[f° 78-85 et 91-92: ensemble de folios abandonnés faisant la description et l'historique de la baie de Portland. Plusieurs éléments en sont repris au chapitre I, i, 1.
f°78. 150/50. Papier et disposition du manuscrit pour ce folio et les suivants. Grand blanc initial. Au coin supérieur droit cette indication "Commencé à Bruxelles, place des Barricades", le reste non lu, est identique à celle du f° 5 du ms. Elle peut avoir été ajoutée, ici comme au f° 5 du ms, à un moment quelconque de la rédaction. Elle contredit le numéro de chapitre qui suit mais celui-ci peut avoir été modifié de "I" en "II" et l'affectation des numéros de chapitre est, en règle générale, tardive, en tout cas postérieure à la rédaction. Ces textes, pour une bonne part, réécrivent ceux des folios 88-90]
La baie de Portland est remarquable par sa muraille de roches déchiquetées avec symétrie ["est remarquable..." corrige autant de mots où l'on distingue "d'anses" et, à la fin, "particuliers."]. Les angles rentrants et les angles saillants y sont à vive arête ; le flot les émousse à peine, et ils gardent leur configuration polyédrique ["configuration..." est atteint après plusieurs corrections: "dessin géométrique" corrigé en "correction géométrique", corrigé en "carrure rectiligne"] en dépit de la mer. L'Angleterre, — Albion, — est un morceau de craie. Cette craie n'est nulle part plus visible ["et plus à nu" barré] que dans la baie de Portland. Vers la pointe, où est le phare, toute la côte est une longue cassure blanche, avec quelques anfractuosités vertes au sommet, qui sont de la moisissure, c'est-à-dire du gazon. Rien de plus riant l'été. L'hiver [ajouté] rien de plus morose [corrige "mélancolique" qui corrige "funèbre" qui corrige "rechigné"] ["l'hiver" barré]. La mer abonde toujours dans le sens de la saison ; à l'été plein d'aube, de rayons et d'étoiles, elle offre un miroir ; ["à l'été...": ajouté] ["au printemps, elle ajoute l'azur," barré] à l'hiver elle ajoute la tempête. En juin, le gazon des falaises de Portland fourmille de fleurs ; en décembre, cette rive, que le flux et le reflux dissèquent, vaguement entrevue sous la buée marine ["la buée..." corrige "les brumes"], prolonge dans l'écume ses blêmes vertèbres, sur lesquelles tombe un linceul de pluie.
Dans la saison des brouillards, quand la brume prend possession du golfe ["prend..." corrige "est dans la baie"] de Portland, c'est un véritable endroit pour les mélancoliques. La tristesse y est à souhait. ["C'est un véritable..." corrige "rien n'est plus [variantes: "pas d'aspect" et "pas de +"] plus mélancolique."] L'humidité froide [corrige "Elle"] est là pour longtemps. La brume, cette exsudation de l'hiver, est tenace dans cette [en sc. sur "une"(?)] baie ; elle semble s'y plaire ; elle adhère aux falaises que sa lividité [corrige "blancheur"] molle continue. C'est du spleen dissous qui flotte. Tout le paysage est pleureur [corrige +] . [phrase ajoutée] On préférerait l'ouragan. ["Le maussade est plus triste que le lugubre." barré et déplacé] La tempête est une colère ; la brume est une bouderie. Le maussade est plus triste que le lugubre. [paragraphe en addition]
["Des falaises de Portland, mises en exploitation depuis le commencement du dix-neuvième siècle, on fait du ciment; ["Des falaises..." corrige "Avec cette craie des falaises de Portland, ["qu'ailleurs" barré en correction cursive] on fait du ciment;"] manipulation [en sc. sur "exploitation"] utile qui, ["depuis cinquante ans" barré] enrichit le pays et défigure la baie. Telle qu'elle est aujourd'hui, cette baie est encore admirable et étrange. La": paragraphe encadré et barré à gros traits. Il se poursuit au folio 80 ci-après et est repris et développé au folio 79, intercalé.]
[f° 79. 150/51. Folio intercalé] Le sud maritime de l'Angleterre a longtemps gardé, même en pleine civilisation, l'aspect acariâtre et rébarbatif des vieux temps bretons. Portland est resté un lieu obscur, et presque un lieu inconnu, jusqu'au jour où il a donné le nom de comte à William Bentinek, premier gentilhomme de la chambre du roi Guillaume III ["III" oublié et ajouté] et ambassadeur extraordinaire après la paix de Ryswyck. Mais, tout en devenant pairie, Portland est demeuré solitude [corrige "farouche"]. Au dix-septième siècle, cette solitude était farouche. [phrase ajoutée] [faux départ: "Au dix-septième on parlait encore ["on parlait..." barré] siècle"] Dans [en sc. sur "dans"] les rares hameaux de la côte, à Birtport par exemple, village de fileurs de chanvre et de faiseurs de câbles, on parlait encore cette antique langue perdue à laquelle appartiennent ces deux mots signifiant habitants des eaux, dont, à travers le latin de César, nous avons fait « les Durotriges ». Aux environs, l'océan se retirant peu à peu, çà et là, de certains points du rivage, il y avait d'anciens [en sc. sur "de vieux"] ports ["morts" barré en correction cursive] qui mouraient de cette retraite de la mer, entr'autres Warcham, ville [ajouté] qui avait battu monnaie sous Guillaume le Conquérant, et qui maintenant agonisait, quoique baignée par deux rivières, la Frome au sud et la Piddle au nord. Dorchester était démantelée; son Maiden-Castle passait pour hanté par les ["hanté..." corrige "peuplé de"] fées et les [en sc. sur "de"] dames blanches, et quant à sa voie romaine, on n'y marchait point, le peuple la croyant pavée par les diables. Le beau château de Lulworth n'existait pas, ni ses pelouses où galopent les daims et les biches, ni son parc plein de gibier. On rencontrait par moments des vestiges des vieux siècles, appartenant aux saxons qui étaient sauvages ou aux danois qui étaient barbares. [début d'une longue addition] Dans l'intérieur des terres, se dressaient parmi les broussailles, comme des affleurements de roches, les ruines des [+ barré] caïrs, ces mystérieuses cités primitives, masses parfois extraordinaires, comme celles de Silcester, la Palanquè bretonne, qui avait une lieue de tour [", qui avait...' ajouté] . Les traditions [corrige plusieurs variantes abandonnées] abondaient ; chaque courbure du Test, du Wey, ou de l'Itching avait son histoire [corrige "sa tradition"]. La table ronde d'Artur était à Winchester, qui est la vieille Gwent. Aux alentours de la Blackwater, la pousse du blé était gênée par de larges carreaux de granit [corrige "pierre"], qui étaient les anciennes rues dallées du roi Kenelwalch; on en retrouvait les embranchements ;[phrase ajoutée] [faux départ: "on montrait la"] on pouvait voir dans un champ un tronçon d'édifice déformé [corrige "fruste"] qui avait été la Monnaie à six boutiques des rois du West-Sex ; il y avait trace du sentier par où avait passé le faux cercueil de l'impératrice Mahaut, faisant la guerre au roi Etienne. Comme aujourd'hui dans l'Amérique du Nord défrichée, telle campagne nue portait un nom de forêt, ainsi une plaine s'appelait des hêtres, «Bucken», ["vieux" barré] mot saxon fruste, encore distinct dans Buckhold [variante sans choix: "Buckholt"]. Les gros chênes de Vindugladia avaient leurs racines dans un encombrement de blocs sculptés [corrige "pierres sculptées"]. La reine Cuthbarghe revenait, voilée, dans le cloître sans voûte de Winbuenminster. Aux légendes immémoriales se joignaient les légendes récentes. Le 20 juin 1653, [faux départ: "il était tombé"] à Pool, hameau de pêcheurs dont le havre [corrige "port"] a quatre marées par jour, il était tombé une pluie de sang ; ce sang était chaud, et fumait. De là des superstitions ; une foule de petites terreurs [corrige "craintes"] locales ; ici la crainte d'une pierre [corrige "roche"(?)] debout dans un hallier ; là l'effroi d'une cloche dont on ne voyait pas le clocher. Ces peurs faisaient la solitude. ["Dans l'intérieur des terres...": addition] Purbeck, la presqu'île de marbre, était inhabitée. De Purbeck à Portland, tout le pays, sans cesse balayé, on pourrait dire râpé par le vent de mer, était une lande déserte.
Ce pays fauve était magnifique.
["Les falaises de Portland ont été découvertes par les carriers et les plâtriers au commencement du dix-neuvième siècle. [faux départ: "Aujou"] Maintenant avec cette craie, on fait du ciment, exploitation utile qui enrichit le pays et défigure la baie. Telle qu'elle est à cette heure [corrige "aujourd'hui"] , cette baie est encore admirable et étrange. La" : paragraphe encadré et barré à grands traits, repris en I, 1, 1, f° 37.]
[f° 80. 150/52. Prend initialement la suite du f° 78] La [ajouté] formation géologique de Portland, vaste alluvion où le déluge a laissé des tours et des bastions tout dessinés, a par endroits un tel aspect [correction abandonnée: "une telle figure"] de citadelle et de forteresse que les soldats aujourd'hui [ajouté] en garnison sur ces crêtes, y ont, pour compléter le trompe-l'oeil, ajouté des créneaux.
La [en sc. sur "Cette"] grande architecture naturelle que nous appelons montagne en plaine et littoral en mer ["montagnes..." corrige "le littoral"], est extraordinaire en Angleterre. Le littoral c'est le rempart de la terre construit [corrige "façonné"] par l'océan avec le granit pour matière première et l'eau pour outil. L'Angleterre semble voulue de toute éternité tant elle est bien bâtie dans la mer et par la mer.
Selon la roche, cette architecture varie. Un des plus curieux spécimens de la construction océanique, c'est cette [corrige "la"] baie de Portland. La pierre dont est fait ce profond golfe ["ce profond..." corrige "cette baie"] n'est pas pour la mer une pierre commode à manier. Les vagues [faux départ: "ont beau"] y travaillent [en sc. sur "travailler"] sans cesse ; [corrige virgule] mais [ajouté] cette pierre leur résiste et ne se laisse point pétrir. Rien de persévérant [corrige "d'opiniâtre"] comme la houle, rien de persistant [corrige "réfractaire"] comme le rocher. De là ces monstrueux chefs-d'oeuvre pleins d'infini où l'océan dépense ses flots et l'éternité ses siècles.
Le granit est souvent irréductible, et il ne faut pas croire que l'océan vienne en toujours à bout ; telle ["pierre" barré en correction cursive] roche, immergée au large sous l'écume ["sous l'écume" ajouté] depuis des millions d'années ["des millions..." corrige "le commencement du monde"], a encore à cette heure sa forme primitive, et la maintient [corrige "garde"], quelle que soit la puissance de la goutte d'eau.
L'angle droit domine dans la baie de
Portland. La falaise [corrige "pierre"] de Portland est bizarre, tant
elle est correcte. Dans l'océan le régulier est singulier. Cette falaise [corrige "pierre"] ne se
laisse imposer par le flot aucune forme de caprice. Elle a en elle une
géométrie
que la mer dégage, mais ne modifie pas. Les coups d'équinoxe, les paquets de mer, ["les lames," barré] les
remous,
les ressacs, peuvent entamer cette roche, non la sculpter.
Les lames viennent avec leur scie, le flot vient avec son marteau ; peines
perdues. La pierre de Portland livre
ses blocs et garde [f° 81. 150/53] ses lignes. Le flot, en désagrégeant ce qu'elle
a de friable, ne fait que mettre à nu ce qu'elle a d'éternel. Il
débarrasse de leur gangue ses rectangles latents et ses
parallélismes mystérieux [corrige "symétries mystérieuses"]. Il évide et livre au regard ["livre..." corrige "rend visibles"] les édifices prémédités ["contenus dans cette masse" barré en correction cursive] et ignorés [en sc. sur "inconnus"], contenus dans cette masse. Ce qui est pâte se
délaie, ce
qui est ossature se
maintient. [phrase ajoutée] [faux départ: "Ces immuables ép"] Grâce à la goutte d'eau ressaisissant le grain de sable, grâce
à l'onde [corrige "eau"] liquéfiant la pétrification, ces immuables épures
enfouies sortent de la vase durcie du déluge, redevenue boue de l'océan. Elles sont intactes et vierges ; elles ont le neuf de
l'éternité. Ces édifices sont tous du même ordre ; leur mathématique est imperturbable ;
on y sent une équerre inconnue ; là est presque visible l'immense fil à
plomb que tient la main
secrète. Les torsions, il y en a, révèlent des cataclysmes ; pour la moindre
obliquité il a fallu un tremblement de terre. Dans toutes les mers et sur
tous les points de la circumnavigation, on trouve de ces bâtisses exactes,
profond ouvrage [corrige "travail"] du flot ; car si dans l'océan il y
a un Piranèse [en sc. sur "Michel-Ange"], il y a aussi un Vignole. Seulement c'est un Vignole énorme,
plus étrusque qu'italien, plus pélasgique qu'étrusque, et plus égyptien que
pélasgique. Ces colonnades, ["ces étraves" barré] ces frontons, ces
entablements façonnés par l'écume,
étonnent. Une cathédrale gothique surprend moins, sortant de la mer,
qu'un temple grec. La baie de ["La baie de" ajouté] Douarnenez, avec ses pignons, ses flèches et
ses ogives, est moins extraordinaire que la baie de ["la baie de" ajouté] Portland avec ses étraves [corrige "pieds-droits"] et ses architraves.
Depuis qu'on exploite la baie en ciment dit romain, beaucoup de ces chefs-d'oeuvre calcaires de Portland ont disparu, mais à mesure qu'on les démolit [corrige "détruit"], la mer les reconstruit [corrige "refait"]. Le propre de l'océan, c'est de ne pas discontinuer. Le flot recommence partout sur cette côte le même affouillement et le même édifice. Le refaire lui est facile, le varier lui est impossible. Cette roche, nous venons de le dire, est réfractaire. On croirait qu'elle sa volonté. [f° 82. 150/54] La marée a beau s'efforcer, la vague a beau être diverse, le flot, cet architecte ["cet architecte" corrige "fouilleur"] de labyrinthe, a beau vouloir forer [en sc. sur "trouer"], au pied de la muraille du golfe, ["au pied..." corrige "dans ["la falaise " barré en correction cursive] dans le soubassement des falaises", repris plus bas] des trous utiles aux bêtes, et des en-cas de refuge [à hauteur de cette ligne, en marge, cette note au crayon: "retrancher peut-être ce qui est entre les accolades au crayon", mais on ne voit aucune accolade au crayon] aux pauvres squales polaires fourvoyés parfois trop au sud, quoi que fasse l'océan, il ne réussit qu'à creuser dans le soubassement des falaises des espèces de chambres à pans droits ["à pans..." corrige "carrées"], à plafonds irréprochables [corrige "rectangulaires"], à piliers carrés ou ronds, cryptes ninivites [corrige "thébaines"] plutôt que cavernes marines, moins antres que palais, et plus semblables à des sépulcres de rois qu'à des repaires de monstres.
Au reste, quel que soit le style de l'architecture de l'océan, qu'elle soit régulière [corrige "logique et grave"] ou qu'elle soit fantasque, qu'elle semble avoir [corrige "subir"] une loi ou qu'elle semble les violer toutes, elle effraie en même temps qu'elle étonne ; elle déconcerte surtout. ["elle effraie..." corrige "l'épouvante [en sc. sur "l'effroi"] y + + l'horreur, c'est la condition de sa grandeur."] On se tromperait si l'on attendait de la fréquentation de la mer ["la fréquentation..." corrige "cette contemplation et de cette étude"] autre chose qu'une sorte de plaisir terrible. L'inattendu dans la plénitude choque, et c'est là toute la mer.
Point de sobriété. Aucune modération. Quiconque n'aime pas l'exagération doit éviter l'océan. Les imaginations moyennes sont malmenées par ce gouffre. L'océan manque absolument de mesure et de ce que nous nommons le goût. ["Au reste...": addition. Elle se substitue à "Toute cette nature marine est exorbitante et fait violence à l'esprit. Quiconque n'aime pas l'exagération doit éviter l'océan. Les imaginations moyennes sont malmenées par ce gouffre. L'océan manque absolument de mesure et de ce que nous nommons le gout. ["On sait que ses beautés font vomir." addition abandonnée] Il [corrige "L'océan"] donne à chaque instant dans le gigantesque. Pas de sobriété. Il y a de la convulsion dans la vague. ["Il donne à chaque...": addition; elle se substitue à "Il + + archipel ou un promontoire comme Michel-Ange une statue. Aucune modération."] "] Une certaine folie est mêlée aux grands paysages de la mer. C'est l'abrupt dans l'inconsistant. Ils sont peut-être magnifiques, mais ils ne sont pas sages. L'océan touche un archipel ou un promontoire comme Michel-Ange une statue. C'est plutôt une secousse [corrige "un choc"] qu'un contact. Son baiser mord. [faux départ d'une addition: "C'est presque"] Partout le coup d'ongle du lion ; partout le coup de pouce du géant [corrige "Titan"]. On ne sait quoi d'amer qui est épars. Des beautés qui font vomir. ["On ne sait..." substitué à "De ces constructions sort ce que les uns appellent le sublime et ce que les autres appellent l'extravagant." qui est repris plus bas. Au coin inférieur gauche du folio, cette idée est reprise, sous un autre ton, dans cette note: "Vous êtes en mer: admirez, et [variante sans choix: "mais"] vomissez."] L'océan trouble toutes les lignes, désagrège toutes les symétries, complique ["tous les niveaux" barré] de révolte et de dislocation tous les niveaux [ces trois mots ajoutés], et remplace ["toutes les beautés +, toutes les graces réglées," barré] les nuances, les cadences, les gammes paisibles, les musiques discrètes par une harmonie à lui qui se compose de chaos. Son plain-chant formidable efface et noie tout autre bruit. Effusion souveraine et terrible ; excès de nuages, de souffles, d'écume, de caprice, de liberté ; perpétuels manques [corrige "manques perpétuels"] de respect à l'ordre. La mer [corrige "L'océan"] disproportionne tout. S'il était possible que Théramène lui confiât [variante sans choix: "eût l'imprudence de lui confier"] son monstre, l'océan en ferait quelque chose de très désagréable. Une plaine dont l'océan s'empare doit renoncer à être plate ; elle devient le Zuyderzée. Une ondulation de tempête la tourmente à jamais. La mer déraisonne. [addition abandonnée: "+ les beautés font vomir."] De cette brutalité sort ce que les uns appellent le sublime et les autres l'extravagant.
[f° 83. 150/55. Deux traits d'interruption. La rédaction initiale commence à "par quelque gigantesque mâchoire..." qui ne prend pas la suite du folio précédent.]
Dans cette falaise de Portland, travaillée sans relâche ["de Portland..." corrige ", ainsi travaillée" qui est réécrit au crayon et devient variante sans choix] par les marées et les tempêtes, mille échancrures découpent des havres étroits, diminutifs du golfe. [phrase ajoutéee] Ces havres, enclos [corrige "murés"] d'escarpements, sont tentants et perfides. Ils ont une forme d'alvéole. La côte calcaire semble ["Ces hâvres...": addition à la suite de l'addition qui précède, mais d'une autre écriture et d'une autre écriture aussi que la suivante] avoir été mordue çà et là ["avoir été...": addition marginale; elle assure le raccord avec la rédaction initiale qui commence ici] par quelque gigantesque mâchoire à dents carrées ; ces dents ont laissé leur entaille ; chaque entaille est une crique.
Criques plutôt de refuge pour les poissons que pour les barques. Et encore les poissons y seraient-ils fort mal à l'aise quand le vent vient mettre sa bouche dans le goulet, et souffle. Alors la houle s'engouffre dans l'étroite fente, la rafale s'efforce, l'enflure de la vague se précipite, le flot donne l'assaut au rocher, ["le flot...": ajouté] et toute la crique n'est plus qu'un baquet de bave. Malheur à qui flânerait là ! Au repos ces petits havres sont charmants.
[Trait d'interruption]
On n'y vient pas de terre ; les sentiers manquent ; pourtant les chercheurs d'oeufs [corrige "dénicheurs d'oiseaux"], les chevriers, et les passants aventuriers, finissent toujours par trouver dans le rocher [pluriel corrigé] quelque casse-cou en zigzag qui les mène dans ces recoins. Qui y vient de la mer croit entrer dans une rue et se trouve dans une impasse. Des deux côtés et au fond la roche à pic. Quelques-unes de ces criques n'ont pas de plage. La roche, de toutes parts verticale, revêtue de varech à hauteur de marée, plonge net dans l'eau, sans transition et sans complaisance. Soyez oiseau ou poisson. Cette roche, toute perpendiculaire, droite, blanche, lisse, est [ajouté] percée de trous pareils à des lucarnes où nichent les goëlands, et rayée ["et rayée" corrige +] de stries horizontales qui semblent marquer des étages [", plutôt muraille que falaise, plutôt façade que brisant, donne on ne sait quel air bâti et voulu à ces étranges culs-de-sac de la mer" barré] .
Pas de lieu plus
désert et l'on dirait des maisons. [Trait d'interruption] Tels sont ces étranges culs-de-sac de
la mer. [phrase ajoutée]
[f° 84. 150/56. Mise au net du f° 90.] Sitôt mai arrivé, dès que le tardif printemps anglais commence à poindre, cette baie de Portland, ouverte aux souffles du sud, s'emplit d'hirondelles, de martinets et de grimpereaux. En même temps, dans les anses solitaires du golfe, les hauts pans de roche, les larges tables calcaires inclinées et fendues, se hérissent gracieusement de toutes sortes de folles broussailles semant des parfums sur la mer à chaque secousse du vent. Ce ne sont que des ronces, mais quoi de plus beau qu'une ronce au printemps ! La ronce, comme la fille, a la beauté du diable. Jeunesse, tout est dans ce mot ; aurore, tout est dans ce rayon. Au milieu de ces écroulements et de ces blocs, éclate une débauche [en sc. sur +] de germination sauvagement gaie. Bouquets partout. Toutes les façades des brisants se pavoisent. Les bourgeons des arbustes, les frondes des fougères, les rondeurs veloutées des mousses, les feuilles de drap des bouillons blancs, les cochliarias, les digitales, les aubépines, les pistils, les pétales, les étamines, les entrecroisements de branches, apparaissent, confusément mêlés au soleil, [", confusément..." : correction abandonnée, pour la ponctuation: "confusément, mêlés au soleil, "] sur les surplombs inaccessibles de la falaise. Pas une ride de la pierre qui n'ait son petit arbre ; pas une lézarde qui n'ait sa touffe, espèce de forêt naine.
D'une anfractuosité à l'autre un rameau pend, un branchage monte, une vrille s'accroche, un noeud s'ébauche, un mariage se contracte. Les pousses nouvelles se cherchent, les lianes s'entraident, les éclosions se caressent, les floraisons se félicitent, les végétations fraternisent. Tout ce frissonnant petit monde se salue au vent. Les [f° 85. 150/57. Le texte, qui continue la mise au net du folio 90, est écrit sur un morceau de papier légèrement plus petit que la feuille et collé sur elle. La découpe inférieure traverse une ligne d'écriture dont subsistent quelques parties hautes. Ce morceau de papier a été coupé dans le folio 91 qui achève la mise au net du folio 90] fissures regorgent de verdure ; une épaisseur heureuse se forme ; toutes sortes d'enchevêtrements frémissants d'exfoliations [corrige "de nodosités"], de ramures et de feuillages, gardent la fraîcheur et conservent l'ombre sous des transparences superposées. Aucune escalade à craindre ; pas de trouble-fête possible ; l'escarpement sauve le jardin, le précipice défend l'oasis; les rocs disproportionnés, les hauts promontoires, les vastes écueils, toutes les choses démesurées de la mer mettent leur grandeur au service de cette grâce ; le printemps rassuré s'épanouit dans leur abîme ; une variété de plantes et d'herbes à remplir un dictionnaire de botanique germe pêle-mêle dans les rochers monstrueux, croît, verdit, se dore, s'empourpre, rit, embaume ; et cela fait, sous la protection majestueuse de ces colosses, des asiles en fleur, des lieux de rêve [corrige +], des retraites, des cachettes, des demeures confiantes et tremblantes, des cavernes de roses, de ravissants petits fouillis habitables où il semble que doivent venir se blottir les anges, quand les oiseaux découchent.
[f° 91. 150/29. Papier et disposition du manuscrit. Le quart supérieur droit de la feuille est découpé: c'est lui qui, collé sur une feuille normale, constitue le f° 85 ci-dessus, mise au net du folio 90 de "les fissures regorgent de verdure. ..." à "...quand les oiseaux découchent." Le texte au bas du folio 91 est la mise au net du bas du folio 90 et donc la suite du folio 85. Au coin supérieur gauche, d'une autre écriture que le texte: "A intercaler dans l'Archipel de la Manche"]
Jusqu'au commencement de ce siècle, une complication se mêlait à ce paysage. L'homme avait jugé à propos d'accentuer cette nature par des potences.
De distance en distance, tout le long de la côte, se dressaient, noirs sur le ciel, des poteaux de quarante pieds de haut, ayant à leur cîme une solive transversale, ressemblante [variante: "ressemblant"] à un bras tendu. Ce bras tendu portait une chaîne à laquelle pendait, au milieu d'un tournoiement de corbeaux, un contrebandier goudronné.
Quoi de plus simple, le marchand veut vendre, il vend d'autant mieux que l'acheteur est contraint, l'acheteur est d'autant mieux contraint qu'il n'a pas le choix, pour lui ôter le choix, on barre le passage aux marchandises d'autrui, si elles passent furtivement, [f° 92. cote non remplie. Papier et disposition du manuscrit. L'écriture fait considérer ce folio plutôt comme la suite du f° 90 que du f° 91 ci-après, mais sa mise au net aurait été superflue.] on appelle cela contrebande, et l'on prépare un noeud coulant; cependant les grands golfes déserts s'offrent aux aventuriers, affamés parfois, et qui ont besoin, eux aussi, de nourrir leurs femmes et leurs enfants ["eux aussi..." corrige "de vivre"]; il y a là des havres secrets où l'on peut débarquer la nuit des ballots sans être vu ; ces solitudes invitent au risque ; la tentation opère, le contrebandier se hasarde, la loi le happe ; et c'est ainsi que la grande création [corrige "nature"] mystérieuse, les dunes, les falaises, les caps ["les dunes..." corrige "les promontoires"] couverts de nuées, le déroulement éternel des nappes d'écume sur les plages ["le déroulement..." corrige "les + d'écume"] , les magnifiques tumultes de la mer, les brises, les vagues, les nuits étoilées, aboutissent à des pendus.
Mécanisme ingénieux. [paragraphe ajouté]
L'extraction du gibet faite de toute chose, c'est là un des talents de l'homme vivant en société.
Quant au goudron sur le squelette, c'est de l'humanité. Un pendu s'use, et on le vernit pour n'avoir pas à le renouveler trop souvent. [la formule est reprise en I, 1, 6, f° 57]
[Trait d'interruption]
Du reste, cet exemple, donné par l'Angleterre, était suivi dans l'archipel de la Manche. Les petites îles copiaient la grande. Guernesey avait sa Roque-Patibulaire; Jersey avait son Mont-aux-Pendus. Tout marquis veut avoir des pages.