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Séance du 27 novembre 2010

Présents : Josette Acher, Clélia Anfray, Stéphane Arthur, Gérard Audinet, Patrice Boivin, Chantal Brière, Brigitte Bruaud Denamur, Brigitte Buffard-Moret, Catherine Camp, Armand Erchadi, Pierre Georgel, Jean-Marc Hovasse, Loïc Le Dauphin, Sophie Lucet, Jérémie Majorel, Sophie Mentzel, Claude Millet, Claire Montanari, Yoshikino Nakano, Yvette Parent, François Rancillac, Guy Rosa, Sylvie Vielledent, Vincent Wallez


Informations

 

Une minute de silence est observée en mémoire d’Anne Ubersfeld, qui a tant apporté aux études théâtrales et au Groupe Hugo. Celui-ci ne l'oubliera jamais.

 

 Comme la vie continue, c’est tout de même avec joie que Claude Millet annonce que Marie Perrin a donné naissance à un petit Félix et Caroline Julliot à un petit Gabriel.

 

Claude Millet annonce par ailleurs que Bernard Degout, conservateur de la Maison de Chateaubriand à La Vallée aux Loups, propose que la dernière réunion du groupe Hugo, en juin, se tienne en ce très bel endroit. Cette bonne idée est unanimement approuvée.

 

Guy Rosa raconte une anecdote à la gloire de l’esprit du web. Ayant observé qu’un site publiait Les Misérables avec une annotation anonyme mais où il reconnaissait celle dont il est l’auteur, il a envoyé un mail désagréable au gérant du site. Qui lui a répondu très aimablement en expliquant les circonstances de cette faute dont il était désolé et qu’il allait réparer. Ce qu’il a fait, en ajoutant, de sa propre initiative, un lien vers notre site.

 

Claude Millet se réjouit d’accueillir Gérard Audinet, nouveau conservateur de la Maison Victor Hugo, et François Rancillac, directeur du Théâtre de l'Aquarium à la Cartoucherie de Vincennes où il met en scène Le Roi s'amuse qu'il a créé cet été pour le festival de Grignan, et qu'elle remercie en cette période forcément surchargée pour lui d'avoir accepté de venir parler de son travail.

 


ENTRETIEN AVEC FRANÇOIS RANCILLAC, AUTOUR DE SA MISE EN SCÈNE DU ROI S'AMUSE

 

François RANCILLAC : Je précise, en préambule, que je ne suis pas spécialiste de Victor Hugo, mais amateur au sens premier du terme. Grand lecteur du théâtre de Hugo, j’ai suivi lorsque j'étudiais la philosophie les cours de Jean Maurel portant essentiellement sur Notre-Dame de Paris ­­­et L’Homme qui rit, qui m'ont ouvert beaucoup de portes. Quant au Roi s’amuse, ce texte m’a toujours particulièrement passionné, sans savoir exactement pourquoi. On ne sait d’ailleurs pas toujours pourquoi on aime un texte – on le met en scène peut-être précisément pour le savoir. Un premier projet de mise en scène a avorté en 2002. C’est finalement l’occasion qui a fait le larron, avec la proposition du château de Grignan (dans la Drôme), qui depuis vingt-cinq ans accueille une création, jouée tout l’été, cette année du 26 juin au 22 août. Avec sa façade Renaissance, le château de Grignan offrait un cadre parfait pour Le Roi s'amuse, et je me suis dit que Hugo pourrait toucher le public de Grignan, très mélangé, populaire au meilleur sens du terme, le rassembler. Et que chacun pourrait y passer par sa propre porte. J’ai donc relu la pièce, avec mes compagnons de route habituels : le scénographe Raymond Sarti et la costumière Sabine Siegwalt (je travaille avec eux depuis vingt ans). Très rapidement, il nous est apparu que la pièce résonnait étrangement avec notre société actuelle, et l’on a évidemment travaillé ces résonances : le théâtre est affaire de vivants qui parlent à des vivants.

Claude MILLET : On voit qu’un rôle moteur dans votre travail a été donné à la costumière.

François RANCILLAC : Oui, mais je tiens à ce que mes projets soient partagés par tous, Quand je décide de monter un texte, je ne suis en état de bafouillement, de bégaiement. Le texte me résiste, reste un objet mystérieux, un paysage inconnu, qu’il nous faut explorer. Je réunis d’emblée mes compères de travail, et avec Raymond et Sabine, à force de dialogues, de discussions, de rêveries communes, je saisis peu à peu la question qui est à l’origine de mon goût pour la pièce, qui pourra être ma porte d’entrée, mon fil conducteur. Un texte est comme une pelote de laine à mille couleurs, et j’essaie de trouver le bon bout de fil qui va pouvoir dérouler au maximum la cohérence et les potentialités de la pièce.  En l'occurrence, la question de la cour de François Ier, sa jeunesse et son non-rapport à la génération des pères. À partir de là, chacun s'est mis au travail, Raymond à la scénographie, Sabine aux costumes. Mais ce qui est premier, c’est quand même la scénographie. Car un costume, un corps costumé n’a de sens que par rapport à un espace donné. Avec Triboulet, personnage moteur, la question première  a été le handicap, sa difformité, sa monstruosité. Nous nous sommes dit qu’il serait intéressant, plutôt que d’affirmer cette difformité, de montrer quelqu’un qui essaie de cacher sa bosse, ce qui éviterait les éternelles images convenues à la Polichinelle (devenue inoffensives) et d’évoquer notre rapport moderne au handicap, qui est fait de gêne, de malaise avec la différence, l’a-normalité. C’est pourquoi notre Triboulet porte des bandages orthopédiques et une minerve pour structurer sa colonne vertébrale, ainsi que de drôles de chaussures (et pourtant trouvées dans le commerce !) aux talons très compensés, qui font penser aux personnes qui ont les pieds bots, et enfin une canne. Evidemment, plus Triboulet cache sa différence, plus on la voit…

Claude MILLET : Ce qui est intéressant, c’est que ce travail fait apparaître quelque chose qui est dans le texte, et qui n’était pas dans les mises en scène jusqu’à présent, ni vraiment dans les études de la pièce,  à savoir la question de la souffrance physique et de la maladie. Le corps de Triboulet comme corps malade a été très peu investi, comme vous le faites avec ces bandages orthopédiques. La souffrance de Triboulet n’est pas simplement morale, mais physique.

Guy ROSA : Dans ce qu’on voit, c’est contredit par les exploits physiques de l’acteur. Il est, visiblement, en très bonne forme et le spectateur, moi du moins, ne pense pas un instant que le personnage souffre de quoi que ce soit.

François RANCILLAC : La virtuosité de Denis Lavant explore la dislocation du corps infirme, il en fait une sorte de danse, une provocation pour la cour... Le contraste entre ce corps abîmé et les autres corps, qui sont eux bien dans la norme, permet d’opposer la santé, la jeunesse arrogante du jeune roi, des courtisans ou des voyous des bas-fonds (Saltabadil) et le corps déformé, souffrant de Triboulet. De ce point de vue, j'ai été marqué par la lecture nietzschéenne de Hugo que proposait Maurel dans les cours que j'ai suivis. On pourrait lire la pièce de Hugo comme le face à face (schématique) de l'Aristocrate, incarné par le roi, qui affirme la toute puissance de la vie et de l'Esclave, qui hait son corps et la vie, et qui n'existe, n'agit que par rapport à l’Aristocrate, dans et par cette haine qui l'aliène.

Il y a aussi dans la pièce un rapport maître/élève. Triboulet a deux élèves, l’un dans le mal (le roi), l’autre dans le bien (Blanche), et ces deux élèves lui échappent. Le roi échappe à Triboulet dans la mesure où il va chercher des femmes tout seul, hors du Louvre et sans passer par les services  de son bouffon, qui, jusqu’à présent, le maintenait sous sa dépendance en alimentant son goût pour la débauche. A un moment aussi, François Ier fait mine de vouloir ressembler à son modèle historique en se faisant l’ami des poètes et des savants, qu’il souhaiterait accueillir à la cour – et qui feraient une rude concurrence à Triboulet ! En fait, plus personne n’a de prise sur François Ier. Il échappe aussi à la malédiction de Saint-Vallier, et à un régicide dont il ne s’aperçoit même pas. C’est une sorte de figure royale insaisissable.

Claude MILLET : Comme dans Lucrèce Borgia, le roi reste en place.  Il y a eu une agitation politique mais le souverain (François Ier, le duc d’Este) reste en place dans les pièces de l’après 1830.

Clélia ANFRAY : C’est pareil dans Marie Tudor.

Yvette PARENT : Si François Ier échappe à tout le monde, quel est l’intérêt de tout le monde ?  Il est à moi, il est de moi. À quoi cela rime, si Triboulet n’est qu’une figure dérisoire ? Ce qui m’a gênée, c’est le moment où l’on voit Triboulet dire aux courtisans qu’ils sont des bâtards et ceux-ci se jeter sur lui puis s’arrêter : Triboulet est intouchable, car il fait partie du roi. Hugo va vers une idée des Misérables : il ne sert à rien de tuer le roi si on n’a pas la révolution. Le roi est intouchable tant qu’on n’a pas touché à la royauté.

François RANCILLAC : Je suis d’accord. Le discours pseudo-révolutionnaire de Triboulet est un discours totalement dérisoire et vain, d'abord  parce qu'il le prononce quand il croit avoir le corps du roi à ses pieds, alors que c'est sa fille Blanche qui est dans le sac – le spectateur le sait. Et son discours est tout de mauvaise foi, car c’est uniquement pour se venger, lui, qu'il a voulu la mort du roi : son action est toute personnelle, non politique.

Je suis moins d’accord avec la rhétorique « le roi peut tout ». Triboulet a bien un petit pouvoir sur la cour - dans la limite de la protection du roi. Son seul réel talon d’Achille, c’est sa fille. En violant Blanche, le roi atteint Triboulet dans ce qu’il a de plus intime, son amour paternel. La place des femmes dans la pièce est assez terrible, elles sont totalement chosifiées par les hommes. À l’acte III, Triboulet dénonce d’ailleurs cette instrumentalisation des femmes par les courtisans, pour leur carrière (que Monsieur de Cossé, semble-t-il provincial et donc peu au courant des us de la cour, refuse lui aussi, alors que les autres l’encouragent à laisser sa femme se laisser approcher par le roi : il en tirera profit !). Quand Triboulet les traite de proxénètes, c’est exactement cela. Et cela fonctionne de la même façon, en haut comme en bas de la société : Les aristocrates font par intérêt ce que fait Saltabadil pour survivre : ils prostituent les femmes, ils les instrumentalisent. Qu’elles soient courtisanes, prostituées ou jeunes filles à papa (comme Blanche), elles sont comme déguisées, appareillées par et pour le désir de ces messieurs (notre Blanche est ainsi comme déguisée en éternelle petite fille, tout droit sortie d’Alice au pays des merveilles).

Guy ROSA : Ce qui est gênant à la représentation, c’est qu’on ne comprend pas pourquoi le roi s’intéresse à cette petite fille pas très jolie, guère appétissante et dont le teint discorde avec le nom. A moins que le roi ne soit un  vrai pervers mais ce n’est pas ainsi qu’il est montré.  Blanche, Maguelonne, Madame de Cossé, couvrent tout le spectre de la beauté féminine. Madame de Cossé est une beauté aristocratique, altière, pleine de morgue, inatteignable ; Blanche une beauté « idéale », composée de toutes les qualités morales, pureté, générosité, douceur… ; Maguelonne, c’est le sexe, un appât et des appas. (Josiane cumule 1 et 3, Esméralda 2 et 3.) Si les personnages féminins apparaissent comme peu désirables, ce qui est le cas, alors on ne comprend plus le désir de François Ier.

Pierre GEORGEL : J’ai trouvé pour ma part  le personnage de Blanche intéressant, car c’est la chrysalide, le moment de l’éveil de la sexualité. Elle est habillée en petite fille mais avec des seins importants. Elle figure la métamorphose de la petite fille en femme : c’est une vraie lecture.

Sylvie VIELLEDENT : On peut dire aussi qu'il y a un effet de collection, et que ne pas valoriser le physique des comédiennes donne un côté pervers à François Ier.

Pierre GEORGEL : Comme dans un cabinet de beautés du XVIe siècle, où l’on collectionne les belles femmes et des types de féminité différents.

François RANCILLAC : Ce qui nous a intrigués, c’est qu’il soit tant question de sexe dans la pièce, et qu’il y ait aucune relation amoureuse partagée. Si désir amoureux il y a, il est à sens unique chez Blanche (manipulée par son galant) comme chez Maguelonne (qui ne semble rien n’attendre en retour de son client qu’elle sauve). Le coup de foudre de Blanche à la messe pour Gaucher Mahiet est d’ailleurs surdéterminé par le fait qu’elle est cloîtrée (elle tombe donc amoureuse du premier gars rencontré). Et, étrangement, Blanche reste amoureuse de celui qui l’a violée et trahie : Le sentiment amoureux est perverti. D’autre part, le roi ne fait que consommer des femmes. Madame de Cossé n’a pas à être jeune et jolie, il lui suffit d’être nouvelle à la cour pour qu’il se jette dessus.

Les doublons dans l'emploi des acteurs ont bien sûr d'abord été motivés par des raisons économiques, mais ils font finalement sens dans cette pièce où tout le monde est interchangeable : la même comédienne joue ainsi Mme de Cossé et Dame Bérarde, une digne aristocrate qui se jette sans sourciller dans les bras du roi et une brave duègne qui négocie sa protégée à son galant, telle une maquerelle : la même ignominie.

Dans la société que représente Le Roi s'amuse, il y a en fait très peu de parcours individuels. C’est une société du clan et on se moque de ceux qui viennent de l’extérieur : M. de Cossé voire le poète de cour Marot, quand on se souvient qu’il vient du peuple, comme Triboulet. Dans ces groupes très enfermés sur eux-mêmes, toutes les différences individuelles finissent par s'annuler. L’appartenance au clan est plus importante que la singularité de chacun (posture toujours bien d’actualité, avec ses effets de mode…). D'où le choix d’un costume très proche pour le roi et ses courtisans. Nous avons volontairement fait de François Ier un jeune dans sa bande.

Guy ROSA : François Ier aurait dû être davantage distingué de ses courtisans. On a peine à croire qu’il est le Roi.

François RANCILLAC : Non, c’est seulement le chef de sa bande. Il ne se différencie d’eux que parce qu’il va au bout de la débauche, de la transgression, au-delà de toute règle, de toute peur. Voilà pourquoi il ose chercher des femmes hors de la protection du Louvre, en chasse de nouveauté.

Sophie LUCET : La distribution est intéressante. Blanche a un côté « gypsy» et la scène finale est très émouvante avec la pietà inversée. Et le comédien noir qui joue Marot…

François RANCILLAC : Est d’origine guyanaise.

Sophie LUCET : En l’occurrence, cela faits sens pour pointer une altérité.

Claude MILLET : Oui, marquer une extériorité.

François RANCILLAC : Il y a encore trop peu de comédiens « de couleur » sur nos plateaux de théâtre. On commence un peu à voir des acteurs d’origine maghrébine, des noirs,  quasiment pas de personnes d’origine asiatique. Cette rareté, qui est un problème, fait que tout de suite un acteur « de couleur » dans une distribution raconte quelque chose, une « étrangeité ». L’intérêt de faire jouer Marot par un comédien noir comme Robert Parize (qui est guyanais), c'est que ce poète, dans la pièce, ne se distingue en rien des autres courtisans, sauf en ce qu’il est encore plus malin et maléfique qu’eux. Et pourtant il vient du peuple, comme Triboulet (qui le lui rappelle, à son grand dam !). Il me fait penser à ces personnes qui ont réussi à grimper dans notre société, mais au prix du reniement de leurs origines, de leur classe, de leur couleur de peau, qu’elles essaient de faire oublier, tant bien que mal...

Guy ROSA : Il a la couleur d’un esclave, et ça, c’est bien.

 François RANCILLAC : Oui, et en même temps il participe au discours ambiant des dominants.

Guy ROSA : On peut faire le même type de remarques pour Marot que pour François Ier : Marot est, pour les romantiques eux-mêmes, un des premiers poètes de langue française, comme François Ier est un des plus grands rois de l'histoire de France. Leur dévaluation était choquante du temps de Hugo et l’est encore. Anne Ubersfeld en a bien parlé.

Curieusement d’ailleurs, vous invoquez Maurel mais pas elle. Alors même que le titre de son livre, Le Roi et le bouffon, vient tout droit du Roi s’amuse.

François RANCILLAC : J'ai évidemment lu Anne Ubersfeld. En particulier ses analyses sur la tension entre les espaces « A » et « B », qui poussent les personnages à passer de l’un à l’autre, et donc l’importance de la frontière dans l’espace dramaturgique hugolien. Marot est ainsi quelqu’un qui a réussi à passer d'un espace à l'autre, en reniant son espace d’origine, alors que François Ier est le seul à pouvoir traverser sans dommage tous les espaces, dans un sens et dans l’autre, en se déguisant.

Claude MILLET : J’aime le fait que le roi soit si peu distinct des courtisans. Le pouvoir politique cède le pas dans ce drame au pouvoir social. On ne voit jamais le roi donner des ordres politiques. Il est seulement celui qui s’amuse le plus. Hormis la grâce de Saint-Vallier, qui le renvoie à ses prérogatives royales, le pouvoir du roi, c’est le pouvoir de la jeunesse dorée.

Guy ROSA : Je ne crois pas. Si on fait du roi simplement le chef de bande des aristocrates, on perd de l’intérêt de la pièce.

Claude MILLET : Il n’y a pas d’aura sacrée autour de la figure royale dans le texte.

Guy ROSA : Mais dans l’esprit des spectateurs, si. Et pas que dans l’esprit du spectateur. Le texte n’ignore pas la majesté royale : le titre de l’acte III est : « Le Roi » ; le nom du personnage, celui qui est inscrit, en majuscules et centré, au dessus  des répliques n’est pas « François », ni même « François Ier » mais bien « LE ROI ». Et puis il y a cette réplique qui faisait sourire les spectateurs parce qu’ils pensaient à notre monarque soi-disant républicain :

                                   Oh ! sais-tu qui  nous sommes ?

            La France, un peuple entier, quinze  millions d’hommes,

            Richesse, honneurs, plaisirs, pouvoir sans frein ni lois,

            Tout est pour moi, tout est à moi, je suis le roi !

Pierre GEORGEL : Et on ne retrouve pas dans votre mise en scène la référence à Titien dans la didascalie qui décrit  la première entrée du roi : « LE ROI, – comme l’a peint Titien–… ».

 François RANCILLAC : Oui, mais Victor Hugo, tout documenté qu'il soit, ne fait pas une pièce d’histoire, ce qui explique de grossières erreurs historiques, qui sont volontaires. Pour le spectateur d’aujourd’hui, reprendre le portrait du Titien, c’est renvoyer à des images d’Épinal, à une collection de vignettes, et du coup on n’entend plus la modernité du discours de Victor Hugo. La question est : que se passe-t-il quand on a tous les pouvoirs ? Et tous les pouvoirs, dégagés de tout enjeu politique ?

Guy ROSA : Cette majesté royale se trouve aussi dans l’effarement de Blanche, quand il révèle qu'il est le roi.

François RANCILLAC : Là, effectivement, apparaît le roi, mais comme simple toute puissance absolue (« Tout est à moi, je suis le roi. »).

Claude MILLET : Et c’est alors qu'il va violer la jeune fille, non à un moment d'action politique.

François RANCILLAC : Si Hugo travaille avec l’image idéalisée du roi de France, telle que le spectateur peut l’avoir en tête, c’est justement pour la bousculer,  la contredire ! Blanche, qui se retrouve soudain devant le Roi, au troisième acte, éprouve d’ailleurs à ce moment-là ce bouleversement. On voit à travers elle le télescopage de trois figures incompatibles : la figure idéalisée du roi par nos manuels d’histoire (à la Titien), celle (toute aussi idéalisée) de son amoureux romantique (Gaucher Mahiet) et celle bien réelle et présente du kidnappeur à la libido toute puissante. Voilà ce que Hugo écrit : or moi, je travaille sur ce qui est écrit.

Guy ROSA : Ce qui est choquant, c’est que le roi se confond avec ses courtisans.  Il y a pourtant entre eux une différence de qualité. Le leader d’une bande n’est pas le Prince entouré de courtisans.

François RANCILLAC : Non, d'intensité.

Vincent WALLEZ : C'est qu'on ne s’attend pas à ce que le roi s’amuse.

Pierre GEORGEL : C’est une certaine figure du pouvoir : celle du roi familier et pourtant royal, comme dans le portrait du Titien, qui le présente de profil, rompant avec l’archétype hiératique, par la grâce, le sourire, le déhanché. Le pouvoir peut être cruel et en même temps futile.

Sophie MENTZEL : Il y a une inversion par rapport à l’image du pouvoir sacré. C’est une sacralisation négative, retournée.

Claude MILLET : Oui, et à certains moments le déchaînement de la violence du pouvoir royal s’accompagne de sa désacralisation : ainsi, avec Saint-Vallier. Le roi se déhanche, ennuyé d'avoir à le recevoir. C’est le roi lui-même qui interrompt la sacralisation.

Guy ROSA : Mais pour qu’il y ait désacralisation, il faut qu’il y ait du sacré. Si, d’emblée, le roi n’est qu’un noble entre d’autres, il n’y a, pour le spectateur, ni désacralisation, ni dégradation, ni rien du tout.

Pierre GEORGEL : Quand Saint-Vallier lui rappelle son statut de roi, c’est la statue du commandeur.

Sylvie VIELLEDENT, approuvée par plusieurs : J'ai par ailleurs beaucoup apprécié le décor en vitrine de peep-shows.

François RANCILLAC : Nous tenions à mettre en regard la même fascination pour la puissance, l’argent, la violence, l’instrumentalisation des femmes, en haut comme en bas de la société décrite par Hugo et dans la nôtre actuelle. A la cour comme dans les bas-fonds parisiens, c’est l’omniprésence du voyeurisme, du narcissisme, du viol comme jouissance suprême. Et le roi circule sans obstacle d’un espace à l’autre, et y cherche la même chose. Où  est la grandeur royale là-dedans ?

Guy ROSA : Le problème, toujours le même, c’est que si les espaces sont analogues, l’idée même qu'ils devraient être différents ne peut pas venir à l’esprit du spectateur. Et l’on quitte l’Histoire pour le mélodrame.

Pierre GEORGEL : C’est là où, tout en adhérant à votre mise en scène, je regrette l’absence de référence au Titien.

François RANCILLAC : Pas besoin du Titien pour trouver Nicolas Sarkozy aussi vulgaire que François Ier.

Sylvie VIELLEDENT : Mais il n’y a pas l’Élysée sur la scène du théâtre de l'Aquarium.

François RANCILLAC : À Grignan, il y avait la façade du château Renaissance, qui créait un décalage avec notre scénographie. Certes, ce décalage visuel n’existe plus à l’Aquarium...

Brigitte BUFFARD-MORET : Il y a un personnage que vous avez traité à part, c’est Saint-Vallier. C’est une pièce en alexandrins : vos acteurs disent d’ailleurs très bien les vers. Et l’acteur qui joue Saint-Vallier (Yann de Graval) est sublime quand il dit les vers.  On sent à l'écouter que dans cette  cour, il est le seul à maîtriser le grand langage.

François RANCILLAC : Oui, c'est vrai qu'on entend avec lui un autre alexandrin, celui de la grande tragédie cornélienne, sans doute.

Pierre GEORGEL : Un des intérêts de votre mise en scène, c'est qu'elle fait apparaître le conflit de générations. Dans le texte du programme, vous donnez toutefois une lecture négative de Saint-Vallier à laquelle je n'adhère pas. Vous expliquez la futilité de la génération des courtisans par l'absence des pères, et vous dites des deux figures paternelles de la pièce, Saint-Vallier et Triboulet, qu'elles sont catastrophiques, parce que Triboulet et Saint-Vallier sont l'un et l'autre responsables de la mort de leurs filles. Or ils sont très différents. Et j'ai cru comprendre qu'à vos yeux le discours de Saint-Vallier était creux.

François RANCILLAC : Non, la parole de Saint-Vallier n’est pas creuse mais elle est totalement inefficace. Parce qu’elle arrive trop tard. Non seulement parce que Diane a déjà été déflorée par le roi, mais parce que la morale chevaleresque de Saint-Vallier n’a plus aucun sens auprès de cette jeunesse, elle n’y est absolument plus efficiente.

Pierre GEORGEL : C’est ce qu’Anne Ubersfeld a montré. Cela reste cependant un personnage de grande valeur. De fait, d’ailleurs, les spectateurs le voient ainsi.

François RANCILLAC : Ce qui m'intéressait, c'était le parallélisme entre Saint-Vallier et Triboulet, dont les deux filles passent dans le lit du roi et sont violées. A cause de leur aveuglement de pères.

Pierre GEORGEL : Diane violée, ce n’est pas dans le texte.

François RANCILLAC : Déflorée en tout cas, en dehors du mariage. Ce qui m’importait, c'est le conflit de générations ou plus précisément la non-transmission entre deux générations (ce qui n’est pas pareil). Je ne trouve pas Saint-Vallier ridicule, mais décalé.

Pierre GEORGEL : Merci des ces précisions.

Jérémie MAJOREL : Pour revenir à François Ier, Marot dit quelque chose d'essentiel lorsqu'il remarque : « C’est curieux un roi qui s’amuse en personne ». Cette "curiosité" d'un "roi qui s'amuse en personne" et qui donc rend indistincte la frontière entre le roi et ses courtisans ne me semble pas étrangère à une autre étrangeté qu'on a reprochée à Hugo, celle du franchissement des frontières qui séparent les genres.

Sophie MENTZEL : Et en ce qui concerne l'indistinction du roi et des courtisans, il faut rappeler qu'il y a beaucoup d'échos entre Le Roi s'amuse  et Henri III et sa cour, où le même travail d'indifférenciation est produit, en particulier par les costumes.

Clélia ANFRAY : Le parallèle est d'autant plus justifié que lors de la mise en scène de 1832, la Comédie-Française a réutilisé des costumes de la mise en scène de 1829 du drame de Dumas.

Sylvie VIELLEDENT : Je voudrais aussi saluer la performance d’acteur de Denis Lavant (Ligier s’en est rendu compte en 1832 : le rôle de Triboulet est épuisant), même si à mon sens on ne perçoit pas assez le contraste entre les moments pathétiques et les moments grotesques.

François RANCILLAC : Je peux malheureusement être d’accord avec vous. Denis Lavant est un très grand acteur, qui se donne à 120%, mais il a du mal parfois, pour cette raison même, à jouer « en creux », à laisser la place au spectateur d’aller vers lui pour imaginer et ressentir l’émotion de son personnage.  Hier, par exemple, il a beaucoup baissé son régime, et c'était du coup bouleversant.

Guy ROSA : Des écarts énormes existent d’une représentation à une autre. Dans celle à laquelle j’ai assisté Denis Lavant m’a semblé massacrer le spectacle. Il écrase, déséquilibre, tire la couverture à lui ; il en fait trop. On a l’impression qu’il ne joue pas la même pièce que les autres. Il cabotine. On finit même par ne plus comprendre les phrases, tant elles sont surchargées d’effets vocaux (voix haute/basse, grave/aiguë, « posée » en avant ou en arrière, articulation changeante et allant jusqu’au bord de la vulgarité et tout cela non pas d’une scène à l’autre mais d’une phrase à la suivante, voire d’un mot). Il faut l’empêcher de nuire.

Claude MILLET : J’ai vu une autre représentation et j’ai été éblouie et bouleversée par ce Triboulet, personnage qui demande par nature de l’histrionisme, du cabotinage. C’est un personnage taillé à la serpe, sans déclivité progressive. Quand il est devant le sac, il y a des effets d’écroulement du personnage, d’affaissement, de fragilité. Il a simplement mal. J’ai trouvé cela magnifique. Le clou, c’est le moment d’effondrement, à la fin, avec la bouche ouverte comme dans un tableau de Bacon, montrant la tête de mort qui rit – je songe évidemment sur ce point aux analyses d'Anne Ubersfeld.

Guy ROSA : Le problème avec ce Triboulet, c’est qu’il n’y a pas de distinction entre le Triboulet public et le Triboulet privé.

Clélia ANFRAY : Oui, le problème, c’est qu’il cabotine encore quand il passe la porte de la cour pour se retrouver chez lui.

François RANCILLAC : Ce n’est pas le même homme, et en même temps c'est le même. Il essaie de se fabriquer une autre personnalité auprès de Blanche, mais il n’y arrive pas, la peur et la violence du bouffon le rattrape toujours. Car, même près de sa fille, il est intégralement dans le mensonge, dans le déni de soi (sa monstruosité, et son métier de bouffon, qu’il tente de cacher à sa fille). Il aimerait se scinder en deux, laisser sa défroque de bouffon sur le seuil de sa porte. Mais le monde extérieur, le Louvre lui colle à la peau, s’immisce avec lui dans sa maison, le hante (d’où le combat intérieur qu’il doit mener contre ces démons avant de retrouver Blanche, dans son monologue de l’acte II).

Clélia ANFRAY : On pourrait supposer qu’il joue à la cour et qu'il arrive à être soi-même avec Blanche…

François RANCILLAC : "Etre soi-même" n’a pas beaucoup de sens pour moi : on joue toujours des rôles… Même seul face à soi-même ou à son miroir, on se raconte des histoires, non ? Si j'ai engagé Denis Lavant, c’est qu’il était pour moi un des très rares acteurs à pouvoir assumer la face monstrueuse et la face bouleversante de ce rôle énorme et complexe qu’est Triboulet. Entre ces deux faces, c’est un combat, pas une alternance.

Claude MILLET : C’est un peu la même chose dans Lucrèce Borgia. Dans la préface de Hugo, Lucrèce, c’est un tyran et en même temps la mère pure ; Triboulet, c’est la paternité associée à un monde idéal, qui serait la face lumineuse du personnage du bouffon. Or Triboulet et Lucrèce sont aussi  un père et une mère abusifs, et incestueux. Ce sont des monstres aussi par ce qui les rattache à un idéal de pureté sublime, le rapport qu'ils ont à leur enfant respectif. Le texte est plus compliqué, plus riche que la préface.

Sophie LUCET : Mais il y a un intertexte comique qui joue et rend pour une part lisible cette complexité : on voit Arnolphe quand Triboulet est avec Blanche.

Clélia ANFRAY : Cette ambivalence est une constante : en 1833 dans Marie Tudor, Gilbert veut épouser Jane, sa propre fille adoptive.

Pierre GEORGEL : Léopoldine a alors huit ans. Victor Hugo découvre ce qu’est la volonté d’une petite fille. Elle va finir par lui imposer un mari dont il ne veut pas. Dans le décalage entre la négativité du personnage et la lecture idéalisée que propose le discours d'escorte, il y a sans doute pour lui  une façon de se protéger de l'image de lui-même qu’il délivre dans Le Roi s’amuse.

François RANCILLAC : Ce qui est fascinant chez Victor Hugo, c’est que deux mondes se regardent. Le monstre Triboulet renvoie aux autres leur propre monstruosité. Même Blanche est à sa manière monstrueuse : elle est amoureuse de l'homme qui l'a violée. La victime s'éprend de son bourreau.

Sylvie VIELLEDENT : C’est le syndrome de Stockholm...

François RANCILLAC : Qu’est-ce qui fait qu’on peut se faire autant de mal à soi-même ? En Blanche, il y a quelqu’un qui n'est pas très "sain"…

Sylvie VIELLEDENT : Cela ne fait pas de Blanche un monstre.

Guy ROSA : Et François Ier ne la viole pas ; Hugo se mettait déjà au bord de l’interdiction sans cela, il n’allait pas la justifier d’avance.

Pierre GEORGEL : Certes, on ne sait pas exactement ce qui se passe dans la chambre. Elle en sort en larmes, envahie de honte et explicitement dépucelée, mais sans que cela implique la violence d’un viol – dont d’ailleurs elle n’accuse nullement le Roi.

Yvette PARENT : Et elle se suicidera. Car elle n’a plus rien. La psychanalyse peut nous aider à analyser la pièce. Élevée par un père qui l’a séquestrée, au moment où elle croit qu’elle va échapper à l’emprise de son père, elle tombe sur le père suprême, le Roi, et elle se retrouve donc avec deux pères : un inefficace et un autre avec qui elle couche, inceste intéressant. Mais les gens ont ri le jour où j’étais présente quand Triboulet est tombé sur le corps de sa fille…

François RANCILLAC : J’ai un peu lu Freud aussi… Blanche n’a rien pour se construire, même pas un nom de famille. Elle est comme une coquille vide. Les deux hommes qu’elle a aimés le plus au monde l’ont trahie. Enfermée, séquestrée, le suicide, pour elle, c’est la seule façon de répondre, d’échapper à la contradiction entre son amour et la violence qui lui est faite.

Pierre GEORGEL : C’est un sacrifice, plutôt qu’un suicide. Elle ne fuit pas la vie, elle veut sauver l’homme qu’elle aime.

Vincent WALLEZ : C’est ce qu’elle dit.

Pierre GEORGEL : Elle s’efface, c’est autre chose, comme Gilliatt à la fin des Travailleurs de la mer, ou Gauvain, Quasimodo et tant d’autres dans la fiction hugolienne.

François RANCILLAC : J’appelle cela un suicide, car on se sacrifie pour. Certes, elle va sauver le roi par sa mort, mais lui n’en saura jamais rien. Elle se donne bonne conscience en parant son suicide de l’aura du sacrifice. Mais son geste n’est pas si « pur » que cela, il est bien plus complexe, et donc intéressant. Et puis ce que disent les personnages n’est pas à prendre au pied de la lettre : on ment sur scène comme dans la vie. Sur le plateau, on n’a que des rapports de force, pas de vérité.

Guy ROSA : Chez Racine, pas chez Victor Hugo.

François RANCILLAC : Mais non, chez n’importe quel auteur qui sait ce que c’est qu’être humain...

Guy ROSA : L’être humain ne connaît donc que des rapports de force ?

Claude MILLET : Le suicide de Blanche est un acte d'amour illimité, sublime, où le pardon se fait don de soi, sacrifice.

Vincent WALLEZ : Tous ces personnages, pour pouvoir dire des choses sans retour, doivent se mentir à eux-mêmes. Ce qu'ils font est extrême, déraisonnable. Cela me donne  l’impression d’entendre ce que pourront être plus tard Les Gueux. Ce sont des personnages traversés par des paroles qui ne leur appartiennent pas. Étant moi-même comédien, je mesure combien cela est compliqué à faire entendre.

François RANCILLAC : C’est cette complexité toute humaine qu'il faut travailler, tout en assumant le côté emphatique du texte, très loin du réalisme dans lequel nous baignons aujourd’hui. Nous avons voulu y aller franco avec le personnage de Triboulet pour faire comprendre ce qu’il y a d’étrange, de compliqué, de mauvaise foi chez lui (plus ou moins consciente), de pervers,  bref : de vivant, comme chez nous tous.

Guy ROSA : Dommage que D. Lavant s’acharne à faire oublier les autres acteurs ; il sont bons. Saltabadil est une vraie réussite ; le Roi serait excellent si la  mise en scène n’effaçait pas sa prestance naturelle ; Marot est une bonne trouvaille ; Saint-Vallier serait parfait sans la perruque qui le ridiculise inutilement. Blanche, à la fin, dit le texte avec force et simplicité et on ne se pose pas de question. Le texte marche. Tous les grands metteurs en scène de Hugo –Vilar, Vitez, Honoré– l’ont dit : il faut jouer franc-jeu avec Hugo.

Vincent WALLEZ : C’est une affaire de perception. En lisant la pièce, je me suis dit que c’était une pièce impossible à jouer. Or, elle est jouée...    

Claude MILLET : Merci de cette discussion si riche, et surtout merci à François Rancillac de nous avoir consacré généreusement temps et énergie pour éclairer son beau travail de mise en scène.

 Stéphane Arthur

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