[58] Jean-Bertrand Barrère, qui ne cite pas ce texte parmi les échantillons de «fantaisie», note toutefois le lien entre «les expériences physiques des voyages [et] les expériences spirites et métaphysiques de Jersey (La fantaisie de Victor Hugo, t. II, p. 80).

[59] Voir Aurélia, édition Pichois, collection de la Pléiade, t. III, p. 699.

[60] Ibid., p. 823 (mais le texte est rectifié d'après l'édition du Club français du livre, t. VI, p. 902-904).

[61] Ibid., p. 824.

[62] Critique, p. 7.

[63] A study of the history of an idea, Harvard University Press, 1970 (1933), p. 81.

[64] Les Contemplations, VI, 16, v. 130 et suivants.

[65] Voir l'article de Victor Hugo sur l'Essai..., Massin II, p. 444 : Lamennais, tel que le critique le comprend, dénie à l'animal toute «intelligence». Dans la réédition de 1834, deux des paragraphes consacrés aux êtres tout à fait inférieurs – aux athées et aux juifs – sont supprimés, mais non ceux qui concernent les animaux. (Massin V, p. 135-137).

[66] Voir sur ce sujet l’article de Bernard Sarrazin, «Le comte et le sénateur ou la double religion de Joseph de Maistre», Romantisme n° 11, 1976, p. 15-27. C'est surtout dans la cinquième soirée qu'est présentée l'idée d'une chaîne continue qui va «du ciron à l'homme».

[67] «Les Caprices de Goya», La Presse, 5 juillet 1838.

[68] Article repris dans Caprices et Zigzags, 1845.

[69] Caprices et zigzags, p. 287.

[70] Ibid. Sur ce thème de la mort des différentes espèces d’animaux, voir Francis Wolff, Philosophie de la corrida, Fayard, 2007, p. 41.

[71] Voyage en Espagne, p. 136-137. C'est probablement ce rapprochement entre Montfaucon et la corrida qui est à l'origine des vers 2490-2510 de Dieu, «L'océan d'en haut» (Nizet, 1960, P. 116-117), qui reprennent presque textuellement les expressions de Théophile Gautier. Notons que le développement sur «les noirs combats du bœuf des Asturies» est une addition marginale et postérieure. La mention des Asturies prouve en outre que Hugo pense aux courses de Pampelune, qui faisaient venir des bêtes de l'Aragon ou du pays basque, et non celles de Madrid, où le bétail venait de Castille (Voir Claude Pelletier, op. cit., p. 47 et 71). On notera aussi que l'Ange s'apitoie non sur le taureau, mais sur les chevaux massacrés.

[72] Dans L'Année des treize lunes, 1978. Voir l'analyse de ces images sur le site www.rainer-fassbinder.net.

[73] Ibid.

[74] «Philosophie – commencement d'un livre», Bouquins «Critique», p. 505.

[75] Ibid., p. 506.

[76] Feuilleton sans titre de La Presse, 23 juillet 1838.

[77] Feuilleton de La Presse, 19 août 1839.

[78] Traité de l'existence de Dieu, I, 2, cité par A O. Lovejoy, op. cit., p. 186.

[79] Considérations sur le gouvernement de Pologne, Œuvres complètes, t. III, p. 963, cité par Jean-Luc Guichet, Rousseau, l'animal et l'homme; l'animalité dans l'anthropologie des Lumières, Editions du Cerf, 2006, p. 367-368.

[80] Date de «Le repas libre», Poésie I, p.136-137.

[81] Date de «Au lion d'Androclès», Poésie II, p. 593-595.

[82] Séance du mardi 25 avril 1854, Les Vents du tombeau, La Licorne ailée, 2002, p. 336.

[83] p. 808.

[84] Ibid., p. 811. Comparez avec le texte de Mérimée, op. cit., p. 395-396.

[85] Ibid., p. 396.

[86] Romans III, p. 811.